Un emportement pour la liberté nourri de conscience historique

À Ernest Duhaime, autre figure de liberté

Depuis La ligne du risque que j’ai lu il y a quelque quarante ans et lors de la lecture de la Dernière et la première heure et de Génocide en douce, j’ai constamment eu l’impression que Pierre Vadeboncoeur savait par intuition ce que le travail historique m’apprenait « laborieusement ». Au fil des ans, j’ai compris qu’il avait mis des mots, qu’il avait donné des significations à des moments, à des phénomènes. Je connaissais certes « l’idéalisme », la propension à l’abstraction de la pensée canadienne-française, mais ce qu’il appelait « l’irréalisme » de notre culture suggérait une passerelle vers un goût nouveau pour le « réel », pour une modernité qui serait une mise à jour par rapport au temps de l’après-guerre. C’était une autre « intuition » de génie que d’opposer Groulx et Borduas en exergue à La ligne du risque. Tout – ou presque – était dit du changement qui s’opérait, de l’amont et de l’aval en pointillé. Ses intuitions furent, pour l’historien, de constants rappels au défi de ne jamais oublier la recherche impérative des significations.

 

Sa longue vie n’explique pas entièrement son sens de l’histoire ; si sa trajectoire personnelle, affective et intellectuelle commence dans les années 1930, sa conscience historique québécoise remonte au 18e siècle et sa volonté de donner de la profondeur au temps court de l’expérience québécoise lui a fait explorer le sens du Moyen Âge et de la Renaissance pour le Québec. C’est d’abord aux carrefours des temps que nous nous sommes rencontrés, dans ses livres et dans sa fréquentation plus assidue, ces trois dernières années.

Sa conscience historique me semble venir de son sens aigu de la construction de sa propre souveraineté comme individu, du fait qu’il ait nommé ses présents successifs dans la forme spécifique d’écriture qu’est l’essai et qu’il ait choisi le combat syndical, qui me semble lui avoir donné sa singularité d’homme, de penseur et d’écrivain[1]. Pierre Vadeboncoeur aura été le rappel que la souveraineté collective, nationale n’est possible que chez des citoyens souverains, d’abord individuellement autonomes. La conquête de la souveraineté passe par un sens de l’itinéraire personnel et politique. Quand on a lu Vadeboncoeur, on voit clairement son sens de l’évolution, du jeune homme confronté à une profonde dépression au syndicaliste qui contribue et à Cité libre et à Parti Pris, du fédéraliste momentané sous Duplessis au souverainiste, du démocrate au socialiste. Il faut, pour comprendre globalement Pierre Vadeboncoeur, imaginer un Saint-Denys Garneau dans le syndicalisme.

Pierre Vadeboncoeur n’a écrit que de la prose d’idées, de l’essai, genre qui ressemble à l’écran radar de soi-même, où l’on se place au fil des jours devant soi pour connaître les repères d’un homme en navigation. L’essayiste Vadeboncoeur aura cherché à baliser, sur plus d’un demi-siècle, son propre voyage et celui de ses semblables. Il aura identifié les hauts-fonds, les rétrécissements du cours de l’Histoire, les ensablements. Une telle navigation oblige à comprendre pourquoi et comment on peut, on doit continuer. L’œuvre de Pierre Vadeboncoeur aura été pour moi la meilleure identification des nœuds de l’histoire affective, intellectuelle et politique du Québec. Des nœuds et des dénouements possibles.

Passer par l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur m’aura appris à moi, philosophe et historien de formation et littéraire d’adoption que l’histoire intellectuelle du Québec, de la Crise à la Révolution tranquille, a tout à gagner à passer par la connaissance des essayistes, ceux par exemple, que Claude Hurtubise avait réunis dans sa collection « Constantes ». Non seulement ceux qui s’essaient ont-ils tout de l’éclaireur qui devance la troupe, mais leur souci de la langue les oblige à une formulation de leur pensée qui les projette sans repos vers un prochain sommet ou vers une vallée. Ma conviction qu’il y a dans l’essai québécois d’après-guerre une voie royale des débats d’idées est telle que ma datation du changement qui s’opère autour de 1960 sera fonction de la nomination d’une clôture par ces essayistes. C’est à eux, ceux qui ont mis les mots sur les nœuds, les blocages, les aspirations, que je me fie pour comprendre quand la trajectoire des idées monte et tombe. Pierre Vadeboncoeur est de ceux-là, et pour moi un premier de cordée.

Le sens de l’histoire me semble, enfin, être venu à Pierre Vadeboncoeur de son engagement dans la CTCC/CSN, dans l’action syndicale qui, on néglige de le voir et de le dire, aura été le fer de lance de l’opposition à Duplessis et à ce qu’il personnifiait, et dans une action syndicale « catholique » qui, depuis 1937 et 1949, aura été le meilleur révélateur de la sortie de piste du Québec des routes secondaires de la tradition.

