La Grande Tribu – C’est la faute à Papineau

Extrait du premier chapitre à paraître de l’ouvrage en titre

Je suis vivant et j’ai hâte. Mais vivant comment et hâte pourquoi, je ne sais pas bien, ni pour le fond ni pour la forme. Le docteur Avincenne dit que c’est la faute à Papineau, que mon passé est plein de cette faute-là, que c’est pareil pour mon présent et que ça ne sera pas mieux dans mon avenir. Il dit aussi que ça serait souhaitable pour moi et pour le Kebek que je m’y fasse – ou m’y défasse, car je ne me souviens pas lequel des deux mots il a employé : le docteur Avincenne ne parle pas pour que je le comprenne. S’il me soigne, ce n’est pas pour mon bien, mais pour le sien. Les grands chiens-bicyclettes sur lesquels il monte quand il se force à venir vers moi coûtent cher à nourrir et à entretenir, ils sont voraces et s’usent rapidement, ou bien ils se laissent kidnapper par les Américains qui en font de la viande hachée pour hamburgers.

Lorsque je l’informe sur le sort que subissent ses grands chiens-bicyclettes, le docteur Avincenne me rétorque simplement que je ne vais pas mieux qu’avant et que si je persiste ainsi à ne pas aller mieux qu’avant, il n’aura pas d’autre choix que celui de me médicamenter autrement que je le suis, par des drogues si dures que je ne saurai même plus que je suis vivant et que j’ai hâte.

Quand le docteur Avincenne me sermonne ainsi, je me rentre tout entier le corps dans la tête et je laisse passer l’orage. Les orages, ça passe mieux si on les affronte en chantouillant, chantonnant, chantant. Je tiens ça de ma Moman, qui fut une grande cantatrice en ce temps-là que je n’étais pas bien vivant et que je n’avais pas hâte. Je passais mes journées et mes nuits allongé sur un lit sans matelas ni sommier parce que je suis né mal à propos, par le siège plutôt que par la tête, et l’usage forcené des forceps m’a fait venir au monde pire que ce que j’étais déjà dans le ventre de ma Moman. Dans le ventre de ma Moman, je n’étais pas beau à voir : de toutes petites jambes, presque pas de bras et une grosse tête comme celle à Papineau. Elle ne voulait pas passer dans le col de l’utérus de ma Moman à cause que mon Popa y avait remisé plein de vieux boulons, écrous, vis et clous à tête carrée parce que ma Moman enceinte était sujette aux hémorragies et qu’en s’oxydant, les boulons, écrous, vis et clous à tête carrée constituent de formidables coagulants. C’est du moins ce que croyait mon Popa, qui fut le roi des patenteux malgré la petite tête qu’il avait, à peine de quoi porter dessus un chapeau grand comme ma main.

Tous ces maux nous sont venus
De tous ces gueux vêtus
Qui s’emparent des affaires
Intérieures, étrangères.
Si tout s’en va-t-à vau-l’eau
C’est la faute à Papineau
C’est la faute, faute, faute,
C’est la faute à Papineau !

Voilà encore que je chante ce qui me chante tandis que je déambule dans ce château, ce manoir, cet asile ou cette maison, de ce bord-ci ou au-delà de la mer Océane, des Grands Lacs ou de la rivière des Outaouais, car comment pourrais-je définir ce lieu changeant où je me trouve, parfois si immense que je ne peux pas en faire le tour complet en une journée, et parfois si étroit que je me cogne partout la tête, sans grand profit pour ma tranquillité de corps et d’esprit : à force de me heurter aux boiseries des portes, aux meubles hauts sur pattes et aux poutres mal équarries des plafonds, tout ce que je finis par avoir c’est du front tout le tour de la caboche, et ce front-là est si bossué que j’en perds mon orientement : je ne reconnais plus ni les aires ni les êtres, j’ai le dedans de la tête en feu, ce qui me fait devenir extrêmement fébrile, avec une seule pensée qui me taraude : porter à l’extérieur cet incendie en train de me consumer.

