Anne Mévellec
La construction politique des agglomérations au Québec et en France, Territoire, gouvernement et action publique, PUL, 2008, 291 pages.
Si les comparaisons entre la France et le Québec dans le domaine des politiques économiques ou sociales sont plutôt fréquentes, il en va autrement en matière de politiques relatives aux collectivités locales. Les chercheurs québécois préfèrent souvent comparer nos municipalités à celles des autres provinces, et nos tribunaux font de même, quand ils ne vont pas carrément se référer à des précédents d’Angleterre, et ce, en raison du fait que nos municipalités, nées sous le régime britannique, s’inscrivent dans un contexte de common law. Pourtant, on sait au moins depuis Tocqueville que les comparaisons entre des municipalités d’une juridiction de common law et des communes françaises sont non seulement possibles, mais aussi potentiellement fort instructives. Et cela est encore plus vrai aujourd’hui eu égard aux municipalités québécoises, car ces dernières ont beau relever en grande partie d’un droit public issu de la tradition juridique anglaise, elles sont régies par le droit civil en matière d’obligations et sont définies non plus comme des corporations, mais plutôt comme des personnes morales de droit public, tout comme les collectivités locales françaises. C’est donc dire que la richesse potentielle des comparaisons entre la France et le Québec en matière de gouvernance territoriale est inversement proportionnelle à l’attention suscitée par ce thème chez les auteurs québécois. Heureusement, la politologue Anne Mévellec vient combler en partie cette lacune avec son livre La construction politique des agglomérations au Québec et en France, Territoire, gouvernement et action publique.
L’auteure définit d’emblée l’agglomération comme « une construction politico-territoriale, articulant trois composantes: un territoire, un mode de gouvernement et une capacité d’action publique ». Plus loin, elle précise que le but de l’agglomération, ou plutôt de son institutionnalisation, est d’atteindre une meilleure adéquation entre le territoire fonctionnel, celui des problèmes, et le territoire institutionnel, celui des solutions, lesquels territoires dépasseraient le cadre des nombreuses et petites municipalités québécoises et communes françaises. Plus précisément, elle s’attarde à deux réformes, entreprises simultanément au Québec et en France, qui s’inscrivent dans cette logique. En effet, la fin des années 1990 a été marquée en France par l’adoption de la loi Chevènement, et au Québec par le dépôt du rapport Bédard qui ouvrait la porte à la réforme Harel. Cela dit, ces réformes ont beau avoir le même but ou presque, elles n’en sont pas moins différentes à bien des égards. En effet, alors que la réforme de Jean-Pierre Chevènement favorise la coopération volontaire entre les communes, la réforme Harel privilégie les fusions dites forcées. Plus précisément, la loi Chevènement généralise la fiscalité propre, c’est-à-dire qu’elle fait en sorte que des structures intercommunales, essentiellement les communautés d’agglomération, gèrent leurs propres taxes plutôt que d’être financées par les quotes-parts de leurs communes membres, ce qui induit une dynamique d’intégration. Et, toujours dans le cadre de cette loi « Le renforcement de l’intercommunautalité passe également par l’énonciation de compétences stratégiques faisant des communautés d’agglomération les nouveaux lieux d’énonciation des politiques liées au développement économique, à l’aménagement du territoire communautaire, à l’habitat et à la politique de la ville ». À l’inverse, Louise Harel choisit non pas de renforcer les MRC (municipalités régionales de comté), mais plutôt de regrouper des municipalités locales au sein de nouvelles villes, quitte à faire survivre, sur le plan politique et non juridique, ses anciennes municipalités sous la forme d’arrondissements (soit dit en passant, ce concept est directement inspiré des arrondissements parisiens ; ce qui prouve une fois de plus qu’il existe des liens forts entre la France et le Québec en matière de gouvernance locale). Fait intéressant à noter, à la lumière de cette comparaison entre la loi Chevènement et la réforme Harel, Mévellec en arrive à la conclusion que « Le Québec se montre, sur le thème de la réorganisation municipale, beaucoup plus jacobin que la France ». Plusieurs raisons expliquent cette différence d’approche entre la France et le Québec ; Mévellec souligne notamment que le principe du « no taxation without representation » applicable au Québec rendait impossible l’imposition d’une dynamique intégratrice impulsée par une fiscalité propre, puisque ce principe répugne à ce qu’un conseil élu au second degré comme celui de nos MRC puisse imposer une taxe.