Au moment où Pierre Vadeboncoeur entre à la CTCC en 1950, il sait par l’expérience de sa famille les effets qu’a eus la Grande Crise sur son milieu ; il a cherché sa voie pendant une dizaine d’années, voie qui ne pouvait pas être, tous comptes faits, le Droit. Il a lu Refus global. Ses contributions à Cité libre datent de 1951. L’article « La ligne du risque » (1962, donne son titre au recueil de ses essais en 1963). C’est dans ce creuset que se concocte son sens de la critique, de la résistance, du refus, mieux, du risque. Il faut bien voir qu’une décennie de réflexion sur l’idée de refus global le mène à trouver sa propre ligne, qui sera celle du risque, de la recherche d’une « psychologie de l’action » (Cité libre, 1953) à laquelle il pense encore dans un de ses derniers articles inédits (L’Action nationale, 2010) en termes de « culture de l’action ». Sa vie durant il aura cherché la formule pour décrire le type de changement qui lui serait acceptable, qui permettrait de trouver la voie commune de la fraternité, de la solidarité, de la souveraineté.

Analysant les pièges du fédéralisme, le paradoxe de la situation où, après le référendum de 1995, c’est « la partie amorphe de la population [qui] détermine la politique globale de cette population », il explique ainsi le fait que le mouvement souverainiste en soit encore à attendre « le gros de la troupe » : « Nous n’aurons pas su créer un mouvement que sa propre dynamique entraînerait plus loin[2] ». Lui qui avait participé à l’aventure intellectuelle de Cité libre avait trouvé dans le lancement de Parti Pris un exemple réussi de ligne du risque, un exemple de la dynamique de l’action qu’il a cherché sa vie durant : « Ce phénomène est singulier. Ne partir de rien. La liberté faisant son entrée sur une scène où il n’y avait pas de commencement de tragédie, où il n’y avait que misère sans combat ». C’est parce que les choses se sont passées de façon inattendue qu’il y a pu y avoir « sortie de l’ornière » : « On croyait que la liberté ferait d’abord des analyses précises et que, élève appliquée, elle en transcrirait les constatations au propre en vue d’en exécuter tranquillement les conclusions. De là est née l’idée de la politique fonctionnelle [de Pierre Elliott Trudeau, dans Cité libre] et cette conception a fait école. La révolution tranquille a essayé également de faire cela. Mais la liberté a aussi fait autre chose, elle a très tôt décidé de faire autre chose : elle a choisi de procéder par intuition créatrice[3] ».

C’est la liberté qui fait la différence, le sens indéracinable du besoin de liberté qui permettent de rompre l’hésitation et l’indécision, car « aucune révolution, aucun changement radical n’auraient pu avoir lieu dans l’histoire si, au préalable, le succès avait dépendu d’un vote majoritaire. […] Aucun vote populaire n’a précédé la Confédération canadienne elle-même. Du reste, on s’est gardé de le solliciter. Le Canada n’est pas né de la démocratie[4] ».

Je dois à Pierre Vadeboncoeur et à Fernand Dumont d’avoir alimenté mon travail d’historien, d’avoir inspiré sans que je m’en rende toujours compte une histoire des idées au Québec qu’on peut voir en bout de ligne comme une histoire des libertés et de la démocratie au Québec. Vadeboncoeur m’aura appris cette chose essentielle : l’histoire du Québec n’est pas qu’un « Grand Récit » lorsqu’on comprend que sa trame est celle d’un combat, qui fatigue certes le combattant, mais a-t-il d’autre choix ?

Liberté, souveraineté, emportement[5]. Ce me semble être la culture politique que Pierre Vadeboncoeur a essayé de façonner, parce qu’il était porteur d’une conscience historique.

 

 

 

 


 

[1]P. Vadeboncoeur, « Un simple épisode », Perspectives CSN (mars 2010) : 28-29.

[2] P. Vadeboncoeur, « Refus et résistance », L’Action nationale, 100, 2 (février 2010) : 12-13.

[3] P. Vadeboncoeur, « Les solutions et leurs problèmes », dans L’autorité du peuple, Québec, Éditions de l’arc, 1965, p. 129 et 131.

[4] P. Vadeboncoeur, « Refus et résistance », loc. cit. : 14

[5] P. Vadeboncoeur, Une tradition d’emportement. Écrits (1945-1965), choix de textes et présentations par Y. Lamonde et Jonathan Livernois, Sainte-Foy, PUL (« Cultures québécoises »), 2007, 192 pages

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