Le docteur Avincenne dit que j’essaie trop de me penser, que je suis mal doué pour, que je serais mieux de mettre toute mon attention à exécuter les petits contrats qu’il me donne : par exemple, aller de la cuisine à la buanderie, tendre les bras par devant pour qu’on y mette dessus une pile de caleçons propres puis, chargé comme la mule d’Émile Nelligan, m’en revenir en mon quartier en suivant les flèches rouges qu’on a peintes sur les murs juste pour moi. Des fois, j’en profite tout simplement pour fuir, m’éfuir, m’enfuir. J’aime bien tout ce qui fugue, que ce soit avec ou sans musique, avec ou sans strette. Je chevauche toujours quand je fugue, au pas, au trot, au galop, tous les rythmes me sont possibles et c’est encore mieux quand il vente fort, qu’il fait froid à geler un ours polaire sur sa banquise en terre de Baffin : le vent fort et froid éteint le feu qu’il y a dans ma tête. Il éteint aussi l’envie que j’ai toujours d’incendier tout ce qui se trouve à ma portée, une corbeille pleine de papiers froissés, une pile de livres, un grand sac de pelotes de laine, une armoire remplie de caleçons, de jaquettes blanches et de camisoles de force. Quand souffle le feu par le trou que j’ai dans le crâne, ce n’est pas beau ce que je laisse derrière moi, c’est pire que le mercredi des cendres, c’est table rase partout, c’est post-apocalyptique.

Si tout s’en va à vau-l’eau

C’est la faute à Papineau

C’est la faute, faute, faute

C’est la faute à Papineau !

– Cesse de chanter, me dit le docteur Avincenne. En plus de chanter faux, tu ne sais pas ce que tu chantes. Le comprends-tu au moins ?

Je n’ai pas rétorqué au docteur Avincenne. J’ai pensé à l’armoire remplie de caleçons, de jaquettes blanches, de camisoles de force, puis je me suis dit que pour me rebeller je choisirais mal si je le faisais pendant une visite du docteur Avincenne. La journée est encore jeune et le temps, fort beau, ne risque pas de médire de lui-même avant l’établissement de la brunante, quand le chien et le loup feront pattes grises pour mieux hurler au fond des bois. Assis sur mon banc, je joue à l’innocent, grosse tête et petit corps sans attraits ni méfaits, tandis que le docteur Avincenne fait semblant de m’examiner. Même si mes jambes sont des prothèses, je sens pareil sa grosse main moite qui glisse dessus, puis tapote celle de gauche, puis tapote celle de droite. Quand j’ai perdu mes jambes à cause de la bactérie mangeuse de chair, c’est le docteur Avincenne qui m’a opéré. Quand la mort de Moman m’a laissé orphelin et que c’est devenu une tumeur dans mon cerveau, c’est encore le docteur Avincenne qui m’a opéré. Depuis, j’ai ce trou dans le crâne, qui ne veut pas se refermer, ce qui est une cause de grands tracas scientifiques pour le docteur Avincenne. Il ne veut pas se faire à l’idée qu’avec ou sans trou dans le crâne, je resterai toujours tel que je fuis, m’éfuis, m’enfuis, peu fiable et peu fier, angoisseux et languissable, mais néanmoins patriote et rebelle.

Avec de l’huile de Saint-Joseph, le docteur Avincenne me frotte les oreilles. Il est sur son départ et tient à ce que j’entende comme il faut ce qu’il a à me dire :

– Tant que je ne reviendrai pas, occupe-toi à ne pas penser. Regarde les arbres et les oiseaux qui nichent dedans. Si tu t’y exerces comme du monde, tu verras vite que la beauté est simple, qu’elle ne se pose pas de questions filousophiques parce qu’elle se contente d’être ce qu’elle fut toujours, offrante et offerte. Mange bien, digère bien, dors bien. Quand on mange bien, digère bien et dort bien, le cauchemar est une queue de poêlonne inoffensive : même le feu de l’enfer ne pourrait pas prendre dedans.

