David Santarossa
La pensée woke. Analyse critique d’une idéologie
Montréal, Liber, 2022, 178 pages
David Santarossa est un habitué des pages de L’Action nationale. Détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université de Montréal et d’une maîtrise en éducation, l’auteur s’est fait connaître par des analyses nuancées fondées sur une bonne culture générale, et par son courage dans le débat d’idées. Il exerce le métier d’enseignant dans une école secondaire depuis plusieurs années, écrit dans Argument et intervient régulièrement sur QUB Radio et Radio Ville-Marie. Il était jusqu’à tout récemment un collaborateur régulier de La Presse. L’essai La pensée woke (Liber) est son premier livre.
Le style de l’ouvrage est campé dès l’introduction. Pédagogue porté par un sens commun salutaire, réfractaire à l’esprit de système et ouvert au débat, Santarossa explicite la genèse de son projet, en confessant un étonnement – qui n’est sans doute pas étranger à celui de la majorité : pourquoi, se demande-t-il, des questions que l’on croyait en bonne partie résolues, ou en tout cas rejetées dans les marges, comme le racisme et le sexisme, ont-elles connues dans les dernières années un retour massif sous le signe de la radicalité ? Un homme tombé dans le coma autour de 2007, qui en serait sorti quinze ans plus tard, aurait toute une surprise à son réveil en lisant Le Devoir et en écoutant Radio-Canada : il apprendrait ainsi que le Québec, une société reconnue comme l’une des plus égalitaires d’Occident, baignerait dans la « culture du viol », et que le « racisme systémique » et le péché de « l’esclavage » détermineraient son présent comme son passé. Voilà qui est fort de café pour un peuple dominé et minoritaire tout juste sorti de son époque Speak white.
La deuxième motivation de l’auteur tient à son désir légitime, philosophique, de sortir de la polarisation facile des médias et d’aller au fond de ce qu’il nomme la pensée woke. C’est pour cette raison qu’il a choisi un corpus le plus exemplaire possible par l’écho suscité dans les médias, et par la caution dont certains des titres ont bénéficié dans nos institutions d’enseignement. Santarossa concentre son analyse sur un documentaire de Fabrice Vil, Briser le code, un essai de Judith Lussier, On peut plus rien dire et, enfin, sur une œuvre épistolaire de Natasha Kanapé Fontaine et Deni Ellis Béchard, Kuei, je te salue.
La citation en exergue du premier chapitre est un résumé de la mentalité que l’auteur se propose d’étudier : « Quels sont les ennemis du système nouveau ? Ceux qui ne comprennent pas. Et s’ils ne comprennent pas, c’est que leur cerveau fonctionne avec trop peu de vigueur, ou qu’il fonctionne mal. » Elle est de Czeslaw Milosz, l’auteur non de La pensée woke mais de La pensée captive, un classique de la littérature antitotalitaire. La filiation est claire et assumée : il s’agit ni plus ni moins, pour Santarossa, de remonter à la source du complexe de supériorité morale et de la volonté de rééduquer de l’idéologie de son temps, qui n’est pas sans rappeler, en effet, l’époque du marxisme au XXe siècle.
Comme tous les pouvoirs, l’idéologie dominante avance masquée et cherche à tout prix à ne pas être nommée. Son objectif ultime est d’apparaître comme une évidence, comme une vérité objective et scientifique qu’aucun citoyen raisonnable ne saurait remettre en question. D’où le travail de sape contre le mot woke, qu’on veut dévaluer et réduire à une étiquette infâmante entre les mains de « chroniqueurs de droite ». Si Santarossa ne nie pas que le mot puisse servir d’artifice rhétorique, il n’en demeure pas moins que celui-ci reste valide pour décrire le nouveau courant idéologique. On ne saurait congédier tous les mots sous prétexte qu’ils sont parfois mal utilisés. Ce rejet fait d’une pierre deux coups : préserver le flou que permet l’absence d’un nom consensuel, grâce auquel l’idéologie dominante peut contourner la critique et continuer d’exercer son monopole sur la définition du bien et du mal ; et, d’autre part, refouler dans les marges de la fréquentabilité les intellectuels qui oseraient une critique du régime, en les réduisant au statut de polémistes, qui ont certes droit à leur opinion, mais qu’on ne saurait prendre au sérieux. Il n’y a plus dans ce système de critique légitime, mais des « diatribes », « déclamées » par des « tribuns » qui ne s’adresseraient qu’aux bas instincts de la foule.
