ÉCOSSE: Quand Non c’est Oui !

Heure du Québec, les résultats finaux du référendum écossais du 18 septembre dernier ont pu être connus vers minuit moins le quart. En Écosse, ce n’est ainsi que très tard dans la nuit du jeudi 18 au vendredi 19 qu’a été officiellement annoncée la défaite étonnamment lourde du Oui. C’est donc un Alex Salmond visiblement épuisé qui a rendu un laconique discours post-référendaire tout près du Parlement d’Holyrood, au centre des sciences de la ville d’Édimbourg qui venait tout juste d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil indépendantiste avec un vote à 61 % unioniste. Un discours succinct donc, et pourtant très sagace. En quelques phrases, Salmond aura non seulement correctement identifié les enseignements à tirer du verdict populaire, mais également mis la table pour les négociations à venir au Royaume-Uni.

En soulignant tout de même que « personne n’avait entrevu la possibilité ni même la crédibilité » d’un éventuel appui de 45 % des électeurs à l’indépendance, il aura laissé entendre avec raison qu’à défaut du référendum, le camp du Oui aura remporté la campagne. En prévoyant que même les Écossais ayant voté Non « demanderont que soit respecté l’échéancier établi pour la dévolution de nouveaux pouvoirs », il aura rappelé que cette dernière fut l’option privilégiée dès le départ par une majorité d’Écossais, y compris par une proportion importante de nationalistes à laquelle la campagne référendaire aura fourni des munitions. Enfin, en estimant que la société civile écossaise, très active depuis le départ, « ne permettra jamais à la classe politique de revenir à ses vieilles habitudes », il aura lancé un clair avertissement à ses collègues écossais et britanniques : le statu quo à la canadienne n’est pas envisageable.

Quelques heures plus tard seulement, après en avoir averti le Secrétaire national du SNP Patrick Grady, Alex Salmond annonçait sa démission à titre de chef de parti et, par conséquent, à titre de premier ministre, soulignant toutefois qu’il continuerait de servir en tant que député d’Aberdeenshire East entre le congrès annuel du SNP à la mi-novembre, lorsque sa démission prendra effet, puis les élections écossaises de mai 2016. Nationaliste et progressiste influent depuis les années 1970, député depuis 1987 et chef du SNP durant vingt ans – entre 1990 et 2000, puis entre 2004 et 2014 – Salmond aura cédé sa place à la vice-première ministre actuelle Nicola Sturgeon, qui aura probablement été la figure du SNP la plus active, la plus populaire et la plus efficace, à qui d’ailleurs auront été réservées bien stratégiquement les deux plus grandes villes d’Écosse, Glasgow et Édimbourg, durant les derniers jours de campagne.

Deux pages d’histoire se seront donc tournées simultanément pour l’Écosse et une femme sera à sa tête pour la première fois, en partie responsable à ce titre des rudes négociations à venir avec le boys-club londonien. Dans les 24 heures suivant l’annonce des résultats du référendum d’ailleurs, le premier ministre britannique David Cameron revenait déjà sur certains éléments-clés des offres constitutionnelles définies par la coalition tripartite Better Together durant les derniers jours de campagne. Non seulement apprenait-on à l’occasion du discours de démission d’Alex Salmond que le parlement britannique n’adopterait le Scotland Act déclinant les nouveaux pouvoirs dévolus à l’Écosse qu’après les élections générales de mai 2015, mais Cameron lui-même, cédant déjà aux pressions d’un Parti conservateur tout à fait effrayé par la popularité croissante du populiste et eurosceptique UK Independence Party (UKIP) en Angleterre, proclamait tout bonnement qu’un nouveau statut d’autonomie devrait concurremment être offert aux Anglais.

