Un pays à mettre en ondes

Étudiante à la maîtrise en sociologie, Université Laval - rancourt.ml@gmail.com

Les récentes annonces concernant les compressions budgétaires à réaliser au sein du diffuseur public qu’est la Société Radio-Canada (SRC) ont provoqué une relative panique chez plusieurs, dont de fins observateurs des transformations orchestrées au sein de l’institution au cours des dernières décennies1. Des citoyens vigilants et attachés à l’institution ont pris d’assaut les rues de différentes régions du Québec, le 16 novembre dernier, afin de protester contre la dévaluation véritable dont est l’objet Radio-Canada, réclamant pour l’institution les moyens nécessaires au traitement d’une information de qualité, intègre, riche et diversifiée. À revisiter l’histoire récente du radiodiffuseur canadien en contexte québécois, l’on ne peut cependant que constater que cette dernière soustraction financière n’a absolument rien d’original, la dépréciation budgétaire revenant par vagues successives se briser sur le versant radio-canadien. De fait, l’État canadien n’a cessé de réduire sa participation financière auprès de l’institution publique depuis près d’une vingtaine d’années, l’établissement étant assujetti aux secousses financières enclenchées par le pouvoir gouvernemental qui tient les rênes des crédits parlementaires octroyés à la société d’État. Dès lors, lorsque les finances du gouvernement fédéral sont en crise, Radio-Canada devient martyre.

Étudiante à la maîtrise en sociologie, Université Laval – rancourt.ml@gmail.com

Les récentes annonces concernant les compressions budgétaires à réaliser au sein du diffuseur public qu’est la Société Radio-Canada (SRC) ont provoqué une relative panique chez plusieurs, dont de fins observateurs des transformations orchestrées au sein de l’institution au cours des dernières décennies1. Des citoyens vigilants et attachés à l’institution ont pris d’assaut les rues de différentes régions du Québec, le 16 novembre dernier, afin de protester contre la dévaluation véritable dont est l’objet Radio-Canada, réclamant pour l’institution les moyens nécessaires au traitement d’une information de qualité, intègre, riche et diversifiée. À revisiter l’histoire récente du radiodiffuseur canadien en contexte québécois, l’on ne peut cependant que constater que cette dernière soustraction financière n’a absolument rien d’original, la dépréciation budgétaire revenant par vagues successives se briser sur le versant radio-canadien. De fait, l’État canadien n’a cessé de réduire sa participation financière auprès de l’institution publique depuis près d’une vingtaine d’années, l’établissement étant assujetti aux secousses financières enclenchées par le pouvoir gouvernemental qui tient les rênes des crédits parlementaires octroyés à la société d’État. Dès lors, lorsque les finances du gouvernement fédéral sont en crise, Radio-Canada devient martyre.

Les 45 millions de dollars de compressions annoncées par le gouvernement conservateur en juin dernier (2014) se présentent comme la quatrième réduction budgétaire subie par l’institution en cinq ans2 : la ritournelle commence à être bien connue, et l’on peut douter du fait que le dernier abrègement annoncé fasse office de postlude au démantèlement en cours – qui diffère des précédents par la violence et l’impétuosité qu’il exhibe. Toujours en juin dernier, Radio-Canada dévoilait sa nouvelle stratégie intitulée « Un espace pour nous tous », soutenant alors renouveler, par cette initiative, son souci pour les communautés locales dans le traitement de l’information régionale. Ce qui n’empêcha pas l’annonce paradoxale – mais non moins surprenante – par Radio-Canada, le 11 décembre 2014, de la réduction prochaine de 30 minutes des bulletins d’information régionaux, une diminution qui se verrait soi-disant équilibrée par une présence renforcée sur le Web, celui-ci étant aujourd’hui présenté comme le remède ultime à tous les maux, alors que les stratégies médiatiques actuelles se réduisent la plupart du temps à un dévouement véritable à son endroit. D’ailleurs, Hubert T. Lacroix, l’actuel PDG de Radio-Canada, soutient constamment, lorsque questionné sur le virage qu’il cherche à insuffler à l’institution, que les compressions infligées à Radio-Canada permettront à la Société d’État de faire son entrée dans l’ère numérique, celle-ci semblant être la porte d’entrée de la révolution culturelle qui attend le radiodiffuseur. L’administrateur évite cependant de se prononcer sur ce que provoque, au-delà de l’horizon chiffré, la dépréciation de l’organisation en cours lorsqu’interpelé : pas un mot sur l’importance patrimoniale des feus ateliers de décors (2013) et entrepôt de costumes (2014), dont le dernier, fermé puis vidé il y a quelques semaines, s’avérait le plus important en Amérique du Nord. Et très peu de discours sur les mises à pied passé et à venir qui affectent personnellement réalisateurs, techniciens, journalistes, artistes, etc.

