Yvon Rivard
Exercices d’amitié, Leméac, 2015, 278 pages
Yvon Rivard, essayiste et romancier, a hissé l’amitié au rang de vertu cardinale. C’est à cette vertu qu’il a consacré un essai dans lequel il fait un retour sur des amitiés, passées mais non pas disparues, et sur d’autres, actuelles celles-là, qui lui rappellent les premières et les ressuscitent en quelque sorte.
L’écrivain se penche alors sur son passé et ramène à la surface des choses ces richesses accumulées au contact d’hommes et de femmes avec lesquels il a partagé bonheurs, discussions, débats, plaisir de vivre, interrogations. « Alors, pour ne pas être seul avec ces âmes qui vous intimident un peu, pour vous protéger contre tant de lumière et de silence, vous vous tournez vers les vivants » (p. 8), vous souvenant que vous avez des amis que vous ne voyez presque plus, que vous ne lisez plus. Surgit alors la crainte de les perdre.
Ces Exercices d’amitié, constitués de courts essais, certains inédits, d’autres déjà publiés, ont comme fil conducteur cet insondable trésor que sont les liens qui s’établissent entre des êtres que, parfois, tout semble réunir alors qu’il arrive qu’à première vue, tout semble les séparer. Dans les pages d’« Une longue conversation », Rivard évoque les relations épistolaires entre Pierre Vadeboncoeur et Paul-Émile Roy, en l’occurrence trois mille pages échangées sur une période de vingt ans. (Il a d’ailleurs réuni quelque mille de ces pages dans deux volumes publiés chez Leméac en 2011 et 2013.) « Comment expliquer une telle amitié, une telle correspondance », se demande Rivard ?
Par la nécessité de l’une et de l’autre, répond-il. Ce qui a réuni les deux amis, c’est d’abord le plaisir de se reconnaître dans l’autre, de partager une même culture, les mêmes objets d’admiration et d’indignation, mais ce qui les soude, c’est qu’ils attendent de l’autre quelque chose qui leur manque ou qu’ils n’arrivent pas à tenir seuls, qu’ils vont mettre des années à découvrir et à accepter (p. 55).
Pour ajouter à cette relation pour le moins énigmatique entre Roy et Vadeboncoeur, il faut préciser que sur la longueur de leurs échanges, ils ne se sont rencontrés qu’à trois ou quatre reprises. Comme quoi la présence physique peut ne pas être une exigence à une amitié fondée sur quelque chose de différent.
Parce que je partage avec Yvon Rivard le privilège d’avoir entretenu avec Vadeboncoeur une amitié de quarante ans, j’y reviendrai plus loin.
Au-dessus des contraires
Dans une « Lettre à Sancho » (François Ricard), Rivard évoque le destin d’une amitié avec son collègue d’enseignement, une amitié qui s’est étiolée avec le temps. De « fusionnelle », « […] notre moi était pour ainsi dire encore enveloppé et protégé par le moi de l’autre » (p. 86), cette amitié s’est lentement transformée, ce qui, admet-il, « a été pour moi une véritable expérience de mort et de naissance ». Don Quichotte et Sancho se sont éloignés. « Beaucoup d’amitiés (et d’amours) se terminent là, ne survivent pas au passage d’une phase à l’autre ». Mais l’auteur s’obstine avec lui-même : « Nous nous sommes si bien perdus de vue que nous sommes venus à ne plus voir que le monde qui surgit entre nous des pôles contraires dont nous avons la garde, à voir que la distance qui nous sépare est aussi le chemin qui nous relie, que l’existence de l’autre à l’autre bout du chemin nous libère de nous-mêmes » (p. 87). Encore une fois, c’est Vadeboncoeur à qui l’auteur fait appel pour éclairer ce qui pourrait être une espèce de nœud gordien. C’est une « amitié dialectique » qui a uni le grand écrivain et Ricard, « deux êtres qui savent, chacun pour soi, que l’autre vit dans un monde qui n’est pas le sien et qui acceptent qu’il en soit ainsi » (p. 86). À la fin de sa lettre à Sancho, l’auteur se demande si c’est l’âge, la mort qui s’en vient, la peur de se retrouver seul « qui nous réunit désormais au-dessus de ce qui nous sépare » (p. 88).