Si tel devait être le cas, cela engagerait forcément le Royaume-Uni un peu plus loin sur la voie d’un modèle consociationnel décentralisé, un véritable fédéralisme multinational y étant vraisemblablement inapplicable en raison du poids démographique – et par conséquent économique et politique – disproportionné de l’Angleterre face à l’Écosse, au Pays de Galles et à l’Irlande du Nord. Reste à voir, toutefois, si le calendrier extraordinairement ambitieux et irréfléchi établi le 9 septembre par un camp du Non paniqué – un livre blanc déclinant les offres à l’Écosse doit être publié le 30 novembre et un projet de loi déposé en ce sens à Westminster dès le 25 janvier – permettra réellement et simultanément d’établir les bases d’une autonomie renouvelée pour l’Angleterre. Si les prochains mois et les prochaines années risquent d’être fort mouvementés au plan constitutionnel, il vaut donc la peine de revisiter ce référendum et sa genèse pour mieux saisir ce qui se profile à l’horizon.

2007 : coup d’envoi d’une campagne de sept ans

Beaucoup diront de cette campagne qu’elle aura véritablement duré plus de trois ans, de l’élection d’un gouvernement majoritaire du SNP en mai 2011 à septembre dernier. D’autres, plus justement, souligneront qu’elle se sera en fait étirée sur plus de sept ans, depuis la victoire de 47 candidats du SNP en mai 2007. Pour plusieurs raisons, cette élection sera effectivement cruciale pour la suite des choses. D’abord, elle permettra aux nationalistes de passer à l’action, notamment via la mise en place d’une « Conversation nationale » qui aura abouti sur la publication de plusieurs études gouvernementales[1] soulignant la nécessité d’une autonomie accrue dans les domaines fiscal et énergétique, ainsi que d’un livre blanc sur l’indépendance, « Your Scotland Your Voice », qui formera la base de la plateforme électorale du SNP pour 2011. Plus important encore, le premier passage des nationalistes au pouvoir leur permettra de mettre sur pied une équipe de conseillers économiques qui jouera plus tard un rôle central, notamment par l’entremise de sa « Commission fiscale » et de ses recommandations pour une Écosse indépendante.

Bien qu’un référendum n’ait pas été tenu au cours de ce premier mandat, celui-ci aura tout de même eu des impacts notables. Rappelons que la victoire de 2007 aura surpris non seulement bien des observateurs, mais aussi d’importants acteurs politiques : notamment au sein des cercles travaillistes écossais, le système proportionnel plurinominal mis en place lors de la dévolution parlementaire était réputé devoir prévenir l’accession au pouvoir des nationalistes. Bien que minoritaire, le choc que créera l’élection du SNP avec ses quelque 32 % du vote populaire poussera donc les travaillistes, avec l’appui des conservateurs et des libéraux-démocrates, à voter une motion menant à l’établissement d’une nouvelle Commission sur la dévolution dirigée par le docteur Sir Kenneth Calman, Chancelier de l’Université de Glasgow. Évidemment mise en place pour couper l’herbe sous les pieds des nationalistes, la « Calman Commission » aura pour mandat d’offrir une alternative à la sécession en révisant les dispositions du Scotland Act 1998 ayant défini les pouvoirs dévolus au Parlement écossais et en proposant quelques réformes permettant d’accroître son autonomie.

Dans son rapport final publié en juin 2009, « Serving Scotland Better », la Commission recommandera sans surprise la dévolution de pouvoirs fiscaux et financiers accrus, ainsi qu’une meilleure représentation des intérêts culturels et politiques de l’Écosse au sein des institutions britanniques, y compris à Westminster et à la BBC. En partie pour compenser sa faible représentation en Écosse, mais également afin de nuire à la réélection du SNP, la coalition conservatrice/libérale-démocrate qui prendra le pouvoir au Royaume-Uni en 2010 s’engagera à appliquer ces recommandations. Avec le recul, on peut aujourd’hui affirmer que cela aura relevé d’un mauvais calcul politique, puisque comme cela se produit souvent lors d’épisodes semblables, il apparaît qu’une bonne partie du crédit pour l’obtention par l’Écosse de nouveaux pouvoirs ait en fait été accordée au gouvernement en place, celui du SNP en l’occurrence. Cela aura probablement eu, d’ailleurs, un effet non négligeable sur le résultat des élections de 2011, alors que 45 % des électeurs écossais appuieront les nationalistes.