C’est le fameux « cercle de la raison ». Et les trois œuvres choisies par Santarossa en font manifestement partie, ne serait-ce que par leur prétention à l’irréfutabilité, « qui est la marque du discours idéologique ». On peut ajouter le désir « d’éduquer », que l’auteur, qui a l’avantage de pratiquer le métier sur le plancher des vaches, prend soin de corriger pour « rééduquer ». On n’éduque pas des adultes, dit-il à la suite de Hannah Arendt, qui faisait remarquer que l’éducation présuppose une relation de maître à élève, auprès de personnes dont l’esprit n’est pas encore formé. Le choix des termes exclut le dialogue respectueux entre des consciences autonomes, pour lui substituer un « enseignement » unilatéral où l’autre est réduit au mieux au statut d’ignorant, au pire à celui de facho. Santarossa excelle à repérer les manifestations de mépris sous la rhétorique de la « bienveillance » et de la « pédagogie », et la dureté de cœur sous le vocabulaire de l’empathie. On peut plus rien dire, le titre de l’essai de Judith Lussier, privé de la préposition négative, dit-il en guise d’exemple, vise à ridiculiser la résistance à la censure, pour en faire un marqueur de classe, le révélateur d’une population « sous-éduquée ».
Le rassemblement de la pensée woke sous l’égide de la « pédagogie », de « l’objectivité » et d’une « justice sociale » au-dessus de tout soupçon – on ne saurait s’opposer au wokisme, semble-t-il, sans s’opposer à l’humanité elle-même, au combat contre le mal et les méchants – se réalise dans un jeu de miroirs médiatique et institutionnel. Lorsque ces œuvres sont saluées dans les médias prescripteurs, dit Santarossa, ce n’est pas à la suite d’un libre examen dont le public serait le témoin, mais de la reconnaissance systématique des bonnes intentions des auteurs, qui suffiraient à leur conférer une légitimité morale supérieure, les plaçant au-dessus de toute critique rationnelle. Elles sont, par définition, jugées « bonnes » – parce que du bon côté de la vertu et de l’Histoire – et, à ce titre, bénéficient d’un laissez-passer auquel n’ont pas droit les intellectuels non-alignés. Le deux poids, deux mesures qui accompagne la nouvelle hégémonie culturelle est choquant, dans un service public tel Radio-Canada, censé garantir le pluralisme des idées.
À travers une analyse minutieuse du corpus choisi, Santarossa se livre à une véritable exégèse non pas seulement des œuvres, mais des œuvres dans leur rapport à l’institution. Avec une patience qui force l’admiration, il braque le projecteur sur les différents biais dissimulés sous leur discours. Dans le documentaire de Fabrice Vil, Briser le code, il fait notamment remarquer que des intervenants présentés comme des parents sans histoire, venus témoigner de leur vécu, sont aussi des militants dans la société civile, ce qui est parfaitement leur droit, mais qui vient jeter un doute sur l’objectivité et le pluralisme de la démarche. « Les défenseurs de la diversité, conçue uniquement sous l’angle de la racialisation et de l’ethnicité, se montrent en revanche réfractaires par rapport à la diversité des expériences vécues, ou encore des opinions », écrit-il, après avoir souligné l’absence d’expérience québécoise positive, comme si les anecdotes négatives colligées dans le documentaire étaient représentatives du Québec dans son ensemble. L’image dévalorisante du Québec et de son histoire y est sous-entendue, et la légitimité politique de son parcours, de sa volonté de poursuivre son aventure en Amérique dans le respect des valeurs démocratiques, réduite à néant, par une dramatisation excessive de l’expérience de l’assimilation, identifiée à un meurtre identitaire plutôt qu’à un sacrifice légitime, que l’étranger est amené à faire pour son propre bien et celui de la Cité. Des lois aussi normales que la Loi 21 et la Loi 101 sont ainsi jugées « discriminatoires » et racistes.
