Ce que nous avons oublié

ans le contexte de la mobilisation formidable des étudiants du Québec contre la hausse décrétée des droits de scolarité, il semble que le débat sur le financement de l’université soit enfin amorcé, pour la première fois depuis des décennies de transformations radicales, inaperçues de l’extérieur.

Lettre aux collègues et aux étudiants de l’université

Dans le contexte de la mobilisation formidable des étudiants du Québec contre la hausse décrétée des droits de scolarité, il semble que le débat sur le financement de l’université soit enfin amorcé, pour la première fois depuis des décennies de transformations radicales, inaperçues de l’extérieur. Cette mobilisation étudiante est certainement historique. J’aime croire que les étudiants ne reviendront pas indemnes dans leurs classes, que déjà ils ont changé ; et je souhaite que ce changement issu de l’affirmation d’une révolte contre toutes les atteintes qui sont faites depuis des années au sens même du lien social et de l’éducation, se déploie et s’approfondisse bien au-delà de cette grève générale.

J’ai donc, le 19 mars dernier, accepté l’invitation du MAPS (Mouvance associative pour le partage des savoirs) à donner une conférence, dans le cadre de « l’université populaire », au bar L’Absynthe de la rue Saint-Denis. Je reprends ici mon propos et le développe de manière à lui donner une portée et une clarté plus grandes.

Je salue pour commencer le livre d’Éric Martin et de Maxime Ouellet[1], et celui de Normand Baillargeon[2], publiés tous deux en 2011 dans l’expectative de la grève étudiante annoncée, qui nous aident, d’une part, à déconstruire les mythes du soi-disant sous financement de l’université, et, d’autre part, à reconnaître le rôle joué, dans ce théâtre de la dérive, par les acteurs de premier plan que sont les professeurs, et par effet de conséquence, les étudiants. La réflexion ne fait que commencer. Il faudra, je suppose, du « temps pour comprendre » ; comprendre ce que nous sommes en train de perdre et ce que nous avons oublié. L’humilité et la patience nous seront nécessaires.

Une violence symbolique

Les sociologues et anthropologues nous ont appris ce qu’est la violence symbolique. Ce qui la distingue des autres violences (policière, répressive, totalitaire, révolutionnaire ou terroriste), c’est qu’elle vise l’ordre symbolique, c’est-à-dire le fondement du lien social qui est le sens même du pacte, son articulation signifiante, et qu’elle ne se donne pas à reconnaître comme une violence, mais au contraire, se fait passer pour une nécessité si ce n’est une « responsabilité ». La perversion de la violence dite symbolique, c’est qu’elle arrive presque toujours à mettre à contribution ceux-là mêmes qu’elle vise. On connaît la définition qu’en a donnée, par exemple, Pierre Bourdieu qui désigne par « pouvoir de violence symbolique » tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force[3]. Il s’agit donc bien d’une force de contrainte voilée par un discours qui se donne pour légitime. Cette notion de violence symbolique désigne plusieurs phénomènes différents qui toujours favorisent la domination d’un groupe sur un autre ou encore la stigmatisation de populations, stigmatisation qui a pu aller, dans l’Histoire, jusqu’à la création de boucs émissaires.

Je prendrai un exemple simple. L’invention du christianisme par appropriation et réinterprétation d’un texte appartenant à une tradition bien spécifique, est une violence symbolique qui a certes donné lieu à ce qu’on appelle la civilisation occidentale, mais qui n’en est pas moins une violence légitimée comme « vérité universelle » (ce que veut dire catholique). Le « vrai Israël » (Verus Israel, diront les Pères de l’Église), brusquement révélé à Paul, ravi à lui-même sur le chemin de Damas, sera donc désormais, et pour des siècles, le nom donné à l’ensemble du corps chrétien. L’Islam effectuera lui aussi son coup de force six siècles plus tard en se proclamant détenteur de la version originale de l’histoire d’Abraham et de ses descendants (déclarés muslim, c’est-à-dire « soumis à Dieu »), en décrétant la Torah version falsifiée de la révélation à Mahomet[4]. Ces deux violences symboliques ont engendré des systèmes de croyance et de pouvoir incontestables, qui sont aussi des civilisations. L’histoire avance, pourrait-on dire, par le ressac des violences symboliques. Mais elle avance surtout – au sens éthique – dans la mesure où ces violences sont reconnues comme telles.

