Cinquante ans de syndicalisme professoral universitaire

Il y a cinquante ans, au tournant des années 1970 et 1971, naissaient au Québec les premiers syndicats accrédités de professeurs d’université. Quatre syndicats ont ouvert la voie, deux représentant l’ensemble du corps professoral de leur établissement, le Syndicat des professeurs de l’Université du Québec à Montréal (SPUQ) et le Syndicat des professeurs de l’Université du Québec à Trois-Rivières (SPUQTR)1, et deux associations représentant les professeurs d’une discipline spécifique, soit l’Association des ingénieurs professeurs en sciences appliquées de l’Université de Sherbrooke (AIPSA) et l’Association des professeurs de l’École polytechnique (APEP), affiliée à l’Université de Montréal2.

Sur les traces du SPUQ et du SPUQTR, des syndicats se sont constitués au cours des années 1970 et 1980 dans les autres constituantes de l’Université du Québec. Dans les universités qui existaient préalablement à la création de l’Université du Québec, des accréditations syndicales ont été décernées, en 1974 et 1975, au Syndicat des professeurs de l’Université de Sherbrooke (SPPUS), au Syndicat des professeurs de l’Université Laval (SPUL) et au Syndicat général des professeurs de l’Université de Montréal (SGPUM). Dans les universités anglophones, l’Association des professeurs de Bishop’s University (APBU) a été accréditée en 1975 et l’Association des professeurs de l’Université Concordia (APUC-CUFA), en 1981. L’Association des professeurs et bibliothécaires de l’Université McGill (APBM-MAUT) demeure aujourd’hui au Québec la seule association de professeurs d’université non accréditée3.

Un an après l’obtention de son accréditation, le SPUQ a signé une première convention collective, après neuf mois de négociation et deux semaines et demie de grève. Cette convention collective a servi de modèle à celles qui sont intervenues dans les autres constituantes du réseau de l’Université du Québec. Elle a également constitué une référence incontournable pour les conventions collectives des autres universités au Québec et contribué de manière décisive au mouvement de syndicalisation des professeurs du secteur universitaire.

Une deuxième grève du SPUQ a été nécessaire pour préserver et renforcer les acquis de celle de 1971 et bloquer la tentative d’implantation d’une réforme majeure destinée à faire table rase des structures démocratiques de la nouvelle université, connue comme la « Réforme Després », du nom de son instigateur, le président de l’Université du Québec, Robert Després. Cette réforme a été mise en échec par une levée de boucliers de l’ensemble des syndicats de l’UQ (professeurs, chargés de cours et employés de soutien) qui a culminé dans une grève victorieuse de quatre mois du SPUQ, du 18 octobre 1976 au 17 février 1977.

Inutile de dire qu’il n’était pas dans les projets de la nouvelle université d’accorder permanence et sécurité d’emploi à un corps professoral qu’on aurait souhaité pouvoir gérer de la manière la plus discrétionnaire qui soit. Inutile de dire qu’il n’était pas de son intention non plus d’accorder une large autonomie aux assemblées départementales, de voir les directeurs de département puiser leur autorité de ces assemblées, ni de laisser les professeurs et les étudiants, majoritaires à la Commission des études, influencer de manière prépondérante les orientations de l’enseignement et de la recherche.

L’Université voulait plutôt affirmer ses droits de gérance, instaurer des catégories de professeurs, certains ayant le statut de chercheur, d’autres celui de simple donneur de cours, s’approprier les droits d’auteur sur toute production scientifique, littéraire ou artistique, accomplie par les professeurs dans l’exercice de leurs fonctions. Elle refusait aussi, ce qui n’est pas un fait divers, d’inscrire dans la convention collective une clause de liberté académique et de non-discrimination en raison du sexe, des opinions politiques et de la religion.

Reconnaissant le besoin d’unir leur action à celle de leurs collègues d’autres constituantes et à celle des syndiqués d’autres secteurs, les professeurs et professeurs du réseau de l’UQ, selon des modalités qui ont varié d’un syndicat à l’autre, se sont affiliés à des centrales ou à des fédérations syndicales à divers moments de leur parcours. Constitué comme syndicat affilié à la CSN, le SPUQ y a été rejoint par le SPUQTR et par le SPUQAR au cours des années 1970, alors que le SPPUQAC, le SPINRS et l’ancêtre du SPUQO (Direction des études universitaires de l’Ouest du Québec) se sont affiliés à la CEQ, qui est devenue la CSQ en 2000. Tous sauf le SPUQ se sont désaffiliés de la CSN et de la CSQ au cours des années suivantes, et tous se sont affiliés à la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU), fondée en 1991. En 2014, le SPUQO a renoué avec la tendance des années 1970 et s’est affilié à la CSN, tout en maintenant, à l’instar du SPUQ, son affiliation à la FQPPU.