Même analyse implacable dans le chapitre consacré au livre de Fontaine et de Béchard. C’est tout le mérite de Santarossa, et peut-être une déformation de son métier d’enseignant, que de toujours revenir à la base et au sens premier des mots. Il commence donc le chapitre par une définition du mot autochtone tirée du dictionnaire Le Robert : « qui est issu du sol même où il habite, qui n’est pas venu par immigration ou n’est pas de passage ». Pour lui, on peut en conclure, sans rien enlever à la présence historique des Amérindiens sur le territoire, que les Québécois sont eux aussi des autochtones. S’il se livre à ce petit exercice, c’est pour mettre en valeur le caractère douteux du statut d’allochtone où la pensée woke veut enfermer la majorité historique francophone, pour en faire une communauté immigrante parmi d’autres, sans aucune légitimité fondatrice. Immense mélancolie de Santarossa, qui médite dans un superbe passage sur la condition tragique de ce peuple bafoué qui est le nôtre : « Pendant très longtemps, on a méprisé la culture québécoise parce qu’elle n’était pas celle des puissants. Aujourd’hui, alors qu’on prétend valoriser les cultures minoritaires, ce pourrait être le moment de gloire de la culture québécoise, minoritaire s’il en est. Mais non, car, par un tour de passe-passe ou par la seule magie des mots, la voici tout à coup transformée en culture dominante, vouée à ce titre aux gémonies. Étrange continuité, où, en dépit de la valse des idéaux mis de l’avant, ce sont toujours les mêmes qui se retrouvent du même côté de la barrière… »
L’auteur invalide de façon convaincante la thèse courante selon laquelle le wokisme serait un phénomène marginal dont l’influence serait grossièrement exagérée. La censure et l’autocensure n’atteignent pas seulement les élites médiatiques, culturelles et universitaires, soutient-il, mais ont des effets également sur les « gens ordinaires ». Contre une Judith Lussier, qui balaie d’un revers de la main les conséquences de la « lutte contre le racisme et le sexisme » sur la liberté d’expression, en les associant à une « fragilité » de « dominants » refusant de perdre leurs privilèges, voire à une fabulation chez tous les autres – puisque grâce aux réseaux sociaux, tout le monde serait censé pouvoir s’exprimer –, Santarossa affirme que les gens ordinaires « ne craignent pas de manquer d’endroits ou d’occasions pour s’exprimer, ils redoutent plutôt les conséquences que peuvent entraîner leurs paroles », que ce soit un licenciement ou du harcèlement sur les réseaux sociaux. À mesure que cette idéologie dite « marginale » se diffuse dans toutes les sphères de la société, par l’entremise des politiques EDI (Équité, Diversité, Inclusion), dont les départements de ressources humaines se font les relais, la possibilité de la sanction sociale et la prégnance de l’autocensure se font plus imposantes. Le temps semble loin où l’on pouvait se contenter d’en rire ouvertement. L’esprit de sérieux de la pensée woke s’étend, avec un tout nouveau code de surveillance du discours.
« Le wokisme est un projet politique qui entend transformer la société et qui nous concerne donc tous, un projet auquel nous avons tous le droit de nous opposer. Dissimuler l’aspect partisan de ses propres prises de position (…), tout en se présentant comme pédagogue, c’est imposer une seule perspective, la sienne, pour aborder les questions du racisme et du sexisme. Lorsqu’elles prennent les habits de notions à enseigner, les idées progressistes deviennent tout simplement indiscutables. » Avec La pensée woke, un essai informé et rigoureux, David Santarossa sert une leçon de pédagogie aux usurpateurs de la « nouvelle pédagogie », qui encombrent les médias prescripteurs et le service public de leur nouvelle dogmatique, en leur servant en même temps une leçon d’éthique. Bien qu’en désaccord avec ces auteurs, il les attaque toujours sur le plan des idées et jamais sur un plan personnel : on sent chez lui le respect de l’interlocuteur et, d’abord et avant tout, une passion pour le débat et la discussion civique, où se décide l’avenir de la Cité. Que La Presse se soit crue autorisée à remercier un contradicteur d’une telle qualité, certainement parmi les plus talentueux et prometteurs de sa génération, en dit long sur l’esprit du temps. Santarossa se fait le défenseur et l’illustrateur d’une grande tradition, celle du pluralisme libéral de sens commun, d’un patriotisme concret et combatif, issu de la conscience profonde du pays, sans lesquels il n’est pas envisageable de reprendre un jour le contrôle sur notre destin.