M’informant auprès de Rivard de l’état des relations de Ricard avec Vadeboncoeur avant le départ de ce dernier, Rivard me répondit : « Comme tu sais, Pierre et lui ont été très près et même s’ils étaient éloignés sur plusieurs aspects, pendant les dernières années (voir le texte de François sur Pierre dans Moeurs de province), le lien entre eux n’a jamais été rompu. » Ce qui confirme qu’il existe cette chose « au-dessus de ce qui nous sépare ». Vadeboncoeur ne prétend rien d’autre quand il écrit à Paul-Émile Roy, qu’il « n’y a aucun désaccord entre nous, sinon la distance qui s’établit entre les pensées » (p. 87).
Cette idée de la « culture des contraires », on la retrouve quand Rivard rapporte le mot d’un ami, selon qui il leur faut « apprendre l’un et l’autre à vivre en désaccord » pour sauver leur amitié (p. 139). Quand il parle de Jacques Ferron, il le met en lien avec Pierre Vadeboncoeur. « Admirateur d’Aquin et “ennemi” de Saint-Denys Garneau, Ferron était aussi l’ami de Vadeboncoeur qui aimait le second et ignorait le premier, comme quoi la culture de l’amitié est indissociable de la culture des contraires » (p. 141).
Le professeur de littérature qu’a été Yvon Rivard est présent dans chacune des pages de cet essai. C’est ainsi que sont évoqués Jean-Pierre Issenhuth, Gabrielle Roy, Miron, Robert Lalonde, Jacques Pelletier, Bernard Émond, François Ricard, Monique Proulx, Sarah Rocheville, Jean Bédard, Gilles McMillan, Suzanne Robert, Louis Gauthier, qui sont d’ici, alors que d’ailleurs apparaissent les Paul Valéry, Rilke, Kafka, Simone Weil, Hopkins. Et surtout Virginia Woolf, Peter Handke et Hermann Broch, que Rivard tient en très haute estime.
On s’émeut devant l’admiration que porte Issenhuth à Hopkins, ce qui amène Rivard à écrire : « Je vais donc vous parler d’Issenhuth en vous parlant de Hopkins, qu’il a traduit et commenté, et avec lequel il avait tant d’affinités. » Ce Hopkins, prêtre anglais du XIXe siècle, avait, comme Issenhuth, et aussi comme Rivard (voir Figures de compassion, essai publié en 2014), « pris parti pour les pauvres » (p. 29). Pour comprendre Issenhuth, selon Rivard, la clé serait la bonté. « La bonté est ce qui unit, ce qui fait circuler entre les êtres et les choses ce qu’ils ont en commun et leur permet de survivre à tout ce qui les sépare, à toutes les contradictions, y compris celle de la vie et de la mort » (p. 219).
On se souvient des rencontres entre Pierre Vadeboncoeur et Bernard Émond qui éprouvaient l’un pour l’autre une grande admiration et dont Rivard fait largement état dans le texte « Le proche et le lointain ». Il pose la question de la foi, dont l’absence évacuerait le sens. Il cite Émond, qui répond « qu’on peut trouver des raisons de vivre dans des valeurs humaines ». Le cinéaste et écrivain place au-dessus de toutes ces valeurs « qu’il faut servir ». Rivard souligne que Vadeboncoeur trouve cette réponse « agnostique, humaniste, raisonnable » un peu courte. Il écrit à son ami que « la foi pointe vers l’infini, vers ce qui nous dépasse absolument. L’être, Dieu peut-être, selon le nom consacré. Il y a de l’amour dans le geste de se tourner vers ce que j’appelle l’infini. Et un appel. Cela relève de l’ordre de la grâce » (p. 268). Ce Vadeboncoeur qui disait aussi « avoir la foi sans être croyant ».
On se sent concerné par les pages de « Le laissez-passer québécois », dans lesquelles Rivard souligne n’avoir pas tout perdu lors du référendum « puisque j’ai réussi à ne pas perdre mes amis qui ont voté non » (p. 133). À ses yeux, le projet de Charte ne devrait pas être non plus une grande épreuve pour l’amitié, « car même si je me suis instinctivement opposé à toute une partie de cette Charte, je comprends très bien ceux qui l’appuient, mouvement de sympathie dont ne bénéficiaient guère mes ennemis fédéralistes » (p. 133).