Hélas, chercher à adapter les formats en misant exclusivement sur le Web et les nouvelles possibilités qu’il offre en terme de format sans réfléchir au contenu véhiculé nous apparaît comme une bévue fondamentale dont on aurait tort de minimiser les conséquences à venir. Rapidement, nous pourrions alors dériver vers une « modernité sans projet » (Mattelart 2009) si nous ne cherchons pas à souligner les contradictions qui sont en voie de pervertir Radio-Canada qui, hier institution cristallisant en sa maison certaines valeurs lui consacrant une grandeur, semble aujourd’hui réduite à la figure d’une organisation en compétition constante avec des acteurs privés dont les ambitions mercantiles devraient pourtant détonner avec une institution à vocation publique dont l’ambition première se devrait d’être un point de repère pour la nation, un miroir pour la société dans laquelle elle s’insère, un formidable outil de mise en récit de nos expériences collectives et un moyen exceptionnel d’entrer en relation avec autrui, avec la communauté.

Si l’ensemble des travers financiers qui affectent l’organisation depuis plusieurs années déjà est dû, d’une part, à une forme de marchandisation des médias, il importe tout de même d’en prendre la juste mesure en nous interrogeant sur l’importance et l’utilité d’un pareil objet pour une société donnée ; dans ce cas-ci, pour le Québec. De fait, les récents discours concernant Radio-Canada ont surtout traité des aspects techniques et économiques de l’institution ; nous chercherons plutôt ici à réfléchir aux potentialités socioculturelles que représente une radio publique pour le Québec. Nous discuterons donc particulièrement de la figure qu’est la radio publique, des enjeux qui la dynamisent et des fonctions qu’une telle figure pourrait choisir de remplir, si elle souhaitait rétablir le lien qui l’attache à la communauté dans laquelle elle s’insère. Si la mort de la radio a plusieurs fois été annoncée – au moment de l’introduction de la télévision, par exemple –, il faut cependant admettre qu’elle a toujours su préserver sa place, en s’adaptant à de nouvelles conditions d’existence, mais en se pliant beaucoup au jeu des cotes d’écoute sur lesquelles elle compte plus que jamais pour assurer sa perpétuité, étant constamment dans une logique de séduction afin d’enjôler l’auditeur devenu client. Pourtant, ce rapport est erroné : une radio publique devrait être perçue comme un lieu essentiel d’être ensemble collectif de sorte que les auditeurs puissent prendre conscience de ce qui caractérise leurs groupes d’appartenance de même que de ce qui les relie à une même communauté.

Symbole de dépossession, Radio-Canada ?

