Yves Montenay et Damien Soupart
La langue française : une arme d’équilibre de la mondialisation, Paris, Les Belles Lettres, 352 pages
Bien avant la parution de La langue française : une arme d’équilibre de la mondialisation, l’observation circulait déjà. Reprise ici par Yves Montenay et Damien Soupart, qui y posent cette fois un regard depuis la France, elle confirme toute sa pertinence. Tant qu’une certaine élite claironnera que l’ouverture sur le monde ne passe que par la fenêtre étroite de l’anglais, ou par son pendant bien ancré au Québec, soit le reniement de l’identité nationale, il faudra y revenir : « défendre la langue française et la francophonie n’est pas un combat d’arrière-garde. C’est une nécessité absolue et un vrai sujet de notre temps ». Dans cet essai, Montenay et Soupart brossent un portrait rapide de la situation du français dans le monde et suggèrent qu’une stratégie soit enfin développée afin que tout son potentiel puisse être exploité. Compte rendu d’une contribution honnête.
À lire les anecdotes que partagent les auteurs, il faut croire que Français et Québécois ont beaucoup en commun. De l’affichage unilingue anglais du petit restaurateur de Paris qui invoque ses « ambitions internationales » pour le justifier, mais qui fait faillite trois mois plus tard, au slogan « Yes we Kahn » pour soutenir la candidature de Dominique Strauss-Kahn à la tête du Parti socialiste en vue des présidentielles de 2012, le discours du tout à l’anglais n’épargne ni les uns, ni les autres. Montenay et Soupart dénoncent un phénomène grandissant en France, qui semble à l’heure actuelle hors de contrôle au Québec.
Doit-on fermer les yeux devant l’exigence systématique de l’anglais à l’embauche, alors que très peu de postes nécessitent objectivement la connaissance de cette langue ? (Sauf peut-être au Québec pour tous les employés d’une chaîne de montage au cas où un investisseur américain visiterait l’usine !) Les auteurs précisent leur pensée : « Exiger qu’un salarié travaillant à l’international ait une connaissance de l’anglais est une chose ; l’imposer comme langue de travail en est une autre. » Montenay et Soupart convient les Français à prendre exemple sur les Québécois – au « tonus sympathique » et à l’« identité forte » – et à renforcer leur législation linguistique. « Étranger dans son propre pays, mis à l’écart pour ne connaître que sa langue maternelle, cette situation est insupportable ». Cette évidence, plusieurs au pouvoir à Québec refusent de l’admettre. L’aveuglement semble avoir de l’avenir. Ailleurs, on plaide que le réchauffement climatique est un complot.
La stratégie proposée par Montenay et Soupart coïncide avec la mondialisation. « Face à la mondialisation, il y a deux attitudes possibles : s’en servir, ou vouloir la contrer ou la changer. Beaucoup de défenseurs du français choisissent la seconde voie. Cela nous paraît contre-productif » d’écrire les auteurs. L’idée est donc d’embrasser la mondialisation libérale, qui permettrait plus que jamais de diffuser de par le monde des produits en langue française, comme les journaux, les livres, la chanson, les émissions de radio et de télévision, les documentaires, les dessins animés, etc., tout en défendant l’exception culturelle. Le français serait en outre de plus en plus présent sur la toile. Si le mouvement semble jusqu’ici profiter davantage à l’anglais, c’est que la France, ou les francophones d’Europe principalement, n’auraient toujours pas réalisé le potentiel qu’offre la francophonie. L’implantation de l’anglais dans le monde serait même largement surestimée ; impression qu’encouragerait un certain « anglocentrisme », qui consiste à croire que l’anglais est généralisé dans une population du moment qu’un vendeur de tapis baragouine quelques mots d’anglais à des touristes occidentaux. Il faudrait donc investir le monde à l’aide d’une stratégie et d’un plan de communication.