Cette reconnaissance est en effet nécessaire au remaillage des cultures et des héritages. Car toute violence symbolique est d’abord une effraction démaillante qui procède à la déliaison, terme que Freud réservait à la pulsion de mort. On le voit, la violence symbolique structure l’histoire et nous avec elle. Il s’agit de savoir où nous en sommes et non de revenir en arrière.

La violence symbolique qui atteint l’ensemble de la communauté universitaire est repérable dans le discours qui s’est imposé à chacun des membres de cette communauté depuis plus de vingt ans et qui soutient que la recherche subventionnée serait le critère incontournable de légitimation de toute recherche universitaire. C’est une violence dans la mesure où ce discours est venu littéralement défaire pour ne pas dire détruire un mode de fonctionnement et de financement fondé sur la collégialité, l’équité, le partage des responsabilités. Personne ne peut nier l’importance de subventions à la recherche. La question n’est pas là (et la violence symbolique se caractérise justement de s’appuyer sur une vérité reconnue si ce n’est défendue). La question est plutôt de savoir comment cette contribution de l’État (des fonds publics) aux universités a été détournée des lieux attendus de cet investissement pour devenir un enjeu de légitimation.

Depuis sa fondation, l’université assume, dans la société, une mission singulière. C’est la seule institution d’enseignement où l’on demande au professeur non seulement de transmettre un savoir déjà existant inscrit dans une tradition et participant d’une historicité – ce qui est déjà pas mal – , mais aussi de contribuer à la critique et l’élaboration de ce savoir dont il est, lui, le professeur, l’un des maillons, si humble soit-il. L’université est le seul lieu d’enseignement où l’on exige un perpétuel travail d’analyse, de développement à partir du savoir. Un professeur d’université doit rester un créateur de sens. C’est pour ça que la recherche, l’écriture, la critique, la publication, l’échange avec les étudiants et collègues chercheurs ont toujours été considérés comme une part importante de la tâche professorale dans la mesure où c’est ce qui nourrit et soutient l’enseignement. Le service à la collectivité est le troisième aspect de cette mission qui suppose qu’un professeur n’est pas un employé de son université, mais bien plutôt son corps et son âme : il est la condition de son existence[5]. En participant à la gestion des programmes, en dirigeant ses programmes académiques, ses départements, ses facultés, en participant à son administration, il rend possible l’existence de l’université comme collectivité engagée dans la transmission du patrimoine et de la culture.

Je devrais dire : « il rendait possible », car c’est précisément cette mission universitaire qui a été quasiment pulvérisée par l’entrée en force du discours d’entreprise et par l’imposition d’une rationalité instrumentale de la « gouvernance ». Les professeurs pris en otage par les firmes comptables ou par les représentants du monde des affaires qui siègent aux conseils d’administration, ont de moins en moins de pouvoir sur leur monde qui ne sera plus bientôt, si un certain démaillage de la solidarité se poursuit, qu’une version déréalisée d’eux-mêmes.

Depuis 20 ans, il s’est produit une scission de plus en plus importante et grave entre ce qu’on appelle encore la « recherche » et l’enseignement. Les professeures et professeurs se sont mis à croire que la recherche ne faisait plus vraiment partie de la tâche pour laquelle ils sont fort bien rémunérés par un salaire, ils se sont mis à faire comme si l’octroi de subventions devait s’ajouter à leur salaire pour payer la recherche, et que la valeur de cette recherche se mesurait désormais à l’obtention ou non d’une subvention. L’existence de « primes de marché » (quel marché ?) négociables avec la direction de l’université (soudain métamorphosée en chef d’entreprise), en fonction de la rentabilité de la « production », ne peut que confirmer cette croyance. Je suis fière d’appartenir à un département (Études littéraires) qui a voté très majoritairement contre les Chaires du Canada et contre les primes de marché, refusant de participer aux démarches qui en légitiment l’attribution. Les rares collègues de ce département qui ont voulu s’en prévaloir ont donc dû passer outre leur assemblée départementale pour faire valoir leur « droit ».

Il importe de dire que les subventions à la recherche, aux revues savantes qui par définition ne peuvent survivre de leurs seuls revenus de ventes, à tout un ensemble de réalisations qui ne sauraient exister sans soutien public, que ces subventions doivent perdurer et être défendues. Cela ne veut pas dire pour autant que le mode d’attribution actuel des subventions aux chercheurs individuels ou regroupés puisse se poursuivre sans dommages irréparables – déjà parfaitement visibles – ni sans renoncer à la mission sociale de l’université. Mon « malaise » vient du fait que toutes les disciplines, et surtout celles qui depuis toujours étaient reconnues pour leur engagement critique dans la pensée et la création (philo, études littéraires, sciences politiques, arts et sciences humaines), tous ces domaines ont intériorisé ce discours de légitimation.

