Les archives sont, en quelque sorte, la mémoire d’une nation. Ce besoin de préserver le passé se résume parfaitement dans la devise du Québec « Je me souviens ». Pour leur part, les archives publiques pourraient aussi bien adopter la sentence « Nous nous souvenons ».
– Marcel Masse, 1er novembre 1984
J’ai été initié au travail en archives lors de mes études doctorales à la Fondation nationale des sciences politiques. Le regretté Jean Touchard nous avait alors demandé de rédiger un travail sur l’année 1910 en nous servant d’un journal. Il me demanda d’analyser L’illustration 1 que je dus aller consulter à la Bibliothèque nationale de France, rue Richelieu, car alors il y avait peu de choses dans les bibliothèques universitaires françaises. Quelle expérience fascinante de découvrir ce haut lieu de conservation du patrimoine intellectuel français où travaillaient les plus grands esprits ! Je n’ai jamais depuis oublié les faits marquants de l’année 1910 : l’inondation de Paris et le premier passage du métro sous la Seine.
Mais le travail en archive était peu prisé de ce côté-ci de l’Atlantique, d’une part parce que les archives politiques dans les années soixante-dix étaient inexistantes et d’autre part parce qu’en science politique, on privilégiait les approches théoriques ou normatives ce qui laissait peu de place à l’analyse empirique. Les spécialistes de l’analyse des idéologies utilisaient les journaux comme principale source documentaire. Aucun de mes collègues ne se vantait d’être allé travailler aux archives.
Je fis un retour aux travaux d’archives dans les années quatre-vingt pour rédiger deux biographies d’intellectuels québécois, André Laurendeau et Ludger Duvernay, pour lesquels existaient des fonds d’archives à la Fondation Lionel-Groulx et aux Archives nationales à Québec.
Je poursuivis dans cette voie pour réaliser un vaste programme de recherche sur la communication électorale. Mais, où trouver les publicités électorales, les affiches électorales ou encore les discours des candidats ? Il n’existait aucun fonds d’archive et je comprenais mes collègues de ne pas se lancer dans cette aventure qui était coûteuse en temps et je le découvrirai plus tard en argent. Qui peut se payer le luxe de passer des mois dans les archives et peut-être ne rien trouver de notable, lorsque publier est la condition sine qua non pour avoir un poste ou obtenir une promotion ?
Si je voulais poursuivre mon projet de recherche sur la communication électorale, je compris que je devais tout faire par moi-même et collecter à chaud les artefacts en enregistrant les débats des chefs, les messages publicitaires diffusés à la télévision ou en récupérant les affiches les lendemains d’élections. J’ai donc entrepris d’enregistrer sur cassettes toutes les émissions diffusées sur quatre chaînes SRC, CBC, TVA et CTV de 18 h à 24 h tous les jours que durait une campagne électorale pour récupérer par la suite les matériaux utiles comme les bulletins de nouvelles, les publicités et les débats télévisés. J’ai réalisé cette cueillette pour les élections québécoises et canadiennes en 1988, 1989, 1993, 1994, 1995, 1998. Je pouvais ensuite constituer des corpus et les soumettre à l’analyse de contenu ou à l’analyse lexicométrique. Ce travail de moine a donné lieu à plusieurs publications : Le discours électoral, Le combat des chefs, Votez pour moi. Histoire de la publicité électorale au Québec et enfin les trois tomes de La bataille du Québec produits avec la collaboration de Jean H. Guay; et plus tard Démocratie médiatique et représentation politique et Radioscopie de l’information télévisée au Canada (avec Julie Fortier).
Il y avait toutefois une lacune dans cette démarche. Je ne pouvais mettre la main sur les discours prononcés par les chefs et les ténors des partis puisque je ne pouvais sillonner la province avec eux et les enregistrer. J’ai tenté de compenser cette lacune en ajoutant les communiqués de presse émis par les partis ce qui me permettait de suivre jour après jour le développement de leurs thématiques. Enfin comme mon projet consistait à couvrir tous les supports de la communication politique, en 2000, j’ai inclus les sites internet des partis ce qui m’obligea une fois de plus à constituer des archives en capturant les sites et en les enregistrant sur CD pour les conserver et les analyser après les campagnes électorales. Comme vous pouvez l’imaginer, cela représente un travail colossal.