Cette stratégie, c’est d’abord Soupart qui y réfléchit. Celui-ci la conçoit autour de cinq piliers : l’économique, le démographique, l’institutionnel, le miliaire et celui des langues sœurs. Son idée n’est évidemment pas de créer une nouvelle structure supranationale. Au contraire, Soupart dénonce leurs « contraintes bureaucratiques et matérielles inhérentes ». Citant un ancien général de l’armée française, Lucien Poirier, l’auteur soutient que « [c] es instances supranationales finissent, avec le temps, par “ s’instituer en entités politico-stratégiques autonomes [et par] trouver leurs propres fins en elles-mêmes ” », ce qu’il déplore. Il donne en exemple l’OTAN, toujours debout malgré la chute du mur de Berlin. Ainsi, « un système d’alliances se fonde sur une fin politique et un but stratégique temporairement définis ». Soupart questionne la pertinence de l’OIF (l’Organisation internationale de la Francophonie), du moins telle qu’elle est actuellement constituée. Depuis sa création, celle-ci n’aurait pris « [a] ucune décision géopolitique majeure », n’aurait décidé ou réalisé « [a] ucune implantation territoriale majeure » et n’aurait été que très peu influente sur la scène internationale. De plus, les critères d’adhésion à l’OIF seraient douteux, doutes qu’aurait amplifié l’adhésion du Qatar en 2012. L’auteur imagine une Organisation construite autour d’un « noyau institutionnel » avec à sa tête un secrétaire général élu par les représentants des pays francophones actifs. Celui-ci serait ensuite accompagné d’une « constellation d’organisations » œuvrant sur des missions spécifiques. L’Organisation devrait enfin s’implanter là où le français est appelé à faire des gains, afin d’augmenter son pouvoir d’influence. Les pistes de réflexion sont nombreuses. Elles convainquent qu’il faut y réfléchir.
À l’extérieur des structures internationales, Montenay et Soupart plaident pour une meilleure utilisation des infrastructures existantes. L’Afrique se trouve évidemment au cœur de la stratégie. Il faudrait d’abord faciliter les échanges de travailleurs et d’étudiants entre pays francophones. Montenay et Soupart veulent également voir les entreprises françaises utiliser davantage la langue française dans leurs échanges, surtout lorsqu’ils communiquent avec des partenaires implantés dans des pays francophones, notamment en Afrique. Selon eux, les entreprises françaises passent trop rapidement à l’anglais dans des échanges où le français peut et doit s’imposer.
Dans cette mondialisation, il y aurait de la place pour les langues nationales. Ils donnent en exemple l’Allemagne, dont le succès de ses entreprises ne serait pas accompagné d’un effacement de la langue allemande. Celles-ci n’auraient « pas hésité à donner à leurs produits des noms qui les caractérisent au meilleur sens du terme ». On pense évidemment au maintenant célèbre « Volkswagen. Das Auto. » Montenay et Soupart comparent cette attitude des entreprises allemandes à celle plus générale du Québec, pour attirer les touristes américains : les « Québécois noyés dans 300 millions d’anglophones ont bien remarqué que leurs visiteurs venaient voir la Nouvelle-France et non pas leur Texas natal ».
D’ailleurs, les auteurs souhaitent voir le Québec « jouer un rôle de rassembleur des diverses communautés francophones éparses d’Amérique, par exemple en ouvrant son système scolaire notamment à ses fils de Nouvelle-Angleterre ». L’idée n’est pas nouvelle. Elle est à retenir. Dans le contexte d’une augmentation des droits de scolarité des étudiants français au Québec et des coupes dans le budget du ministère des Relations internationales, l’idée d’un engagement envers les « fils de Nouvelle-Angleterre » apparaît toutefois plus près d’un film de science-fiction que d’un programme gouvernemental. Pour ce qui est des Acadiens, avant d’émettre toute proposition pour le futur, les auteurs contestent des décisions du passé. « Curieusement, c’est à la limite de la zone anglophone, à Dieppe et dans la ville contiguë et aux deux tiers anglophone de Moncton, que les Acadiens ont implanté leurs “ institutions nationales ” et notamment leur université. » Les gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick y sont-ils pour quelque chose ?
Bref, c’est dans un mouvement continuel entre anecdotes, perceptions, statistiques éparses et pistes de réflexion que Montenay et Soupart appellent à une stratégie pour la langue française. Le résultat demeure intéressant. À la lumière de cet essai, on ose croire que la langue française peut aspirer à augmenter son influence sur la scène internationale, qu’elle peut être cette arme d’équilibre de la mondialisation. Si le français n’appartient pas à la France, toutes les nations ayant la langue française en partage gagneraient à participer à la réflexion. Au Québec comme en France, « il s’agit de notre langue. Nous avons été formés ainsi, et c’est donc nous mettre en état d’infériorité que d’être obligés de penser, de travailler, de concevoir, de créer, de communiquer dans une autre langue ». Espérons que l’exercice ait une suite.
Éric Poirier
Avocat et doctorant en droit à l’Université de Sherbrooke