Encore une fois, au-dessus des contraires, l’amitié.
Fragments d’éternité
C’est quand elle se nourrit de sa relation avec Pierre Vadeboncoeur que l’émotion de l’auteur s’expose le plus clairement.
J’ai essayé de descendre au fond du sentiment qui me relie à lui, de me tenir à cette émotion pure de toute image, mais j’en étais incapable. C’était comme si je voulais trop la retrouver que j’étais enfermé dans mon propre désir de le voir. Les souvenirs me revenaient, nourris des souvenirs de ceux qui l’ont aimé, et tous ces souvenirs allaient dans la même direction, faisaient apparaître la figure de quelqu’un qui se souciait vraiment des autres (p. 23).
Ou encore :
Depuis qu’il a cessé d’exister, j’essaie de trouver la meilleure façon de penser à lui, une nouvelle façon d’être avec lui. Depuis quelques jours la question qui m’occupe est : comment faire apparaître l’absent (p. 20) ?
C’est certainement dans les nombreuses pages qu’il consacre à l’amitié qui les liaient l’un à l’autre que Rivard va au plus profond dans ce qu’il y a d’insondable dans ce sentiment auquel cet essai est consacré. Et certaines de ces pages sont venues remuer chez moi les souvenirs toujours vivaces qui ont jalonné ces décennies où il m’a fait l’honneur de me donner son amitié.
Après la mort de Vadeboncoeur, son fils Alain, sa compagne Marie et Yvon Rivard ont réuni sous le titre Fragments d’éternité ses dernières méditations. « Si nous avons choisi pour titre Fragments d’éternité, c’est qu’il nous a semblé que le dernier texte écrit par l’auteur méritait pour ainsi dire d’avoir le dernier mot et qu’il exprimait le sens même de ces méditations » (p. 26), écrit Rivard.
Or il se trouve que j’ai devant moi ce manuscrit du dernier texte de Pierre Vadeboncoeur. Quelques semaines avant sa mort, j’ai reçu en janvier 2010 une enveloppe sur laquelle j’ai tout de suite reconnu son écriture. Le manuscrit porte le titre Fragments d’éternité. Il est indiqué qu’il s’agit de la Forme 7. Vadeboncoeur pratiquait allègrement l’autodérision. Il me parlait depuis un certain temps, au téléphone, de ce qu’il qualifiait de torchon sur lequel il disait peiner. Dans une note à l’encre rouge, en haut à droite du manuscrit, il avait écrit : « Voici le torchon. With my best wishes ! » Il ajoutait ce mot « et je l’agrémente d’une horreur. That’s all ! » Il s’agissait de la reproduction d’un collage où il se représentait sous la figure d’un clown…
Les innombrables ratures de ce manuscrit témoignent de la manière dont se formait sa pensée, comme il l’a confié à Rivard. « Quand je lui demandais ce qu’il était en train d’écrire, sa réponse était toujours une variante de “je ne sais pas vraiment où je vais, mais j’y vais” (p. 17) ».
Les vieux amis qui reviennent
Dans le court chapitre intitulé « Mes amis revenus », Yvon Rivard s’émerveille devant les miracles que produisent les amitiés.
Mes vieux amis commencent à partir un peu, mais voici qu’ils me reviennent par d’autres chemins, grâce à mes jeunes amis qui passent tout naturellement de Nietzsche à Vadeboncoeur, de Brault à Beckett, de Pessoa à Issenhuth, je les retrouve dans tous mes amis plus ou moins jeunes, dont « la soif d’une vie en vérité » est tellement grande que je n’ai plus le temps de vieillir, que je ne vois plus la mort approcher, tout occupé que je suis à suivre le cours du monde, que leur amitié me donne à lire comme une fable aussi simple que mystérieuse, qu’il faut réécrire sans cesse pour ne pas qu’elle finisse, pour ne pas laisser la terreur de la fin occulter le miracle du recommencement (p. 51).
Nulle part ailleurs que dans ces lignes le titre du dernier essai d’Yvon Rivard, Exercices d’amitié, prend-il tout son sens.
Michel Rioux