Depuis 20 ans, les membres de la communauté universitaire en sont venus à trouver normal que tout acte de recherche – qu’il consiste en l’écriture d’un essai littéraire, d’une analyse philosophique, d’une étude en histoire de l’art, travaux qui ne réclament aucun fonds substantiel – soit par essence subventionné, à défaut de quoi il apparaît irréalisable si ce n’est dépourvu de valeur. On appellera « laboratoire » le groupe des étudiants, payés par la subvention de recherche, qui effectuera le travail bibliographique, ou encore la recherche en bibliothèque, l’établissement de banques de données, etc. ; et l’on appellera « formation des chercheurs » cet engagement d’étudiants salariés pour accomplir les diverses tâches liées aux travaux d’un professeur. Ce qui constitue normalement pour des étudiants une part de leur formation que de participer à un groupe de recherche, est devenu, du fait de la rémunération de certains étudiants du groupe qui sont « rattachés à la subvention » d’un prof, un apprentissage qui participe de la désintégration de la collectivité dans la mesure où ces étudiants deviennent, sans doute innocemment, des facteurs de cette légitimation par financement surajouté. C’est ça aussi, de l’intérieur, l’économie du savoir.

Jamais, dans cet appel à la rentabilité de la parole, l’enseignement n’est pris en considération. Rappelons que 70 % de l’argent des subventions fédérale et provinciale octroyé aux chercheurs doit retourner aux étudiants sous forme de salaires (contrats de recherche, assistanats, etc.). Rappelons aussi que les étudiants sont eux-mêmes reconnus, valorisés (critères d’obtention de leurs bourses d’excellence octroyées par les mêmes organismes subventionnaires) pour leur capacité, « aptitudes », à intégrer des lieux de recherches subventionnés. Les profs se trouvent donc aux prises avec un devoir moral, puisque c’est à eux qu’il revient d’assurer un soutien financier (très partiel) aux étudiants qu’ils supervisent. Suivant cette logique, chaque collègue revendique sa participation aux demandes de subvention au nom des étudiants à former et à soutenir. La bonne foi n’interdit pas la collaboration aux contraintes idéologiques. Là est, malheureusement, la complexité du problème.

L’université n’est pas sous-financée, elle est mal financée, et nous avons contribué comme nous continuons de le faire à cette déstructuration de nos institutions fondées au départ sur la collégialité et l’équité. Des fonds de recherche faramineux sont déposés dans les coffres de l’université et ne peuvent être utilisés qu’à des fins dictées par les instances subventionnaires. Plus les professeurs sont subventionnés, plus ils dirigent de grosses équipes et d’énormes budgets, plus ils fonctionnent en PME, et moins ils enseignent, moins ils sont disponibles pour le service à la collectivité qui pourtant assure la souveraineté du corps et de l’âme de l’université.

La schizophrénie n’est pas la moindre conséquence de cette participation des profs aux diktats subventionnaires. Les demandes de subvention sont formatées à un point tel qu’il est très difficile d’échapper aux discours imposés (à leur forme qui est bien sûr aussi leur sens). Même ceux et celles qui disent ne pas y croire ou n’y croient pas, et ils sont nombreux et nombreuses – les collègues ne sont pas devenus du jour au lendemain d’inconscients bénéficiaires des fonds publics, ils savent encore, pour la plupart, reconnaître un travail à sa valeur intellectuelle – ; même ceux et celles qui affirment mordre la main qui les nourrit, en obtenant ces subventions et en les gérant selon les impératifs extérieurs, participent à la déstructuration radicale du tissu collectif que constitue la collégialité. Dans les universités, la demande de reconnaissance ne connaît pas de fin. Cette posture subjective qui aliène chacun et chacune au registre de la demande (de subvention, de reconnaissance pour ne pas dire d’amour) est à mon sens le mal le plus virulent et le moins bien « traité » de cette débâcle.