J’ai fait un hochet de ma tête en guise d’assentiment, puis j’ai fermé les yeux pour ne pas voir le docteur Avincenne monter sur son grand chien-bicyclette et disparaître, ni vu ni reconnu, derrière le rideau d’épinettes à corneilles qui cache à tout regard inquisiteur, même le folliculaire, ce château, ce manoir, cet asile ou cette simple maison qu’on me détient et me retient dedans parce que je suis pour la science des particules ce qui lui est arrivé de plus excitant depuis l’invention du pâté chinois, de la ceinture fléchie et du grand-père noyé dans le sirop d’érable. J’ai la grosse tête à Papineau et ça fait plusieurs générations déjà qu’on n’en a pas vu de semblables de Hull à Blanc-Sablon, de Sainte-Rose-du-Dégelé à Kangiksujuaq. Le seul problème que j’ai, c’est que personne en mes alentours ne semble se rendre compte qu’à moi seul, je constitue toute la nation, son idée raciale et son idée civile, son idée de rébellion et son idée d’indépendance. Mais la journée, je l’ai déjà dit, est encore bien jeune et tout, même l’impensé et l’impensable, peut s’y advenir, au-delà ou de ce bord-ci de la mer Océane, des Grands Lacs ou de la rivière des Outaouais.

À part la cuisine dont on ne m’interdit pas l’accès tout le temps que dure le jour, je n’ai aucune place où déambuler dans ce château, ce manoir, cet asile ou cette maison : les portes qui mènent vers l’ailleurs sont toutes fermées à clé, sinon cadenassées, et les nombreux corridors y conduisant forment un labyrinthe si complexe que même Pénélope en perdrait sa quenouille si elle s’y aventurait. En fait, il n’y a que le couloir entre la cuisine et la buanderie qui soit praticable, à cause des grosses flèches rouges peintes sur les murs. Les flèches sont phosphorescentes et c’est heureux qu’elles le soient : les fenêtres du couloir sont grillagées et munies de volets qu’on tient presque tout le temps fermés. S’engager dans le couloir, c’est donc se jeter dans la gueule du loup et courir le risque de s’y faire déchiqueter sans équipollent avec rien. Pour que je m’y résolve, il faut donc que je sois bien vivant et que j’aie bien hâte. Il y a des jours comme ça, qu’on se sent fendant à faire chier, vaniteux comme un grand seigneur et la tête pleine de mécréance, à déjecter de soi aussi violemment que possible parce que sinon, on brûlerait trop par l’intérieur, on se consumerait comme autant de flammèches quand un feu de paille prend dedans.

Moi, je ne veux pas finir comme l’orignal épormyable qui dirige la buanderie en ne cessant pas de tonitruer des insanités, et je ne veux pas finir non plus comme celui dont le docteur Avincenne voudrait que je prenne la relève pour le transport des caleçons, des jaquettes et des camisoles de force entre la buanderie et la cuisine. Ce transporteur-là s’appelle Émile Nelligan, fut longtemps considéré dans la Cité et Ville comme le plus grand des poètes kebekois. Quand il y avait des nuits de la poésie, on le portait partout en triomphe, on mêlait l’absinthe à son abstinence, et c’est ainsi que tout s’est mis à chavirer, dans la tête de Nelligan comme en tous ses environs. Aujourd’hui, le plus grand des poètes kebekois copie dans de petits carnets les poèmes de Verlaine qu’il n’a pas encore oubliés et essaie de faire accroire au monde qu’ils sont de son invention. Si le docteur Avincenne laisse faire, c’est que Nelligan n’est pas la tête à Papineau. Quand on n’est pas la tête à Papineau, on ne représente pas beaucoup de danger pour la société, on est pour ainsi dire irréel, on se meut dans la poussière sans la soulever, on meurt dans l’indifférence, sinon dans l’oubli, on ne laisse même pas de souvenirs. Que des caleçons, des jaquettes et des camisoles de force tout au long de ce couloir qui va de la buanderie à la cuisine, et de la cuisine à la buanderie, dans ce château, ce manoir, cet asile ou cette maison qu’on me force à rester dedans même si maintenant je suis pourvu de solides prothèses qui me rendent aptes à marcher aussi bien que si j’avais des jambes de marathonien.