Que faire de ces archives ?
Stocker des milliers de cassettes prend beaucoup d’espace. Heureusement, le département de science politique a accepté de loger cette collection. Mais rien n’est éternel. Un jour, on aura besoin de cet espace et on l’utilisera à d’autres fins. De plus, le support cassette n’est pas éternel et ceci même dans de bonnes conditions de conservation. Il faudrait procéder à un transfert sur support numérique. Qui voudra bien payer ? Il est fort probable que tout ce travail alimentera les poubelles de l’histoire. Heureusement, la collection d’affiches électorales sera sauvée puisque les Archives du Québec les ont intégrées à leur collection. En fait, il n’y a que les institutions publiques qui peuvent conserver cette documentation. Or, elles sont sous-financées et submergées de dépôts d’archives privées toujours plus nombreux d’une année à l’autre.
Les partis et les médias ne facilitent pas la tâche des chercheurs, car soit ils ne conservent pas d’archives, soit ils ne les ouvrent pas au public ce qui est le cas des partis, soit lorsqu’ils les rendent accessibles au public, ils exigent une rétribution financière. La SRC me demandait 60 $ par heure, ce qui était prohibitif pour des recherches de longue haleine comme les miennes qui peuvent exiger 1000 heures de visionnement.
Comme je l’ai indiqué plus haut, pour être systématique dans l’étude des processus de persuasion électorale, il faudrait aussi inclure ce qui est dit durant les campagnes électorales. Malheureusement, les discours politiques ne sont pas archivés. On ne peut se fier aux citations et extraits que publient les journaux. La sélection n’est jamais innocente. Elle est orientée en fonction des idiosyncrasies journalistiques.
N’écoutant que mon courage ou ma témérité, je me mis donc à la recherche de discours politiques non pas ceux prononcés en campagne électorale qui s’envolent le plus souvent le lendemain de l’élection, mais ceux prononcés par les politiciens une fois élus. Je découvris qu’il existait à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec une collection des discours des premiers ministres remontant aux années soixante. Cette collection représentait une vingtaine de pieds linéaires. Que faire pour les traiter de façon rigoureuse et surtout les rendre accessibles aux autres chercheurs ? Cette préoccupation suscita un vif intérêt de la part du directeur de la Bibliothèque, M. Philippe Sauvageau qui trouvait là une justification pour numériser cet immense corpus qui dormait à l’insu de tous dans des cartons. Grâce à son ouverture d’esprit, j’ai pu soumettre les discours des premiers ministres québécois de 1960 à 2010 à la statistique textuelle et publier, avec D. Labbé, deux ouvrages de synthèse intitulés : Le discours gouvernemental au Québec, en France et au Canada qui analysait les discours du trône et ensuite Les mots qui nous gouvernent. J’entrepris par la suite de remonter dans le temps et de retrouver les discours des premiers ministres d’avant 1960 en fouillant les fonds d’archives et en numérisant ce matériel. Ce travail a donné lieu à la publication de quatre autres ouvrages qui présentaient les discours de Duplessis, Godbout, Taschereau et Gouin. Ainsi grâce à ces anthologies, les jeunes chercheurs peuvent appuyer leurs travaux en histoire politique sur des sources premières et non pas sur ce qu’ont retenu les journaux de l’époque.
Comme le Québec est un État fédéré, la vie politique se passe à deux niveaux ce qui m’a amené à m’intéresser aux discours des premiers ministres canadiens. J’ai eu la vie facile pour retrouver les discours à partir de 1993 puisqu’ils étaient en ligne sur le site du premier ministre. Il suffisait d’être vigilant et de les récupérer le plus rapidement possible, en temps réel avant qu’ils ne soient enlevés. Cependant, la tâche devenait herculéenne pour avoir accès aux discours de Trudeau, Mulroney, et autres premiers ministres canadiens. Les Archives nationales ne mettaient en ligne que trois discours de chaque premier ministre. Il fallait donc se rendre à Ottawa et travailler à partir de microfilms. Je me suis lancé dans cette aventure, mais j’ai dû abandonner, car il m’aurait fallu rester des semaines à Ottawa ce qui dépassait mes capacités financières et ma motivation. De plus, il aurait fallu que je fasse photocopier les microfiches, à 60 cents la page, puis les numériser pour les analyser. Voilà pourquoi je n’ai rien publié sur les discours canadiens et que ceux-ci restent inaccessibles à tous les chercheurs qui ne peuvent se rendre à Ottawa.