Par la suite, l’auteure approfondit sa réflexion sur ce thème à l’aide de l’étude de deux cas, celui de Rennes en France et de Saguenay au Québec. Au sujet de Rennes, on retient surtout que l’intégration favorisée par la loi Chevènement avait en fait débuté bien avant l’adoption de cette loi, puisque depuis longtemps existaient dans cet ensemble urbain un district et des établissements de coopération intercommunale exerçant d’importantes compétences, et ce, en raison de la direction présente au niveau supracommunal. Certes, il y a eu des lois qui ont ouvert la voie à une plus grande coopération intercommunale, et ce bien avant celle du ministre Chevènement, mais ce qui a vraiment fait décoller l’intégration rennaise dès les années 1980 c’est la vision et la force de mobilisation du socialiste Edmond Hervé, maire de Rennes de 1977 à 2008. En effet, ce dernier occupa les plus hautes fonctions aux moments où furent prises les décisions relatives à la mise en commun de différentes compétences entre autres en matière de transport, de gestion des déchets, d’aménagement et, bien sûr, de fiscalité. Autrement dit, la loi Chevènement vint confirmer davantage que renforcer ce qui existait déjà à Rennes. (Pour la petite histoire, mentionnons que cette montée en puissance de l’agglomération de Rennes sous le règne d’Hervé eu pour effet notamment de permettre la mise en place de politiques novatrices (métro automatisé, mixité sociale, soutien à la culture, etc.) qui font aujourd’hui de Rennes une des villes françaises les plus agréables selon plusieurs magazines tels L’Express, Le Point et Le Nouvel Observateur).
À l’opposé, la réorganisation territoriale dans l’agglomération de Saguenay a eu lieu alors que la MRC était sous-utilisée. En effet, vu l’absence de direction forte au niveau régional, elle se contentait de remplir ses fonctions obligatoires, telle l’élaboration d’un schéma d’aménagement, alors qu’elle aurait pu exercer presque toutes celles des municipalités locales, avec le consentement de ces dernières. Ce manque d’activisme au niveau de la MRC faisait en sorte que des projets nécessitant une concertation régionale s’enlisaient trop souvent… et trop longtemps. (À cet égard, Mévellec est plutôt convaincante lorsqu’elle donne l’exemple du parc industrialo-portuaire de Grande-Anse). Cela fait en sorte que la fusion municipale au Saguenay apparut comme une solution réelle, mais très difficilement applicable, vu l’absence de tradition de coopération intermunicipale poussée. Autrement dit, l’éternelle rivalité entre Chicoutimi et Jonquière, sans parler de La Baie, ne facilita pas les choses, pas plus d’ailleurs que la perception que l’on appliquait aux régions du Québec une solution montréalaise.
Par ailleurs, un autre point que Mévellec démontre, et cette fois il y ressemblance entre Saguenay et Rennes, c’est qu’au final c’est le maire de la grande ville centre qui influence la suite des choses. En effet, autant Hervé a imposé sa vision après la création de la communauté d’agglomération, autant Jean Tremblay est devenu le roi du royaume de Saguenay après la fusion. Cela dit, il y a tout de même une différence ici: alors que la loi Chevènement était l’oeuvre d’un gouvernement socialiste qui profitait à un maire socialiste, la réforme Harel, oeuvre d’un gouvernement souverainiste, a plutôt profité à un maire fédéraliste. De plus, Mévellec nous rappelle à quel point les rangs des nombreux anti-fusionnistes étaient bondés de souverainistes, à commencer par le maire de La Baie, Réjean Simard, dont le projet alternatif de Cité du Fjord a été rejeté par le gouvernement.