Toutes les fois que j’entre dans la buanderie, je ne suis pas fou de m’y voir. Ça sent trop le linge sale mouillé, c’est si humide et si chaud que j’y respire mal, je m’y détrempe, ce qui est toujours catastrophique pour le trou que j’ai dans le crâne, car il a la fâcheuse tendance à se dessécher quand c’est trop humide et trop chaud à l’extérieur. Un petit quart d’heure dans la buanderie et le mal de tête me poigne, lancinant et lacérant. Je deviens rouge tout partout, mes yeux s’exorbitent, mes mâchoires se contractent et j’ai la langue si épaisse que je n’arriverais pas à la trancher avec mes dents même si je mettais dessus toute la pression dont je suis capable.

Quand j’en suis là avec le trou que j’ai dans le crâne, la peur me prend à brasse-corps et qui trop embrase ne s’éteint plus aisément. Le docteur Avincenne dit que l’assèchement momentané du trou que j’ai dans le crâne n’a rien à voir avec la peur qui se jette sur moi dès que je passe plus de quinze minutes dans la buanderie. Il dit que c’est ma culpabilité qui en est responsable. Quand je demande au docteur Avincenne de quoi je pourrais être à ce point coupable, il hausse les épaules et me rétorque : « Tu ne peux pas comprendre ce que c’est que l’hystérie historique. Tu en vis et c’est déjà au-dessus de tes forces. Ne cherche pas plus loin si tu ne veux pas passer une autre fois par l’électrochoc, la lobotomie, voire l’éviration ou l’insulinothérapie. Quand on se prend trop pour la tête à Papineau, on ne finit même pas bedeau. »

Heureusement que l’orignal épormyable qui est en charge de la buanderie n’est pas très porté sur la surveillance, car autrement je ne serais pas mieux que mort. Comme Émile Nelligan, l’orignal épormyable a déjà été poète, du genre très claironnant et vociférateur, ce qui n’a pas fait l’affaire de grand-monde à cause que ça se claironnait et vociférait dans une langue pour ainsi dire secrète, parfois rauque comme l’est l’allemande, parfois gutturale comme l’est l’irlandaise, et parfois punique comme l’est la romaine. Si un éléphant ça trompe énormément, l’orignal épormyable est porteur d’autrement plus de violence, il est fait pour charger, et sans qu’on ait besoin de le provoquer. C’était donc mal endurant dans une ville aussi pacifique que l’est le Grand Morial depuis que le vieux brûlot Colborne a écrasé les rébellions de 1837-1838 et que les Anglais ont mis le feu au Parlement fédéral parce qu’ils ne voulaient pas qu’on dédommage tous ceux-là par-devers lesquels le vieux brûlot Colborne avait perpétré ses crimes de guerre. Un poète rebelle, passe encore. Mais un poète révolutionnaire, qu’en faire quand ça ne cesse pas de hurler comme les mille et un gueulards du Saint-Maurice, et dans une langue autre que celle de la sagesse des nations ?