Le discours subventionnaire a trouvé sa légitimité auprès de tous, en instrumentalisant les étudiants. Mais c’est d’abord pour obtenir la bénédiction, l’admiration, la reconnaissance des pairs que ces subventions sont compulsivement demandées et compulsivement dépensées (nombreux voyages à l’étranger pour colloques pendant l’année universitaire, publications à un rythme que j’ose qualifier de pathologique). Oui, la communauté universitaire, qui n’a presque plus de communauté que le nom, est malade. Que transmet-elle aux étudiants qu’elle entraîne dans cette étonnante machine qui s’enraye maintenant sans qu’on sache pourquoi ?

Le lien d’enseignement et de recherche que les étudiants et les profs peuvent avoir et qui nécessite une liberté, une relation de confiance, un transfert, à quoi s’ajoute pour les profs une éthique qui consiste à soutenir les étudiants dans leur devenir singulier ; ce lien est désormais doublé très souvent d’un contrat entre employeur et employé qui brouille les enjeux, alors que les étudiants s’arriment aux objets de recherche d’un prof et sont de plus en plus « clonés » : effet direct de ce type de financement.

Hausser les frais de scolarité dans un tel contexte est une hypocrisie. Les étudiants auront de plus en plus, avec raison, la certitude de payer pour un service, et au bout du compte ils seront tellement endettés qu’ils pourront affirmer, sans qu’on puisse les contredire, ne rien devoir à personne. Il faut que tous nous retrouvions la liberté de penser et cela ne peut se faire qu’en réduisant les frais de scolarité et en reversant une partie des fonds de recherche dans les budgets de fonctionnement universitaire qui ne seront pas soumis au positivisme et à l’« efficience » des règles économiques.

Psychanalyse d’un trou de mémoire

Nous sommes actuellement au cœur d’un combat qu’il faut mener à terme et gagner. Ce que je souhaite apporter, ce sont des éléments de réflexion pour que la résistance s’installe et dure dans le temps. La résistance, c’est aussi une mémoire et une transmission. La grève étudiante nous ramène tous à ce devoir, à notre dette symbolique.

Cette notion nous vient de la psychanalyse. Elle a été mise de l’avant par Jacques Lacan qui l’a dégagée des analyses de Freud[6]. Comme la violence symbolique, la dette symbolique renvoie à l’ordre symbolique qui est l’ordre du langage. Pour nous, humains parlants, le rapport au monde passe par la médiation du mot, de la représentation, du symbole, par le représentant d’un pacte, et nous sommes pour ainsi dire redevables de cet ordre qui fonde l’espèce. Les mots, la langue, ne nous appartiennent pas, ils nous sont transmis, et le seul fait d’en hériter nous fait appartenir à un ensemble. C’est le symbole qui fait l’humain, et non l’inverse. Cet ordre dans lequel nous entrons en naissant constitue notre environnement primordial duquel nous ne sortirons pas. L’énoncé de cette évidence ne vise qu’à rappeler que la parole humaine règle les échanges avec le monde et que cette parole, avant même que les lois juridiques soient instituées par les sociétés humaines, est régie par des lois syntaxiques, métaphoriques, signifiantes qui m’obligent, moi, à m’assujettir à cet ordre si je veux survivre comme humain. Cet assujettissement nous fait justement sujets, porteurs d’un nom, inscrits dans une généalogie, une histoire, une culture, un discours, etc.

Rappeler qu’on est d’abord parlé par ceux qui nous accueillent et qui nous nomment, avant d’être parlant, n’est peut-être pas inutile en cette époque où l’instrumentalisation des savoirs ne va pas sans une croyance en l’instrumentalité du langage. Car cette parole, je la reçois non comme un outil dont je dois me servir, mais seulement parce qu’elle m’est adressée ; et du seul fait qu’elle m’appelle à surgir dans le monde, elle constitue une atteinte à ma complétude. Que me veut l’Autre qui me parle ? Voilà la question d’où nous venons, appelés croyons-nous à répondre à une demande dont l’objet nous restera toujours énigmatique.

Inadéquats à cet appel, nous ne rencontrerons le réel que de ce lieu du sens à interpréter. La fonction symbolique de la parole, c’est d’abord le fait que la parole, avant de dire quelque chose, ceci ou cela, a une fonction de lien, elle me lie à l’espèce et donc aux lois de cette espèce et à sa Loi fondamentale qui est celle du sens. Le cri qui, au départ de la vie, est pur cri, douleur, entre dans une articulation signifiante parce que, à ce cri, répond une parole, une présence. Ainsi sortons-nous du registre du besoin en souffrance pour entrer dans celui de la demande. Demande de l’autre qui s’entend dans le double sens, objectif et subjectif. Certains en restent là. Mais devenir sujet, c’est faire un pas de plus, renoncer à vouloir être comblant pour l’Autre qui, de toute façon, est de plus en plus intériorisé et irrepérable ; c’est accéder au registre du désir, assumer cet impératif éthique qui consiste, comme le disait Lacan, à ne pas céder sur son désir, ce qui ne veut pas dire tout se permettre, mais au contraire soutenir de ne pas répondre à ce que je suppose être la demande de l’Autre, pour faire place à une parole inédite dont je pourrai me reconnaître responsable, et signer.