Tout cela nous amène maintenant à une réflexion politique plus vaste sur ce qui fut sans doute la plus grande réforme du dernier gouvernement souverainiste du XXe siècle. En effet, près de dix ans plus tard, il est peut-être temps de se demander, est-ce que ça en valait la peine? De prime abord, on peut penser que la situation sociale et économique au Saguenay n’est pas beaucoup meilleure qu’elle était avant la fusion. Mais il faut dire qu’une plus grande adéquation entre le territoire fonctionnel et le territoire institutionnel ne garantit pas la découverte et la mise en oeuvre de solutions efficaces aux problèmes. Ce n’est à cet égard qu’une condition d’une telle découverte. En effet, il y a beau y avoir une telle adéquation, tant que les mêmes élites sclérosées sont au pouvoir les solutions se font attendre. Et d’ailleurs, sans vouloir trop accabler le maire Tremblay qui fait face à un contexte particulièrement difficile, cela est vrai autant à Saguenay que dans nombre d’autres grandes villes issues des fusions. Donc, pour véritablement faire un bilan de la réforme Harel, il faudrait regarder l’ensemble du portrait des villes fusionnées, y compris de celles en partie défusionnées, ce que Mévellec ne fait pas, même subrepticement. Mais plus fondamentalement, pour juger la réforme Harel, et c’est vrai aussi pour la loi Chevènement, il faut poser la question soulevée par Mévellec, à savoir: s’agissait-il de simplement opérer un toilettage des structures, ou était-ce le point de départ de réforme plus profonde en matière de décentralisation, de fiscalité et de démocratie locale ?
Bien que l’auteure ne réponde pas à cette question, il vaut la peine de s’y attarder et de la remettre dans le contexte historique que vit présentement le mouvement souverainiste. Peut-être que le mot d’ordre consistant à remplacer le « tout ou rien » par le « toujours plus » devrait s’appliquer non seulement au Québec mais aussi à ses régions. Car comme nous le rappelle Mévellec, ces dernières s’étaient vu promettre une large décentralisation aux lendemains de l’indépendance, et après la défaite du OUI, malgré des scores élevés presque partout sauf à Montréal et Québec, elles n’ont à peu près rien obtenu à cet égard. Peut-être est-ce temps de cesser de rêver à de gouvernements régionaux dans un Québec souverain, et de plutôt prôner des mesures réalistes à même de permettre aux régions de se prendre en mains sans être à la merci du fédéral (transfert d’une part de la TVQ aux collectivités locales, élection de tous le préfets au suffrage universel direct, transferts de certains pouvoirs en matière économique aux MRC et-ou aux CRÉ etc.), et ce tout en maintenant au niveau national les outils nécessaire à la défense des intérêts nationaux. À cet égard, le PQ des années à venir devrait s’inspirer du premier gouvernement Lévesque qui n’hésita pas d’une part à créer les MRC et à leur conférer des pouvoirs et, d’autre part, à mettre sur pied la Commission de protection du territoire agricole pour gérer au niveau national cette question plus vitale pour la nation. Malheureusement, il semble que la gouvernement Bouchard se soit inscrit en faux avec cet esprit en misant tout sur les agglomérations, et ce au dépend du pallier régional, alors qu’en France la loi Chevènement a été suivie par une vague de réformes favorables aux régions. Les années à venir nous diront s’il est possible de s’inspirer de la France à cet égard, en renforçant les régions québécoises (MRC ou CRÉ) après avoir créé de grandes agglomérations.
Bref, ce livre d’Anne Mévellec a beau être une thèse de doctorat un peu technique sur un sujet à prime abord peu excitant, il mérite d’être lu, entre autres parce qu’il peut néanmoins susciter quelques réflexions chez le lecteur attentif.
Guillaume Rousseau
Doctorant, Université de Sherbrooke