Le docteur Avincenne s’est donc occupé de l’orignal épormyable. Une série d’électrochocs, puis la lobotomie, peut-être même la découpe des nerfs : le coffre kebekois à outils du docteur Avincenne est pour ainsi dire inépuisable, plein de lendemains mal chantés pour ceux-là qui se laissent charcuter par lui. Aussi je ne m’approche jamais de l’orignal épormyable, car il n’est pas fiable dans l’ordre de ses émotions : s’il est assis, ce n’est jamais pour longtemps. Et s’il paraît être alors d’un calme olympien, ce n’est jamais pour longtemps non plus. Un moment donné, la formidable masse s’ébranle et charge à l’aveugle, avec tant de férocité que rien ne lui résiste. Les murs de la buanderie sont pleins de brèches, les madriers fendus, les pierres décimentées, les barreaux aux fenêtres tordus. Ça contribuerait à me rendre plus angoisseux et peureux que je le suis si je ne trouvais pas un bon côté à la furiosité de l’orignal épormyable. Des brèches dans les murs, des madriers fendus, des pierres décimentées et des barreaux tordus aux fenêtres, ça prend parfois pas grand-chose pour que ça s’écroule par panneaux et par pans. C’est déjà arrivé trois fois depuis que je suis dans ce château, ce manoir, cet asile ou cette maison ; et les trois fois, j’en ai profité pour fuir, m’éfuir, m’enfuir, si loin que l’ici s’y perd pour ainsi dire à perte de vue. Bien sûr, le docteur Avincenne m’a chaque fois rattrapé et m’a chaque fois réprimé sauvagement, mais qu’importe ! Même quand je reste assis à la grande table de la cuisine, à coudre patiemment à la machine de petites robes pour enfants, le docteur Avincenne ne cesse pas de m’engueuler, de me fustiger et de me fouetter : je ne couds jamais assez vite pour lui, je gaspille trop de fil et de tissus, je salis les étoffes parce que je suis allergique au tweed anglais et qu’en éternuant dessus, je le morve désastreusement.

Terré derrière un gros ballot de linge sale, j’attends que l’orignal épormyable sorte de sa torpeur, piaffe, renâcle puis, prenant l’un des murs de la buanderie pour un ennemi de la poésie mal déguisé, se jette dessus avec frénésie et fracas. Des fois, c’est long avant que le premier coup de tête ne frappe le mur. Ça dépend du temps qu’a duré la séance d’électrochocs de la veille, ça dépend du temps que l’orignal épormyable a passé sur la sainte table d’opération à s’y faire lobotomiser par le docteur Avincenne, ça dépend de n’importe quoi en son n’importe comment : quand tu es patient, tu n’es pas grand seigneur, tu n’as pas la tête à Papineau et tu ne vaux pas grand-chose dans l’ordre de la résistance.

Par trois fois, l’orignal épormyable bâille à s’en décrocher les mâchoires et à en avaler l’énorme moustache qui se tient debout toute seule sous son nez, prodigieux aussi. Par trois fois, ça brame puissamment à en faire revoler partout les caleçons, jaquettes et camisoles de force qui sèchent sur les nombreuses cordes à linge installées partout dans la buanderie :

Marches de crème
Support de gaine
À l’Épi à l’Épi chédor cher darmitor
Soutiens-nous
Soutenons-nous
Soutenons-le
Échelle farcie
Dans le temps embrumé
Empruné englaisé
Par la barbe des femmes désossées
Sé sé
È è è!

Cette voix vociférante que l’enragement dedans est comme pour ainsi dire à marge éperdue, quel retentissement elle fait dans le trou que j’ai dans le crâne ! J’en vibre et vribe comme si je me préparais à tomber au beau mitan de la danse de Saint-Guy, dans ce temps embrumé, empruné et englaisé que pourfend l’orignal épormyable. On a tous tant besoin de vivre à la barbe des femmes désossées ! Si je ne me détenais pas si mal en mon moi-même à cause du trou de plus en plus asséchant que j’ai dans le crâne, je ferais d’une pierre deux corps, je me précipiterais vers l’orignal épormyable, je me laisserais prendre dans ses bras, il se laisserait prendre dans les miens, et ça serait l’égalité, la fraternité et la liberté pour toujours et à jamais.

J’en suis là, à me réfléchir ainsi, quand l’orignal épormyable se jette tout par devant, tête baissée, ses hauts bois dressés, son cou rendu monstrueux par les énormes veines pourpres qui y saillent. Le bruit que ça fait lorsque les hauts bois donnent contre le mur, ça ne peut pas se dire tellement c’est fracassant. De la pierre déboule, du plâtre s’émiette, en incandescents bouquets de poussière, le torchis se délatte, les clous pètent dans les murs, leurs têtes carrées se projetant jusqu’au fond de la buanderie. Assommé, l’orignal épormyable n’a plus de jambes : affalé de tout son long sur une pile de camisoles de force, il brame, mais c’est presque inaudible à cause du sang qui lui coule de la bouche :

Je n’aurai plus mal aux dents.
Pourquoi voulez-vous que je revive ?
Mais quoi ? Mais quoi ?
On me réveille par la torture.
Je dors. Je dors. Je veux dormir.
Où est la vie ?