L’accès aux archives lorsqu’elles existent est le principal problème des chercheurs. Déposer des archives, les classer et les inventorier est indispensable, mais insuffisant pour inciter les chercheurs à s’y plonger. Les bibliothèques font ce qu’elles peuvent, mais elles ne sont pas toujours conscientes des exigences et des besoins des utilisateurs que sont les chercheurs universitaires. Il y a peu de courroies de communication entre le milieu archivistique et le milieu des chercheurs qui jusqu’à un passé récent ignoraient ce qui était disponible dans les fonds d’archives. Comme ils n’ont pas le réflexe de s’appuyer sur les archives et qu’ils subissent la loi du moindre effort, très souvent les fonds d’archives existants sont peu consultés. Il faudrait donc instaurer une politique de mise en valeur des archives politiques et intégrer des chercheurs dans les processus décisionnels relatifs au traitement des archives.
À cet égard, je viens de vivre une expérience fort éloquente. Les Archives nationales à Ottawa ont numérisé récemment 1200 discours prononcés par Marcel Masse. On m’a transmis le CD contenant ce gigantesque corpus couvrant presque 50 ans de vie politique. J’étais d’un enthousiasme débordant pour analyser cette production discursive. Quelle déception toutefois lorsque j’ai ouvert les fichiers. On avait eu à Ottawa la mauvaise idée de numériser les microfiches en format TIFF ce qui rend les documents inutilisables pour une lecture cursive puisque pour lire une page il faut chaque fois ouvrir un nouveau fichier. Pire, comme le TIFF est un format image et non texte, il était impossible de soumettre ces fichiers aux traitements lexicométriques. Tous les fichiers ont dû être transférés en format texte. Ce transfert a généré d’innombrables scories qui émaillaient les textes. J’ai dû les lire attentivement pour éliminer toutes ces fautes. Cette opération m’a pris trois mois à plein temps. On n’avait pas pensé aux contraintes de la recherche lorsqu’on a pris cette décision qui s’explique sans doute par des motifs louables.
Je terminerai cette complainte sur une note plus positive. Comme je l’ai mentionné dans mon exposé, la recherche est un processus international qui se fait de plus en plus en équipe. Depuis plus de 20 ans, je travaille avec un collègue français de l’Institut d’études politiques de Grenoble avec qui j’ai publié trois livres et une dizaine d’articles qui traitent autant des discours québécois que français. Cette collaboration s’est faite dans notre cas sans subvention de recherche. Elle n’a donc rien coûté aux contribuables. Elle aurait été impossible sans la mise à disposition en ligne des archives politiques.
Ayant accumulé au fil des décennies de grands corpus de discours politiques sous diverses formes, je me suis demandé que faire de cette documentation. Comment mettre tout ce travail de « rapaillage » à la disposition des autres chercheurs pour réduire les efforts de collecte des données documentaires et pour qu’ils puissent consacrer le principal de leur énergie à l›analyse et au développement des connaissances sur le Québec ? Comme Marcel Masse m’avait sensibilisé à la nécessaire mise en valeur des archives politiques et qu’il m›avait proposé de présider les destinées de la Société du patrimoine politique du Québec, je profitai de cette opportunité pour créer un portail destiné uniquement au stockage et à la diffusion des archives politiques québécoises. Ainsi, on peut y lire les discours de tous les premiers ministres depuis Lomer Gouin, on peut y visionner des messages publicitaires électoraux, on peut y voir des affiches électorales, on peut y écouter des ritournelles électorales qu’on soit à Kuujjuaq, Gaspé ou Tombouctou. La production discursive québécoise est accessible urbi et orbi ce qui n’est pas le cas de la rhétorique politique canadienne d’avant 1993 qui ne peut être consultée qu’en faisant le voyage à Ottawa. Si, il n’y a pas si longtemps, faire de la recherche à partir des archives s’avérait prohibitif et en décourageait plusieurs, aujourd’hui, tout peut se faire de chez soi sans le moindre coût, à la condition de bien formuler ses questions à Google et d’atteindre la page du site archivespolitiquesduquebec.com.