Sur quoi nous renseignent donc les contradictions qui se font jour à l’heure actuelle au sein même de la Société d’État, notamment du côté de la radio ? Elles ont, à tout le moins, le mérite de rendre clair que Radio-Canada est une radio fédérale se voulant « principalement et typiquement canadienne, vouée au partage d’une conscience et d’une identité nationale », soit un instrument de cohésion sociale à l’échelle canadienne. De fait, l’institution est l’œuvre d’idéologues fédéralistes ayant insufflé à celle-ci une mission fondamentale : « Reflect Canadians to themselves » (Jackson 1995 : 43). Et plus que jamais, le gouvernement actuel semble souhaiter que l’institution se consacre à ce mandat, en discutant des régions canadiennes, et non pas des régions englobées par ces différents territoires, ce qui entraîne aujourd’hui une sous-représentation de nos régions, notamment sur les ondes radiophoniques nationales. Dans le cas particulier du Québec, l’on redoute évidemment le développement d’une conscience nationale trop aiguë qui pourrait s’avérer fortement néfaste vu les ambitions historiques connues de la part de nombreux Québécois ; ainsi préfère-t-on miser sur une « canadianisation des ondes » afin d’enrayer les ambitions souverainistes « assoupies » d’une frange du peuple québécois. Car si une institution radiophonique publique portée par une mission culturelle pour le moins fondamentale est à la fois structurée par les conditions d’existence de la société dans laquelle elle est amenée à évoluer, elle peut également jouer un rôle structurant (Raboy 1991 : 187) pour cette dernière si elle en vient à assumer un rôle en matière de construction et de reproduction de la société dans laquelle elle s’insère (Lacroix 1991 : 1226), « [rendant] symboliquement accessible l’existence d’une communauté nationale » (Monière 1999 : 10) . C’est dire que son pouvoir est grand, et qu’il doit donc être contrecarré si menace il y a à l’intégrité d’une société et au destin que l’on souhaite lui donner.

Ainsi la radio publique aura tôt fait de servir de véhicule premier à l’établissement d’une « unité nationale canadienne », comme une « réalité d’ordre supérieur » (Pelletier 1994 : 198) et serait donc amenée à participer du mode de (re) production étatique. Bien que ce penchant ne se fasse pas toujours sentir, il n’en demeure pas moins que les crises politiques sont révélatrices de cette proximité entre la radio publique et l’identité nationale canadienne, comme a pu en témoigner le référendum sur la souveraineté du Québec en 1995.

Comme le soutenait Jean Chrétien en 1994, « Radio-Canada [a] l’obligation de renseigner les gens sur les avantages que présente le Canada » (Monière 1999 : 44). À l’heure actuelle, il importe de rappeler à nos mémoires cette vocation « homogénéisatrice » – voire « écrasante » – de l’institution publique dont le gouvernement semble aujourd’hui vouloir reprendre les rênes en la renvoyant à cette mission quasi originelle, tant il est vrai que Radio-Canada se définit d’abord par son appartenance nationale.

Certes, il serait simpliste et réducteur de se représenter la radio d’État comme un simple appareil de domination au service d’une « classe dirigeante », mais il serait également vain de nier la puissance impartie à ce médium capable de fédérer des publics et d’orienter l’opinion générale, la radio ayant une véritable force de persuasion et de mobilisation sur les citoyens. Cela dit, l’histoire canadienne de la radiodiffusion témoigne du fait que la radio publique fut, dès sa naissance, mise au service des intérêts de l’État canadien : de fait, « [a] u Canada, […] la vocation du service public sera confondue à maintes reprises avec les besoins “nationaux”, notamment en ce qui concerne la constitution à tout prix d’une unité nationale fondée sur un pouvoir central » (Raboy 1998 : 106).

Aujourd’hui, l’opposition entre intérêts canadiens et intérêts québécois en matière de radiodiffusion semble ressurgir quelque peu, bien qu’elle soit parfois omise, l’attachement à l’institution semblant outrepasser les appartenances politiques premières de chacun : cela dit, il n’en demeure pas moins qu’elle aura marqué l’origine même de la mouvance politique qui allait conduire à l’institutionnalisation d’une radio d’État canadienne, en 1936, dont la responsabilité serait alors d’assurer la reproduction de « la communauté de culture canadienne » (Gagné 2010 : 3) mise en péril, notamment, par la possible et inquiétante invasion américaine de nos ondes. Dès le départ, l’État canadien justifia son intervention en matière de radiodiffusion en fonction de la poursuite de l’intérêt public ; n’en demeure pas moins que cette décision politico-juridique allait s’imposer comme un symbole supplémentaire de dépossession pour le Québec, que l’on saisit en rapprochant l’émergence de l’institution des structures historico-sociales qui l’ont vu naître. L’un des pionniers de la réflexion critique sur les médias, Alan Thomas, soutenait, en 1960 :

