La récente publication en ligne des Lignes directrices de l’écriture inclusive par le Bureau de la traduction du gouvernement fédéral est un document qui fait plusieurs dizaines de pages d’instructions se revendiquant de six grands principes « qui devraient guider l’application des différents procédés d’écriture inclusive ». Ne nous y trompons pas : le ton est directif, à preuve l’emploi répété de l’infinitif « jussif » ou injonctif, p. ex. « Respecter les préférences des personnes concernées ». L’objectif inavoué est le reformatage en profondeur de la culture et de la conscience collectives de la population francophone du Canada, entre autres, pour qu’elle se plie aux exigences des minorités qui désormais nous gouvernent. Une acculturation à l’envers de la majorité, en quelque sorte.
Or surtout, n’allez pas croire que l’écriture inclusive se veut une réforme de l’orthographe. Celle-ci est souhaitable, sans être vraiment nécessaire, mais celle-là est une véritable manipulation des esprits. Autant la féminisation des noms de métier et des titres, par exemple, s’avère conforme à nos valeurs d’égalité et de démocratie, autant l’intrusion de la diversité dans le code écrit relève d’une démarche totalitaire qui vous enjoint de communiquer pour qu’une « personne se sente respectée ». Mais de quoi je me mêle ? J’ai le droit de respecter qui je veux et je ne suis pas responsable de la sensibilité des autres. J’en suis le seul juge et je l’assume.
À cette offensive idéologique du multiculturalisme canadien se joint le volumineux document contenant les directives, plus nuancées faut-il admettre, de l’Office québécois de la langue française. Celui-ci s’articule en quatre volets : rédaction épicène, formulation neutre, rédaction non binaire et écriture inclusive. Le moindre qu’on puisse dire, c’est que ces organismes officiels mettent le paquet pour parvenir à leur fin. Au lieu de simplifier l’enseignement du français et de le rendre plus attrayant, ces documents gouvernementaux sont « toxiques » parce qu’ils ne feront qu’empoisonner la vie des enseignants et de nos élèves en rendant cette matière scolaire encore plus rébarbative qu’on le dit.
Au fond, ces deux entreprises ne font que perpétuer le même esprit de normativité que celui qui était dévolu à l’Académie française, fondée en 1634 et si décriée par certains (et certaines, cela va de soi) « réformistes » d’aujourd’hui. La différence de contexte est pourtant énorme. Au début du XVIIe siècle, la langue française du pouvoir royal visait à rallier la diversité dialectale de la France en la dotant d’une langue commune qui n’existait toujours pas malgré l’édit de Villers-Cotterêts proclamé presque cent ans plus tôt par François Ier en 1539. De nos jours, la diversité constitutionnelle fait peser l’anathème de la discrimination sur l’individu qui écrit dans une langue française conventionnelle enfin devenue commune depuis deux cents ans. Il ne s’agit plus de politique linguistique, mais de religion.
En effet, l’écriture conventionnelle en langue française serait devenue discriminatoire en vertu de la croyance religieuse qui définit « la nouvelle culture de l’offense » faite au prochain, comme l’écrit si bien Salman Rushdie. Le masculin est une offense au féminin. Le genre est une offense à la non-binarité. Son accord par défaut est une offense à la diversité. L’épicène est la rédemption de toutes les dénominations. L’offense présumée est ainsi devenue le fond de commerce de la bigoterie communautariste anglo-américaine qui déferle sur le monde entier, et non pas seulement occidental, grâce à l’argent des églises évangélique, baptiste, catholique, pentecôtiste, méthodiste, et sectes affiliées, dont le zèle apostolique fournit le terreau nécessaire à la diffusion de l’islamisme radical et mortifère soutenu par les pétrodollars des monarchies musulmanes.
Il s’agit ni plus ni moins que d’enfoncer à travers la gorge des ignorants les pratiques d’écriture de la bienséance diversitaire. Le stratagème est vieux comme le monde : se servir du pouvoir pour culpabiliser quiconque déroge aux normes que ce pouvoir édicte en matière de langue, de langage, de communication et de grammaire. Aussi l’écriture inclusive adopte-t-elle le procès d’intention pour fondement de sa mise en œuvre. Une plaie « censurielle », comme au temps de l’affaire Calas rendue célèbre par Voltaire. Un bel exemple de procès d’intention linguistique nous est donné dans cet extrait tiré du document fédéral : « On ne devrait pas supposer que toutes les personnes à qui s’adresse un document se sentent incluses et reconnues lorsque le masculin est employé comme générique, par exemple dans l’énoncé : “La satisfaction de nos clients et de nos employés nous tient à cœur.” » Morbleu ! Qu’est-ce qui autorise un quidam à supposer ce que je suppose en écrivant de cette manière ? Tel est l’aspect banal du procès d’intention.
Ne pas écrire selon les nouvelles normes de la bienséance linguistique fera de vous un être qui adhère à « toute forme de discrimination fondée sur le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, la race, l’origine ethnique, les handicaps », y compris « tout autre facteur identitaire ». La langue française définissant l’identité d’un francophone, écrire en langue française traditionnelle, c’est-à-dire non conforme à l’écriture inclusive, fait de vous par défaut un délinquant ou une délinquante « normatif.ve ». Bref, ne pas écrire en écriture inclusive vous relègue dans le camp du racisme si vous dérogez au « Principe 4 : Faire des choix représentatifs de la diversité ». Voilà comment s’y prend l’idéologie diversitaire pour formater l’esprit du scripteur (ou de la scriptrice, cela va de soi) idéal.e (faut-il préciser ?). Écrire selon les règles conventionnelles laisse donc entendre que vous ne respectez pas votre destinataire, comme si vous ne connaissiez rien d’autre que Twitter, Facebook, Snapchat ou Tiktok.
Évidemment, ces deux organismes gouvernementaux protesteront en vous assurant que rien n’est exigé, rien n’est imposé, rien n’est obligatoire. Hypocrisie ! Nos gouvernements sont devenus des directeurs de conscience à l’autorité morale desquels il est difficile de se soustraire, surtout quand ils sont la main qui vous nourrit. Cette « volonté d’inclusion » (verbatim) de nos gouvernements est un vecteur puissant de la rectitude politique qui aseptise notre société. C’est pourquoi il faut ouvertement contester, s’opposer, voire abolir cette entreprise de déstructuration du patrimoine commun que constitue le code écrit de notre langue. Restons dans les clous d’une réforme orthographique de bon aloi, qui fait la place à la féminisation des titres et autres ajustements, p. ex. les mots composés, sans pour autant dénaturer le système pronominal, les règles d’accord et les lois de la prononciation qui régissent la lecture à haute voix, p. ex. le fameux iel, qui fait disparaître le i du masculin à la lecture, c’est-à-dire lorsque prononcé à voix haute. Cette appréciation me vaudra probablement d’être rangé dans le camp de la droite conservatrice, voire des linguistes complotistes, que m’importe. Mais un fait demeure : la langue écrite du français est une convention socialement établie après des décennies de consensus. L’écriture inclusive est un coup de pied dans la ruche du consensus. Elle est donc clivante.
* Linguiste.