Si j’étais fin, il y aurait plein de commisération en moi, j’en oublierais que je veux fuir, m’éfuir, m’enfuir de ce bord-ci ou de l’autre de la mer Océane, des Grands Lacs ou de la rivière des Outaouais, et je me jetterais sur les formes inanimées de l’orignal épormyable, je presserais ses désembrements contre mon maigre corps, je boirais le sang par lequel sa vie s’écoule et, en le mordant à la base du cou, je lui donnerais de ma vitalité, de mes humeurs et de mes émois, j’en referais une bête implacable, mille fois plus rebelle qu’elle ne l’a jamais été, aussi bien dans son corps que dans sa poésie. Mais je ne suis pas fin, pas plus avec mon moi-même qu’avec le moi-même des autres. C’est rare quand je ne pense pas qu’à moi. Je suis égoïste de la première à la dernière ligne comme tous ceux dont la simple survie est l’affaire de chacun des moments qu’ils subissent et qui les dominent comme autant de tortures qu’on leur imposerait, supplice de Tantale, peine du Pal, écartèlement des membres inférieurs, coupe des oreilles et du nez, crevage d’yeux et enterrement vivant. Que j’en connais long sur le sujet, d’Angleterre et d’ailleurs !

Tableau encadré de terreur et d’ignominie.
Cette goutte de sang sur mon crâne.

Furtivement, je passe le bout des doigts dessus pour que la goutte de sang ne parvienne pas jusqu’au trou que j’ai dans le crâne, du côté de mon oreille gauche, entre son marteau et l’enclume. Le trou que j’ai dans le crâne est allergique à la couleur du sang, à l’odeur du sang, au cœur du sang. Si la goutte tombait dedans, je revivrais l’an premier de la Grande Catastrophe, quand du ventre de ma Moman ça s’est mal naissu et que ça a rendu nécessaire la répression par forceps forcenés, si mal pris en mains par le docteur Avincenne que mes tempes si chaudes en furent écrasées, mes jambes paralysées, mon ventre encoliqué pour ainsi dire à demeure malgré l’emploi à répétition des cataplasmes de moutarde forte et l’ingurgitation abusive de verte et sûrette rhubarbe.

Je souffre !
Je souffre !
Pipine l’a dit !
La fin recommence !
La fin recommence !

Ainsi maugrée l’orignal épormyable affalé de tout son long sur la pile de camisoles de force, sa grosse tête fendue à moitié, son front aussi pâle que l’est l’éternité au royaume des limbes. Pour atteindre le bleu du ciel qui cligne de l’œil au travers de la brèche qu’il y a dans le mur, je ne peux pas faire autrement que de passer sur le corps presque mort de l’orignal épormyable : sa masse est trop lourde pour que je puisse la bouger, ne serait-ce que de quelques pieds vers la gauche, ce qui serait suffisant pour me libérer parfaitement le passage menant tout droit vers le bleu du ciel, la mer Océane, les Grands Lacs ou la rivière des Outaouais. Je n’aime pas piétiner, ça me rend instable sur mes prothèses, ça me donne le mal dwe mer, le cœur se met à me cogner tout de travers dans la poitrine, je sombrerais dans l’hystérie historique si je me laissais aller au mauvais penchant que j’ai de croire que tout est toujours au-dessus de mes forces et de ma volonté. Voilà qui explique sans doute que s’il y a référendum, je ne m’exprime jamais que par la négation : j’ai tellement peur que je fasse peur que ça fait peur !

Il pouvait passer.
Rien ne l’empêchait de passer.
Baiser.
Baiser sur les lèvres roses
De l’évasion.

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