Le sens est à faire, nous en avons la responsabilité. Depuis le recul des contenus de sens prêts-à-porter qu’ont pu être certaines religions et certaines idéologies, on mesure sans doute mieux ce que cette responsabilité engage. C’est la liberté de cette obligation qui me fait paradoxalement reconnaître qu’il existe une dette symbolique par rapport à laquelle je ne suis pas libre. Il n’y a pas de mode d’emploi pour le paiement de cette dette. Et pire encore, cette dette, on ne peut pas la rembourser, on ne peut que la reconduire sans cesse. Que le sens soit à faire veut dire qu’il faut l’interpréter, poursuivre l’héritage en le re-signifiant pour soi, pour la génération suivante. Qu’un enfant soit en droit de reprocher à son père de n’avoir rien assumé de ce côté, on en trouvera sans doute la preuve la plus belle dans La lettre au père de Kafka.

La parole nous vient avec une exigence qui est celle de la perpétuer, de le réinventer, de la transmettre comme un devoir de sens. C’est un legs universel avec lequel je dois composer pour devenir qui je suis. Cette dette symbolique, c’est la dette que nous avons tous à l’égard de la parole. L’impensable nous convie constamment à penser. De cela, nous devons aussi témoigner devant nos étudiants. Une question s’impose : « Qu’as-tu fait de la parole que tu as reçue ? » Cette question appelle une histoire. Elle ne trouve aucune réponse dans tout ce qui me conduit à croire que c’est la société, l’institution, mes pairs qui me doivent reconnaissance.

L’université est par excellence le lieu où la dette symbolique peut être reconduite, relancée, assumée, le lieu où la parole se transmet comme devoir de bien dire, d’analyser, de parler juste. Or c’est le rapport à l’objet pour lui-même que nous avons perdu, l’objet du désir, ce qu’on appelle communément l’objet de « recherche », l’objet de savoir, l’objet de création, l’objet à créer, l’objet à transmettre. Je fais l’hypothèse que la course aux subventions a ce pouvoir de nous soulager, nous dispensant de la dette symbolique. Ce qui explique, si elle ne l’excuse pas, notre capitulation collective. Dans la course aux subventions où chacun ne se reconnaît plus aucune dette, mais au contraire, réclame en permanence un dû évalué à la production de sa parole, c’est notre âme que nous avons perdue, vendue.

Les jeunes collègues qui arrivent dans nos départements sont souvent écrasés devant la productivité et les milliers de dollars dont reluisent les CV de leurs aînés. Leur culpabilité, leur terreur parfois est palpable, convaincus qu’ils sont de devoir élaborer des projets de recherches finançables dans la langue imposée. Ma réaction est souvent de leur dire que cette culpabilité se soigne. Le traitement commence par l’effort qui consiste à se mesurer soi-même à sa juste parole et à l’aune de l’accomplissement d’un désir qui, lui, restera en souffrance s’il demeure méconnu. Le surmoi tyrannique qui les enjoint à produire et à se faire valoir au concours de la productivité se nourrit précisément de cette surenchère. Plus on lui obéit, plus le surmoi est cruel. Cela aussi, c’est la psychanalyse qui nous l’apprend, quand ce n’est pas tout simplement l’expérience. Il n’y a aucun espoir de l’assouvir. Voir Freud « Malaise dans la culture » !

Que puis-je espérer ?

Je placerai ici une devise que j’ai faite mienne depuis plusieurs années. Elle me vient de Guillaume d’Orange qui a mené les Protestants contre l’empire catholique de Philippe »II d’Espagne, au XVIe siècle (1533-1584). Mais tous les contextes de résistance aux pouvoirs établis permettent de la convoquer : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ».

