Alain Finkielkraut. Pêcheur de perles

Alain FinkielkrautPêcheur de perlesGallimard, collection blanche, 2024, 216 pages Un peu plus tôt cette année, Alain Finkielkraut nous offrait le Pêcheur de perles chez Gallimard. Est-ce le dernier bouquin du philosophe français ? Dans sa tournée médiatique, il n’hésitait pas lui-même à reconnaître que s’il ne se fait pas si vieux, la maladie s’en est prise à lui ces […]

Alain Finkielkraut
Pêcheur de perles
Gallimard, collection blanche, 2024, 216 pages

Un peu plus tôt cette année, Alain Finkielkraut nous offrait le Pêcheur de perles chez Gallimard. Est-ce le dernier bouquin du philosophe français ? Dans sa tournée médiatique, il n’hésitait pas lui-même à reconnaître que s’il ne se fait pas si vieux, la maladie s’en est prise à lui ces dernières années. Le lecteur a donc la permission toute particulière de feuilleter ce livre comme si c’était l’ultime d’une longue liste d’ouvrages qui auront marqué la vie intellectuelle française.

Dans Pêcheur de perles, l’animateur infatigable de « Répliques » sur les ondes de France Culture explore les thèmes qui ont été fondateurs de son œuvre : l’amour, la mort, la civilité et plus largement la civilisation. Pour l’occasion, Finkielkraut, le pêcheur, souhaite donner la parole aux auteurs qui ont engendré des perles. C’est ainsi qu’il emprunte les mots de Thomas Mann qui s’inquiète de la foule : « Servir son temps ne comporte pas l’absolue nécessité d’emboîter servilement le pas et de hurler avec les loups. » Finkielkraut n’est pas seulement pêcheur, il demeure taquin, si bien qu’il ajoute : « Ni même avec les louves. »

Son livre s’ouvre sur une histoire très personnelle.

L’auteur raconte ses déboires amoureux et, sans donner de conseil à ses lecteurs, revient sur un épisode très important de son aventure avec l’avocate Sylvie Topaloff, sa compagne des quarante dernières années. Au sortir d’un cinéma, un soir des années 1980, un débat éclate entre les deux tourtereaux au sujet du film Le Choix de Sophie. Finkielkraut est au début de la trentaine, combattif, toujours prêt à dégainer. Sans surprise, il n’a pas du tout apprécié le film. Celle qui l’accompagne a passé une belle soirée. En revanche, elle commence à trouver cela pesant les envolées systématiques de son compagnon qui ne se repose décidément jamais.

Résultat des courses ? Le lendemain, elle le quitte.

Dans les jours qui suivent, les amis du jeune auteur du Juif imaginaire doivent le ramasser à la petite cuillère. Et puisque sa compréhension des femmes est celle que l’on peut imaginer d’un jeune qui ne se coiffe qu’entre deux tomes des Mémoires de Raymond Aron, ses amis doivent aussi lui rappeler la règle élémentaire de tout sauvetage : ne pas la rappeler. Si elle doit revenir, elle choisira le moment opportun.

C’est mal connaître Finkielkraut. Il n’a pas toute la vie devant lui. La mort traversera son œuvre. Déjà dans la trentaine, il est pressé, en amour aussi. Que fait-il alors ? Il dépense toutes ses économies dans l’achat d’un tableau qu’il dépose devant chez elle. Et il attend, torturé, écartelé. Son supplice dure une dizaine de jours. Et un matin, elle revient à lui.

Dans sa tournée médiatique, le philosophe n’a pas expliqué pourquoi il a cru bon raconter cette histoire, transgressant ainsi sa propre intimité qui lui est pourtant si chère depuis toutes ces années. Le lecteur verra peut-être un lien entre la saine délinquance de ce geste désespéré et la saine délinquance de l’œuvre d’un homme qui est passé de la gauche à la droite, de Mai 68 au Figaro et de La défaite de la pensée au patriotisme de compassion.

Une gauche qui ne lit plus a souvent traité Finkielkraut de réactionnaire. Très accommodant, le système médiatique l’a laissé faire. Pourtant, celui qui occupe le 21 fauteuil de l’Académie française est un grand défenseur de la laïcité, laquelle est menacée par des réactionnaires religieux en France. Est-ce conservateur ou progressiste que de défendre la laïcité ? Dans Pêcheur de perles, Finkelkraut ne répond pas à cette question, mais démontre d’une autre façon qu’il peut embrasser des causes dites progressistes. Certains le découvrent, mais le philosophe est en faveur de l’aide médicale à mourir. Obsédé par les ravages de la maladie d’Alzheimer depuis déjà une dizaine d’années, il consacre le philosophe Michel Malherbe comme auteur de perles. Cet homme a accompagné sa femme dans les zones les plus sombres de la vie avant de se demander : « Comment donner sens à une histoire où il n’y a plus d’événements, il n’y a plus de personnage ? »

Finkielkraut est un homme du débat, capable d’entendre et de s’intéresser surtout au point de vue adverse. C’est pour cette raison qu’il donne la parole à Michel Houellebecq, que l’on sait philosophiquement et viscéralement opposé à l’aide médicale à mourir : « Lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable de le détruire ; afin qu’autre chose – un autre pays, une autre société, une autre civilisation – ait une chance d’advenir ». Finkielkraut appartient à cette tradition de penseurs qui prennent au sérieux les écrivains et même les romanciers. Cela l’engage à s’aventurer au-delà d’un postulat philosophique, à plonger dans l’intrigue comme on plonge dans un raisonnement, dans l’univers et la galerie des personnages de l’écrivain comme on s’engage dans un monde tout court. C’est ainsi qu’il remarque que Houellebecq se trompe s’il ne trompe pas carrément ses lecteurs :

Houellebecq a […] raison de donner l’alerte et de ne pas vouloir abandonner la civilisation à la logique de l’utilité. Mais, en même temps, il se facilite la tâche. Rentré chez lui, Édouard [le personnage atteint par la maladie dans Anéantir] est vivant au sens où Annie, l’épouse de Michel Malherbe, ne peut plus l’être. Bien qu’il ait perdu l’usage de la parole, il reste [donc] présentable aux autres et à lui-même, car il a conservé l’essentiel de ses facultés, il communique – les mouvements de ses doigts constituent presque un langage –, il contemple les paysages, il lit même avec sa compagne, ce qui lui offre une image de ce monde humain qu’il a largement quitté.