Il est évident que le problème majeur du Canada a été de conserver une opinion publique dynamique parmi un public dont le seul trait commun était celui de résider sur un territoire artificiellement segmenté ; en d’autres termes, le problème a été de créer un public réel à partir de collectivités distinctes et géographiquement séparées […] L’histoire entière du Canada a été celle d’un conflit entre le public, qui est canadien, et le marché, qui a été d’abord américain et, au sens premier du mot, anticulturel. (Thomas 1960 : 23 in Raboy 1998 : 108-109)

Dès la création de l’institution étatique, les francophones du Québec ont souhaité défendre, au moyen de la radio nationale, leur culture singulière, historiquement menacée, et si mise à mal par les dominations successives, en faisant rayonner, à travers les ondes hertziennes, leurs contenus et productions culturelles. La radio allait leur permettre de parler d’eux, de s’observer, de se raconter, de problématiser leur existence. Loin du processus d’uniformisation en cours, attribuable notamment aux exigences d’efficacité et au contrôle des coûts, l’ambition première, du côté du Québec, en était plutôt une de différenciation, voire de protection et d’instruction de la culture québécoise. Dès lors, elle apparaît comme un dispositif essentiel du système politique, notamment dans un contexte où les nouvelles technologies de l’information, plutôt que de provoquer une diversification des contenus, tendent davantage à entraîner une forme de standardisation, d’uniformisation de ceux-ci, et ce, alors même que certaines auraient pu permettre et inciter des acteurs à nourrir une forme de différenciation culturelle qui tienne compte des spécificités locales, régionales et nationales.

Matérialisation du délitement et perte de contact

Bien que plusieurs des mesures récemment mises en application à Radio-Canada aient concerné la télévision, la radio n’échappe pas aux mesures centralisatrices qui tendent aujourd’hui à faire de Montréal l’unique terreau de l’information (on parle d’une « montréalisation de l’information »), alors que plusieurs stations régionales de Radio-Canada à travers le Québec ont déjà signé leur arrêt de mort, notamment au cours des années 1980-1990. Quiconque syntonise la radio d’État réalisera rapidement que peu d’informations nous parviennent sur les régions extrêmement diverses qui composent le vaste territoire québécois. On constate un véritable et constant appauvrissement en terme de couverture régionale de l’information ; les régions, pour la société d’État, sont ces grands ensembles nommés Manitoba, Saskatchewan et Québec. Rimouski, Ste-Marie et Baie-Comeau passent, pour ainsi dire, sous le radar de la corporation.

Ce désengagement de la radio d’État à l’endroit des populations régionales apparaît comme l’un des maux les plus inquiétants de cette « crise de la radio » que traverse actuellement le Québec, et l’on doit y voir l’occasion de se questionner sur le rôle d’une figure si importante et familière de notre quotidien et de notre vie en société, de même que sur les usages qui en sont faits. Du moins, la problématique mérite-t-elle d’être posée, car elle se présente comme réaliste et peut inspirer de nouveaux horizons, tant pour la radio publique que pour notre espace public et démocratique.

D’abord, la concentration de l’information entraîne forcément une réduction du débat politique aux préoccupations des grands centres métropolitains, préoccupations qui sont souvent bien distinctes de celles des diverses régions composant le Québec et dont on discute bien trop souvent en usant d’une même dénomination réductrice et normalisatrice. Qui plus est, ce mauvais traitement de l’information régionale porte atteinte à la représentation de l’expérience commune qui relie les unes aux autres les différentes régions : nous perdons contact à mesure que le délitement de notre radio publique se matérialise, nous sommes privés d’un rapport à l’autre essentiel, nous sommes individualisés et donc « affaiblis ». De fait, ce n’est qu’en demeurant unis face au Québec que nous constituerons une totalité capable de s’émanciper, de se soustraire à certaines formes de domination (culturelles, politiques). Pour cela, nous avons besoin d’un outil communicationnel qui remplisse et assume sa fonction de liaison sociale. Qui plus est, pour les régions elles-mêmes, un manque d’information quant à ce qui se déroule sur leur propre territoire risque fort de les entraîner vers un sous-développement régional : en effet, comment assurer un développement économique et culturel cohérent et stratégique des localités si l’on se retrouve face à une pénurie d’information, ignorant de ce qui se déroule dans leur coin de pays ?