Du projet de « l’Université du Québec totale », à l’UQ de ses seules constituantes

Lors d’une conférence prononcée à l’UQAM à l’invitation du SPUQ en 1990, le sociologue Guy Rocher, qui avait été membre de la commission Parent4 au début des années 1960, a rappelé les termes du projet dans lequel la loi qui a créé l’Université du Québec en 1968 avait été conçue, au sein du ministère de l’Éducation tout nouvellement créé (1964), soit celui du réseau de l’« Université du Québec totale », réunissant l’ensemble des établissements universitaires sur le territoire du Québec. On se replia ensuite sur un projet différent, celui de la création, dans un premier temps, du seul réseau des constituantes de l’Université du Québec, créée en 1968. Par les tensions qu’elle susciterait, l’UQ jouerait le rôle du « virus introduit dans le système », qui mènerait par la suite à l’« Université du Québec totale5 ».

La finalité ultime de la fondation de l’Université du Québec étant la constitution d’un réseau universitaire public unique, la Loi de 1968 comprenait, dans cette perspective, des dispositions permettant l’intégration à l’Université du Québec de toute université existante qui reconnaîtrait sa dimension publique.

Comme on le sait, un seul établissement existant est venu s’intégrer au réseau de l’UQ en vertu de l’article 58 de sa loi constitutive, soit l’Institut Armand-Frappier (IAF), ancien Institut de microbiologie et d’hygiène de l’Université de Montréal, en 1975. Sauf pour cette exception, les universités existantes ont décliné l’invitation qui leur était faite « de reconnaître leur dimension publique » et de se joindre au réseau de l’université publique. Elles se sont prévalues de la possibilité qui leur était offerte de conserver leur caractère privé et de recevoir néanmoins l’essentiel de leur financement à partir de fonds publics, comme d’ailleurs les universités de langue anglaise. Prévue au départ comme l’embryon du réseau national des universités, l’Université du Québec est demeurée le réseau de ses constituantes, le réseau public assumant seul le développement essentiel des services universitaires à l’extérieur des grands centres.

Au lieu de devenir le lieu d’intégration de toutes les universités, chacune ayant le même statut à l’intérieur d’une totalité, l’UQ compte comme une composante publique d’un « réseau » d’universités privées. Ayant conservé ce caractère privé, privilège auquel la législation leur a donné droit, celles-ci n’ont pas eu à assumer leur part de la responsabilité du développement du réseau universitaire dans l’ensemble du Québec.

On peut souhaiter que les établissements se concertent dans le système existant, mais cela ne dépend que de leur bon vouloir. Aucun cadre institutionnel ne les y oblige. Objectivement, en tant qu’établissements privés, ils sont plutôt dans une situation concurrentielle les uns par rapport aux autres. Ils ne sont pas incités à une vision commune de leurs tâches et obligations comme composantes complémentaires d’un réseau complet qui se penserait comme une totalité. Ils sont plutôt poussés à se mesurer, à rivaliser, à penser chacun à ses intérêts propres. Ce « réseau » n’a aucune existence légale. Par contre, la Loi de l’UQ donne, elle, existence et corps à un réseau authentique d’établissements publics d’enseignement supérieur, qui demeure, dans le cadre actuel, circonscrit aux seules constituantes de l’Université du Québec.

Réflexion sur l’université québécoise du futur

Aussi ne peut-on que se réjouir de ce que cette question d’un développement planifié et concerté soit au centre de la réflexion sur 2niversité québécoise du futur, lancée en septembre 2020 par la publication d’un document portant ce titre6. Ce document est une synthèse des discussions intervenues au cours de l’année précédente au sein d’un groupe de travail présidé par le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, et formé de représentants de toutes les composantes de l’université (professeurs, chargés de cours, étudiants, administrateurs), ainsi que de hauts fonctionnaires et d’un représentant du milieu des affaires. Il a été rédigé par un comité de trois personnes, dont l’ancien recteur de l’UQAM, Claude Corbo.

Rompant avec la conception concurrentielle des relations entre les universités qui est promue depuis toujours comme un dogme incontournable par les administrations universitaires inspirées par le milieu des affaires, ce rapport donne l’agréable sensation d’une bouffée d’air frais, en identifiant la « collaboration tous azimuts » entre les établissements comme le moteur du développement de cette « université du futur7 ». Le document condamne l’esprit concurrentiel qui a caractérisé jusqu’ici les relations interuniversités. Cela, il va sans dire, est un significatif développement heureux.

Loin d’être un nouvel enjeu cependant, comme le présente le document, le développement concerté des établissements a toujours été au centre des propositions syndicales professorales, alors que les gestionnaires des universités soutenaient bec et ongles la perspective de la concurrence. Le document Enjeux et défis de l’université au Québec, produit par le SPUQ en 1992, que j’ai mentionné plus tôt, en examine les diverses facettes : développement des liens universités-entreprises, orientation de la recherche par les abris fiscaux, gestion de l’université comme une entreprise, segmentation du corps professoral et dévalorisation de l’enseignement face à la recherche génératrice de fonds, concurrence et hiérarchisation des établissements, concurrence pour la conquête de « clientèles », pour l’accès à un statut d’université de 2e et 3e cycles, d’« université de recherche », pour le xième rang au Québec, au Canada, dans le monde, etc.