Si Finkielkraut a réussi à se tailler une place de choix dans l’espace médiatique français malgré son caractère inapprivoisé et inapprivoisable, c’est qu’il est encore à ce jour l’un des plus aptes à tirer du banal et du quotidien un sens qui soit philosophique.

Le passage sur le « Bonjour » est absolument exquis :

Il est vrai qu’un nouveau bonjour a fait son apparition dans l’espace communicationnel : le bonjour égalitaire, indifférencié, pétulant des courriels ; le bonjour électronique et sans façon qui supprime d’un seul coup toutes les nuances et tous les échelonnements de nos anciennes pratiques épistolaires : Madame, Monsieur ; chère Madame, cher Monsieur ; cher ami, mon cher ami ; mon cher Camus, mon cher Malraux ; cher Denis, chère Angélique. Ce bonjour au goût du jour n’est pas une adresse à l’Autre, c’est une irruption du moi. Ce n’est pas un chevalier, c’est un gougnafier. Il n’accueille pas, il déboule ; il ne s’incline pas, il s’invite ; il n’est pas avenant, il est abrupt ; il n’est pas bien disposé, il est éhonté ; il ne salue pas, il klaxonne ; il ne dit rien de plus aux destinataires que l’arrivée triomphale du destinateur. Ainsi, la muflerie fait main basse sur la courtoisie et retourne contre celle-ci, sans autre forme de procès, son propos inaugural.

Sur la question écologique, on pourrait imaginer un Alain Finkielkraut insouciant, sans aucun intérêt à vrai dire. C’est que l’étiquette de réactionnaire colle à la peau, sangsue insistante qu’elle est. Or, le philosophe est amoureux des montagnes, des rivières et d’un monde qui veut bien exprimer le souhait de se conserver. C’est en partie pour cette raison qu’il s’intéresse depuis toutes ces années à la question de l’enracinement. Dans « Sauver le monde », il n’y a pas juste un ordre, il y a le monde. Et dans ce monde, il y a des gens que l’on se doit de rendre aimables si le projet de société est vraiment de sauver le monde dans lequel ils sont remarquablement de passage. Pour le coup, ce sont les mots de Jaime Semprun qui le guident : « Quand le citoyen écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, il évite de poser cette autre question réellement dérangeante : “À quels enfants allons-nous laisser notre monde ?” ».

Heureusement, le lecteur peut compter sur des remarques toujours aussi incisives d’Alain Finkielkraut à l’égard du progressisme aujourd’hui triomphant dans l’espace académique et médiatique. Puisque la mode est à la définition de son adversaire, le philosophe français s’autorise à résumer l’idéologie en vogue : « […] qu’est-ce que le progressisme aujourd’hui ? C’est le partage du monde entre vivants de plein droit et scandales vivants. »

Mais l’homme, comme il le rappelle avec le soutien de Soljenitsyne, est bien plus complexe : « Ah, si les choses étaient si simples, s’il y avait quelque part des hommes à l’âme noire se livrant perfidement à de noires actions, et s’il s’agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur. »

C’est précisément à cette volonté d’anéantissement, excitant l’âme d’une partie des progressistes, que Finkielkraut s’en prend, pour le bonheur de ses lecteurs, depuis toutes ces années. Le philosophe laissera la marque d’une pensée sensible à la disparition des petites choses. Pas étonnant qu’il soit devenu, avec François Ricard, le plus grand propagateur de l’œuvre de Milan Kundera dans le monde français.

Réfléchir à l’écologie en questionnant son rapport au Beau à travers l’image hideuse d’un parc éolien, réfléchir à l’enjeu de l’immigration à travers le traitement réservé aux juifs dans les écoles de certains quartiers français, penser la civilité à travers l’usage du Bonjour ou la séduction en évoquant le souvenir d’un jeune trentenaire qui fait le tour de la ville pour trouver la toile qui lui ramènera la femme de sa vie, tels ont été les moyens modestes de Finkielkraut qui dit au revoir ou adieu à ses lecteurs sur une suite de simples nostalgies :

Le passé, c’était mieux quand il était étudié et non mis en examen […] Le contradictoire et la présomption d’innocence, c’était mieux que « On vous croit » […] L’urbanité, c’était mieux que les rodéos urbains […] Être concentré, c’était mieux qu’être focus […] Les villes, les théâtres, les musées, les lieux de culte, c’était mieux avant la macdonaldisation générale : « Venez comme vous êtes. » […] Agatha Christie, c’était mieux avant sa réécriture arc-en-ciel […] Agréable, gentil, charmant, prévenant, avenant, attirant, distrayant, ravissant, émouvant, troublant, déroutant, bouleversant, renversant, saisissant, trépidant […] c’était mieux que sympa […] Être en deuil, c’était plus humain que faire son deuil.

Rémi Villemure
Chroniqueur QUB et radio VM

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