Pour s’organiser, se coordonner, coopérer, il faut disposer des renseignements nécessaires qui permettent une reconnaissance d’une problématique, son examen et un possible engagement citoyen, politique ? La radio, parce qu’elle permet de réunir rapidement une communauté d’écoute, devrait être considérée, au Québec, comme un véritable levier de développement et, dans cette perspective, les investissements nécessaires devraient s’ensuivre. Faillir à son devoir public d’informer, c’est entraver le progrès social du Québec et faire suffoquer les énergies citoyennes déjà à l’œuvre au sein des différents comtés qui composent la nation. Si vous doutez un instant de l’importance de l’information pour une société, songez au rôle de celle-ci pour les marchés financiers…

Face à une fragmentation de l’espace public en raison d’une explosion d’activités discursives et au foisonnement de contenus offerts par l’essor fulgurant du numérique, ne serait-il pas du ressort d’une radio publique de chercher à joindre les différentes communautés présentes sur un territoire donné en proposant une information régionale de qualité qui nous permette de nous donner une conscience de nous-mêmes, des réalités qui constituent l’entité Québec ? À l’heure de la fermeture de plusieurs hebdos régionaux et d’une concentration de plus en plus grande de la puissance médiatique entre les mains de quelques conglomérats, n’a-t-on pas plus que jamais besoin d’une institution publique dont l’ambition serait de nourrir le lien social entre les communautés présentes sur le territoire entre les individus issus des quatre coins du « pays réel » afin de rendre possible l’élaboration d’orientations collectives et l’émancipation générale ? Nous nous permettons d’avancer ici que l’entreprise de dissolution du rapport à la totalité en cours, qui se révèle notamment dans l’élimination de façon de plus en plus radicale de différentes institutions régionales à vocation culturelle et politique, est à inscrire dans un travail assumé de désintégration des lieux au sein desquels les questions d’ordre général pouvaient être réfléchies et débattues. En négligeant l’information régionale, c’est le lien social entre les différentes entités du Québec qui s’en trouve gravement affaibli. Un médium radiophonique à vocation publique conçu comme véhicule de culture n’a-t-il pas la capacité de mettre en récit le « monde de la vie » et, ainsi, d’instituer de nouveaux espaces mentaux propices à la réflexivité et à la problématisation de notre existence commune ? C’est cette vision de la radio que nous choisissons de défendre, car nous croyons que le Québec contemporain a plus que jamais besoin de repères communs, de visions collectives, dans un contexte marqué par une surabondance d’informations mises à notre disposition.

Comme mentionné précédemment, le Québec souffre actuellement d’une véritable carence en terme d’information régionale, et ce, alors même qu’il est confronté à d’importants et cruciaux enjeux environnementaux, sociaux et économiques3. Il devient alors indispensable que l’on nous raconte ce qui s’y déroule ; ce matériel est indispensable à la construction d’une pensée rigoureuse et critique. Et c’est en nourrissant notre pensée individuelle et collective qu’une radio publique peut rendre compte de sa force qui lui vient de son pouvoir d’infléchir le sens donné au monde, et ce, à travers cette capacité de le raconter, de le problématiser, de le réfléchir, de le réinventer. En nous rapportant les projets distincts mis en place à travers tout le Québec, du Bas-St-Laurent en passant par l’Abitibi et Chaudière-Appalaches, en retraçant les pratiques alternatives qui y ont pris racine, le médium radiophonique peut définitivement matérialiser et représenter le rapport entre le Québec et ses régions, ce qui s’avèrerait une contribution majeure dans la poursuite d’un intérêt commun pour la nation, du moins, quant à son agrégation sociale. Comme le rappelle Raymond Corriveau, ancien président du Conseil de presse du Québec, dans un mémoire présenté en 2008 au ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, « l’information est essentielle au positionnement social de l’individu, à la cohésion sociale des communautés et au développement de l’intelligence territoriale. » Dès lors, il apparaît qu’une circulation déséquilibrée de l’information sur les ondes publiques radiophoniques aura nécessairement pour effet d’affecter négativement la conscience collective et l’imaginaire du citoyen.