En 1990, à l’époque où il faisait partie de cette mouvance, le recteur de l’UQAM, Claude Corbo, proposait que l’UQAM « s’emploie à figurer, en l’an 2000, parmi les dix meilleures universités au Canada [et] les quatre meilleures universités québécoises8 ». Il faut se réjouir de ce que la perspective à laquelle il adhère aujourd’hui soit celle d’une « collaboration tous azimuts » entre les établissements « pour optimiser les apports novateurs à la société ».

La question centrale de la liberté académique

Les conditions fondamentales de l’accomplissement de la mission universitaire sont depuis toujours et demeureront la liberté académique, l’autonomie des établissements et un financement adéquat. Des événements récents survenus dans la société en général, qui tendent à remettre en question la liberté d’expression, et plus particulièrement dans le milieu universitaire où la liberté académique se trouve directement visée, notamment par la révoltante interdiction, dans certains établissements, d’y prononcer certains mots, m’amènent à m’en tenir ici à cette dernière, et à rappeler des prises de position qui en confirment l’importance capitale.

Je pense d’abord à l’adoption, en 1988, de la Magna Charta Universitatum, par les recteurs et rectrices de 388 universités européennes réunis à Bologne à l’occasion du IXe centenaire de la plus ancienne d’entre elles. Cette Grande Charte qui est aujourd’hui signée par plus de 900 universités dans 88 pays affirme notamment que « l’université doit être indépendante de tout pouvoir politique, économique et idéologique ». Je pense aussi à la recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur, adoptée par l’UNESCO en 19979, qui affirme la nécessité de garantir aux enseignants de l’enseignement supérieur « la liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale et le pouvoir d’exercer leurs fonctions sans subir de discrimination d’aucune sorte, ni avoir à craindre de mesures restrictives ou répressives de la part de l’État ou de toute autre source10 ».

Dans le mémoire qu’elle a produit dans le cadre de l’actuelle Consultation publique sur l’université québécoise du futur, la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPPU) a proposé l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec d’une loi garantissant la protection de la liberté académique11. Il va de soi qu’on ne peut qu’appuyer cette proposition.

 

 


1 Ces dénominations ont été féminisées à la fin des années 1980.

2 Voir Louis Gill, « Quelques éléments d’histoire du syndicalisme professoral universitaire au Québec », Bulletin d’histoire politique, Volume 5, numéro 3, printemps 2017, p. 245-257.

3 Idem.

4 Commission royale d’enquête sur l’Éducation, instituée en 1961 par le gouvernement libéral nouvellement élu de Jean Lesage et présidée par le recteur de l’Université Laval, Monseigneur Alphonse-Marie Parent. Le rapport de cette commission a été publié en trois tranches, de 1963 à 1965.

5 Voir « Enjeux et défis de l’université au Québec. Éléments de réflexion pour une position professorale ». Ce document, d’abord publié dans la revue théorique du SPUQ, Analyses et discussions, no 3, hiver 1992, est le résultat de travaux menés au sein du Comité des politiques universitaires (CPU) du SPUQ. À ces travaux ont été associés les professeurs et professeures Claude Braun du Département de psychologie, Dorval Brunelle du Département de sociologie, Roch Denis du Département de science politique et président du SPUQ, Sylvie Dépatie du Département d’histoire, Louis Gill du Département des sciences économiques, André Hade du Département de chimie, Anne Legaré du Département de science politique, Pierre-Yves Paradis du Département des sciences de l’éducation, Laurent Poliquin du Département des sciences biologiques et Michel van Schendel du Département d’études littéraires. Au terme de ses travaux, le comité m’a donné le mandat d’en rédiger la synthèse. Le document est accessible sur ma page du site des Classiques des sciences sociales.

6 Fonds de recherche du Québec. Nature et Technologies Santé Société et Culture. L’Université québécoise du futur, Tendances, enjeux, pistes d’action et recommandations. Document de réflexion et de consultation, le 15 septembre 2020. Québec.

7 Document cité, p. 72.

8 Claude Corbo, L’UQAM de l’an 2000, un foyer intellectuel et scientifique majeur et un creuset culturel, Université du Québec à Montréal, 2e trimestre, 1990, 32 pages.

9 Adoptée par la Conférence générale à sa 29e session, Paris, du 21 octobre au 12 novembre 1997.

10 Article 27 de la Recommandation.

11 Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, Consultation publique sur l’université québécoise du futur. Positions et propositions de la FQPPU, 23 octobre 2020, p. 21-24.

 

* Professeur à l’UQAM et militant du SPUQ, de 1970 à 2001.