C’est dans cet esprit que j’ai entrepris d’écrire cette lettre aux collègues et aux étudiants. Bien que j’admire la grandeur de la proposition de mon collègue Normand Baillargeon avec qui je partage l’analyse d’une situation, je ne crois pas, pour ma part, ni n’aspire à un « enseignement parallèle[7] ». J’aime l’université telle que le Québec des années 70 l’a inventée (c’est-à-dire l’UQAM que j’ai connue à mon arrivée comme professeure en 1992) et que nous sommes en train de désintégrer au grand complet. Il faudrait plus simplement (!) revenir à des valeurs fondamentales à l’intérieur de nos universités. Si le financement demeure nécessaire à la diffusion de la pensée, aux colloques, aux revues savantes, il est surtout essentiel pour permettre l’accessibilité des étudiants à un enseignement qui retrouverait toutes ses lettres de noblesse.

Les 3/4 des subventions actuellement attribuées aux individus, les Chaires du Canada et les FCI (Fonds canadien à l’innovation) attribués en sciences humaines, pourraient par exemple être retournés sans grand dommage dans les fonds publics québécois pour l’éducation (juridiction du Québec et non du Canada une fois de plus immiscé dans les pouvoirs du demi-colonisé qui n’a d’ailleurs pas bronché). Cela permettrait de ne pas hausser les frais de scolarité (il s’agit de centaines de millions dispersés). Il faudrait aussi exiger que les subventions individuelles qui créent les PME à l’intérieur de l’université soient redistribuées aux endroits essentiels, et que les profs considèrent que leur mission de recherche est tout à fait bien rétribuée par leur salaire. Des fonds de recherche restreints et issus de la supervision de mémoires et de thèses, comme c’est le cas à l’UQAM, suffisent amplement à soutenir quelques dépenses et sont octroyés universellement, directement rattachés qu’ils sont à l’enseignement. Il faudrait aussi que les étudiants choisissent d’assumer courageusement leurs objets d’études au lieu de souscrire aux propositions payantes, qu’on leur fait aussi pour nourrir des CV et obtenir encore plus d’argent. Comme on le voit, cette réforme fait appel à une certaine résistance qui s’appuie sur une délégitimation assumée des critères de subvention.

Je suis rattachée à un département où pendant des années, malgré l’entrée massive des fonds publics en subventions individuelles, une majorité de collègues est demeurée engagée de manière incontestable dans l’enseignement et l’encadrement intellectuel des étudiants. Cela ne change malheureusement pas la réalité d’un financement aliénant qui est devenu, au regard du discours actuel sur la hausse des droits de scolarité, indéfendable de mon point de vue. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des états généraux sur l’éducation qui proposent de revoir l’ensemble de l’idéologie associée à l’éducation, et une redistribution du financement de nos institutions. L’université ne manque pas d’argent. Elle modernise même ses locaux à même une part des budgets FCI, part que l’on ne peut utiliser ni pour la recherche, ni pour l’enseignement, ni pour les étudiants. Et ce sont les détenteurs de ces budgets, collègues de l’assemblée, qui viennent en grands princes offrir leur manne au comité de direction qui doit la recevoir avec reconnaissance. Argent offert de force à la communauté dans la mesure où s’il n’est pas dépensé, il retourne à l’envoyeur, ce qui apparaît, on ne sait pourquoi, comme un scandale. Le scandale est à mon sens bien plutôt dans la dilapidation de ces fonds disproportionnés par rapport aux besoins réels, alors que Monsieur le Ministre martèle son refrain de « la juste part ».

 

 


 

[1] Éric Martin, Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et de l’économie du savoir, Montréal, Lux Éditeur, 2011.

[2] Normand Baillargeon, Je ne suis pas une PME. Plaidoyer pour une université publique, Montréal, Éditions Poètes de brousse, 2011.

[3] Voir Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p. 18 ; et Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, Points, 2001.

[4] Voir Daniel Sibony, Nom de Dieu, Paris, Seuil, Couleur des idées, 2002.

[5] On pourra lire sur cette question qui se formule aussi dans les universités françaises, Vincent Descombes, « L’identité collective d’un corps enseignant », intervention prononcée dans son séminaire de recherche le 16 février 2009, dans le cadre de l’initiative « Changeons le programme » par laquelle certains des enseignants de l’EHESS apportent leur soutien au mouvement des universitaires contre le projet de décret visant à modifier leur statut, www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090303_descombes.pdf

« Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université. »

[6] Jacques Lacan, Le mythe individuel du névrosé (lecture de « L’Homme aux rats »), Paris, Seuil 2007.

[7] Normand Baillargeon, Op. cit. p. 80

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