Ce qu’il faille finalement admettre, c’est que ce sont des communautés locales entières qui se voient aujourd’hui rejetées de l’espace médiatique radiophonique québécois et, par le fait même, éclipsées du processus démocratique, leurs préoccupations locales et leurs perceptions particulières se voyant peu – voire jamais – discutées dans l’espace public, qui lui se voit généralement configuré autour des grands thèmes relayés par nos plus puissants acteurs médiatiques qui prennent la forme de conglomérats, certes puissants et influents.

La radio, espace public et vie politique

Comme le disait Raboy (1991 : 204), il faut faire appel à la notion d’espace public, comme lieu d’intervention politique, pour tenter de se réapproprier le pouvoir médiatique au nom de nos propres idéaux et des fondements de la démocratie : bref, il faut se le réapproprier en le concevant comme le « terrain » de luttes véritables, effectives, intelligentes et constructives. Peut-on aujourd’hui soutenir que la radio de Radio-Canada contribue à la mise en place d’un espace public démocratique, donnant la parole aux voix multiples qui composent le paysage québécois, en renouvelant nos débats collectifs, en favorisant les délibérations d’idées qui pourront permettre au Québec d’avancer ?

Permettez-nous d’en douter ; combien d’enjeux et de réflexions socioéconomiques concernant le Québec ne trouvent aujourd’hui aucun écho sur des ondes que l’on dit publiques ? Ils sont nombreux, il faut en convenir. Combien de communautés locales, de groupes sociaux ne reçoivent que très peu d’attention de notre radio publique ? Plusieurs, en effet. Quand réfléchit-on réellement aux conditions objectives de notre situation ? Plutôt rarement. Comment, dès lors, espérer une certaine forme de cohésion nationale alors même que l’espace public auquel participe la radio publique tend à évacuer un nombre important d’acteurs, celui-ci se retrouvant alors occupé par une minorité issue des quelques épicentres urbains ?

Si une radio publique ne cherche plus à assumer son rôle en terme de couverture de l’information régionale, l’on peut déjà craindre le pire pour qui rêve de beaux lendemains pour le Québec contemporain, soit la désagrégation rapide de la cohésion sociale et d’éventuels dérapages quant à un développement cohérent et structurant de notre nation. L’espace public ne peut être laissé entre les mains de quelques faiseurs d’opinion qui s’entêtent à démolir le modèle de développement de la société québécoise, comme c’est le cas actuellement sur plusieurs chaînes radiophoniques privées, ce qui participe à la quasi normalisation d’un discours toujours plus condescendant à propos de la matrice québécoise et de certains groupes cibles convoqués sous l’insigne « d’ennemis du système ». Rappelons ici qu’en contexte canadien, c’est l’État fédéral qui dispose des prérogatives en matière de règlementation de la radio et de la télévision (à travers l’organisme qu’est le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (1968)), bien que ce rôle ait maintes fois été contesté devant les tribunaux par le gouvernement de la province de Québec (Monière 1999 : 43) qui, dans une perspective de souveraineté nationale, revendiqua tôt ces pouvoirs.

Cette dernière considération concernant le poids en terme d’influence acquis par plusieurs radios privées est majeure, car, forcément, les rapports que les individus entretiennent avec leurs médias, dans un rapport de médiation entre la radio et le « monde », colorent leur participation à la vie publique (Raboy 1998 : 97) ; de fait, l’information est à la base de l’opinion publique et elle rend possible la société politique (Raboy 1998 : 102). Il faut donc opposer à ce tronçonnage et à cette grossière « fabrique à opinions » érigée autour de quelques personnalités – auxquelles on demande d’être ce qu’elles sont dans la vraie vie, « sans jouer de game4 » une radio publique de qualité à laquelle seront donnés les moyens nécessaires à l’accomplissement de mandats clairs et inaliénables : celui d’être un véhicule de culture, d’idées et de connaissances pour la société québécoise, en mettant en lumière les réalisations et les projets de chez-nous et d’ailleurs, en analysant, avec la distance nécessaire à la critique rigoureuse, les enjeux qui nous concernent tout en préconisant des approches créatrices et audacieuses afin de mettre en récit les grandes questions dynamisant la société québécoise contemporaine pour finalement donner du sens aux évènements et aux expériences historiques qui sont les nôtres, tout en étant orientée vers le progrès social.

Une radio publique participant positivement de la sphère publique, dans une démocratie libérale, doit se présenter comme une arène institutionnalisée d’interactions discursives, reflet de notre richesse culturelle et non exposer un soi-disant « dénuement ». L’outil de communication que constitue une radio publique peut et doit servir aujourd’hui à créer l’unité, à rassembler, à consolider les forces, à mutualiser le savoir, à satisfaire notre soif d’émancipation collective et notre volonté véritable de se saisir : elle doit servir à se désaliéner sur le plan culturel, d’abord et avant tout. Voilà une mission apparaissant certes comme ambitieuse, mais nécessaire afin de se doter d’un véritable outil communicationnel qui puisse rendre compte de la complexité du monde qui est le nôtre, qui puisse nous lier aux autres, au monde, à la société et, finalement, nous permettre de nous représenter, de nous reconnaître et d’enfin faire notre histoire.

Une radio publique comme levier politique du pays réel

Nous nous octroyons la permission, en guise de conclusion, de nous questionner sur l’importance que pourrait avoir pour le Québec une pleine autonomie en matière de radiodiffusion, sachant que les médias ont joué, dans l’histoire de la province francophone, un rôle véritable en terme de formation de l’identité sociale et nationale, car la radio peut renvoyer une image globale aux citoyens de leur identité collective, en remplissant sa double fonction d’identification et de représentation. Une radio nationale ne constituerait-elle pas un véritable outil de développement d’une culture politique éventuellement en phase avec la réalité politique québécoise ? Une radio nationale québécoise devrait véritablement répondre d’une vocation publique orientée, à savoir : favoriser un débat entre citoyens « éclairés » aptes à déterminer les formes d’un monde qui n’apparaît plus aujourd’hui comme quelque chose de donné, mais plutôt comme quelque chose à construire. Si le collectif francophone souffre aujourd’hui d’une absence de représentation, une radio québécoise permettrait sans doute de contribuer à la production, à la reproduction et à l’entretien d’une identité culturelle qui nous soit propre : c’est donc la nature même de la représentation symbolique du peuple québécois et de ses expériences collectives dans les médias qui doit dès maintenant être revisitée. Ainsi faut-il voir en la radio beaucoup plus qu’un chaînon dans la transmission de l’information ; il faut y voir un objet à vocation de culture constituant un outil précieux quant à l’orientation de notre devenir collectif que l’on ne peut que se souhaiter émancipateur. La maîtrise de cet avenir passe par une réappropriation de ces espaces qui nous permettent de nous reconnaître comme les personnages d’une même histoire collective et politique. Une radio publique doit être en phase avec les subjectivités qui composent la société comprise comme totalité de même qu’au regard de son historicité : ainsi peut-elle seulement permettre à la société de se saisir, de se juger et de s’orienter elle-même réflexivement (Freitag 1986). Une radio publique devrait aujourd’hui choisir de s’attacher à ses fonctions singulières de médiation, ce qui lui permettrait de nourrir la socialité plutôt que de l’égrapper et de prendre soin des subjectivités humaines indispensables aux passions collectives si nécessaires en ce temps d’ascétisme. Cette figure singulière de l’espace public devrait également chercher à surmonter les tensions véritables entre le privé et le public, entre la centralisation et le régionalisme.

La foi en l’autorégulation financière a fait croire à plusieurs qu’il était devenu inutile de se soucier du bien commun, jusqu’à en faire douter le politique ; il est temps de se doter d’un média radiophonique qui constitue un levier véritable pour le Québec par la mise en place de ses projets de société dans une perspective assumée d’émancipation individuelle et collective. Il importe que, dès aujourd’hui, nous cherchions à revaloriser la notion d’espace public comme lieu de débat et d’action (Raboy 1991 : 186) : pour y parvenir, il faut envisager de réformer nos médias nationaux, éléments constitutifs par excellence de cet espace, et ce, pour le plus grand bénéfice de la vie démocratique de la société québécoise. Vous l’aurez deviné, il s’agit d’un projet à saveur politique, car la radio est ici conçue comme un levier politique et comme un acteur influent quant aux modalités de représentation du politique, comme lieu de production d’enjeux politiques.

Il ne revient aujourd’hui qu’à nous de faire de notre radio publique une véritable agora du XXIe siècle où puissent survenir de lumineux débats d’idées et d’où surgiront certains consensus quant à notre devenir collectif. Faisons de notre époque un moment historique et permettons-nous d’inventer autre chose qui aille dans le sens d’une institution d’information et d’éducation pour qu’un public québécois éclairé et politique se renforce : il faut compter sur de nouveaux artisans de radio qui n’auront crainte de faire preuve d’audace et qui sauront confectionner une radio à la fois créative, populaire et éducative, en faisant appel à de nouveaux dispositifs symboliques. Une radio publique doit permettre au pays de se faire une idée de ce qu’il est (Monière 1999 : 10) et soutenir sa souveraineté culturelle. Il faut urgemment saisir le rôle de la communication dans cette transition vers une nouvelle phase de l’histoire qui nous reste à écrire. Laisser la porte ouverte à un nouveau régime démocratique en traduisant dans nos pratiques notre souci pour notre espace public, en faisant, par exemple, émerger un nouvel acteur radiophonique au service de notre société distincte, c’est également ouvrir la voie à un nouveau type de société qui sera celle qu’ensemble, nous aurons « idéalisé », c’est-à-dire qui relèvera d’un idéal partagé. Il faut trouver de nouvelles façons de se raconter par la radio, de mettre en récit notre vie collective, nos enjeux, nos passions collectives, nos communautés locales : de cela pourrait alors très bien naître une imagerie politique foncièrement singulière et distincte dont le peuple québécois, de la Côte-Nord à l’Abitibi en passant par la Mauricie et la Gaspésie, aura de quoi être fier. Cela ne pourrait que participer favorablement du réveil national et du récit identitaire du « pays réel », tout en permettant une prise effective sur le présent et sur l’avenir de ce dernier. Ce n’est qu’au prix d’un travail véritable et acharné, alliant force sociale et intellectuelle, que pourra advenir une radio publique qui participe de l’épanouissement social et culturel des Québécois et Québécoises ; cela s’annonce difficile, mais nécessaire. Car le silence radio a lui aussi un prix qui peut être la fracture du collectif qui n’aura pas su s’affranchir à temps des contradictions qui le démangeaient. Il est temps de reprendre le contrôle sur notre destinée : cela exige de conquérir dès aujourd’hui nos outils de communication dont la radio constitue un dispositif clé. 

 

1 BAILLARGEON, S., 2014, « ICI à la tronçonneuse », Le Devoir. Consulté sur Internet (http ://www.ledevoir.com/societe/medias/405153/600-postes-pourraient-etre-abolis-a-radio-canada-cbc)

2 BAILLARGEON, S., 2014, « Nouvelles compressions de 45M$ », Le Devoir. Consulté sur Internet (http ://www.ledevoir.com/societe/medias/411598/radio-canada-cbc-nouvelles-compressions-de-45-m).

3 En effet, se joue actuellement dans les régions du Québec de nombreuses luttes importantes pour l’ensemble de la société québécoise : combats contre l’exploitation pétrolière, contre l’accaparement des terres, pour la diversification des activités économiques, etc. Bien que ces enjeux se déploient au sein de territoires spécifiques, ils auront des conséquences pour la totalité que constitue le Québec.

4 PROVENCHER, N., 2015, « La radio de Québec et de Montréal, deux solitudes », Le Soleil, Consulté sur Internet (http ://www.lapresse.ca/le-soleil/arts-et-spectacles/television-et-radio/201501/03/01-4832348-la-radio-de-quebec-et-de-montreal-deux-solitudes.php).


Bibliographie

FREITAG, M., 1986 (2011), Introduction à une théorie générale du symbolique, Montréal, Liber.

GAGNÉ, G., 2010, « Le Québec comme marchandise », Revue Liberté, 51, 4 : 9-29.

JACKSON, J., D., 1995, « Contradictions : Cultural Production, The State And The Electronic Media », Fréquence, 5.

LACROIX, J.-G., 1991, « La radio au Québec : un média en crise qui trahit son mandat social », L’Action nationale, 81, 9 : 1224-1245.

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