Dès le 30 novembre 2010 donc, à l’occasion de la St-Andrews, un projet de loi inspiré du rapport de la commission Calman sera déposé au Parlement britannique. En principe, ce Scotland Bill, qui prévoyait notamment le transfert de dix points d’impôt sur le revenu au gouvernement écossais, aurait dû démobiliser les nationalistes pour un temps et permettre d’éviter la réélection du SNP ainsi que la tenue d’un référendum. Or, les circonstances avaient bien changé depuis les travaux de la Commission. D’abord, la crise financière et l’austérité prônée subséquemment à Westminster auront permis au SNP d’insister simultanément sur la nécessité et l’impossibilité, pour une Écosse si peu autonome, de se rapprocher des petites social-démocraties nord-européennes et scandinaves en s’émancipant du modèle social et économique hérité des années Thatcher, Major et Blair, axé sur la financiarisation et le conservatisme fiscal. Mais surtout, l’élection des conservateurs à l’échelle britannique malgré un appui populaire de seulement 16 % et l’élection d’un seul député en Écosse aura souligné la persistance d’un déficit démocratique majeur au Royaume-Uni.

En partie pour ces raisons, mais également grâce à sa bonne performance au gouvernement ainsi qu’à un programme économique solide présenté à l’occasion des élections, le SNP remportera en mai 2011 une majorité de 69 sièges sur 129 au Parlement écossais. Le Scotland Bill devant être adopté conditionnellement à son consentement, c’est donc avec la collaboration de ce nouveau gouvernement, en mai 2012, que sera finalement votée la loi conférant une autonomie renouvelée à l’Écosse, le Scotland Act 2012. Outre le transfert de points d’impôt, cette réforme aurait notamment accordé au gouvernement écossais un pouvoir d’emprunter sur les marchés financiers, jusqu’à hauteur de 2.2 milliards £. L’effectivité du plus gros des dispositions de cette loi ayant été prévue pour 2015 et 2016 toutefois, et un référendum sur l’indépendance ayant déjà été annoncé pour 2014, le SNP aura eu beau jeu de la présenter comme ayant été « dépassée par les événements ». Alors que l’indépendance donnerait à l’Écosse le contrôle de 100 % des revenus fiscaux prélevés sur son territoire, le Scotland Act 2012 ne lui en aurait accordé que 15 %…

2011-2012 : comment se donner de la corde sans se pendre avec

Nombre d’éléments contenus dans cette loi, y compris en ce qui concerne les pouvoirs de taxation et d’emprunt, seront évidemment remplacés par de nouvelles et plus substantives offres à l’occasion du dépôt d’une nouvelle loi le 25 janvier 2015, aboutissement d’une campagne unioniste tripartite qui aura véritablement débuté avec la mise en place de la commission Calman. Or, si les propositions des libéraux-démocrates pour un modèle fédéral étaient déjà connues, il ne fut pas du tout clair jusqu’au printemps 2014 que travaillistes ou conservateurs proposeraient davantage, dans l’éventualité d’un Non, que ce que le Scotland Act avait à offrir, même si la tenue d’un référendum sur l’indépendance était confirmée dès la fin 2011. Ce n’est respectivement qu’en mars et en avril 2014 que ces derniers publieront leurs propositions constitutionnelles pour une Écosse post-référendaire, et ce n’est qu’en juin 2014 que les trois partis unionistes, dans le cadre de la campagne Better Together, s’engageront officiellement à bonifier le Scotland Act et à transférer de nouveaux pouvoirs à l’Écosse dès 2015.

Du côté du SNP à l’inverse, c’est peut-être là l’avantage d’avoir pris quatre ans pour s’y préparer sérieusement, le vrai travail de consultation, d’information et de persuasion débutera prestement, dès octobre 2011, avec le lancement du mouvement « Scotland Forward » – ancien slogan de la campagne dévolutionniste de 1997 – et la publication de « Your Scotland, Your Future », plaidoyer en faveur de l’indépendance annonçant officiellement la tenue d’une consultation populaire à l’automne 2014. Malgré les résultats convaincants de l’élection du mois de mai, rappelons que la majorité des sondages d’opinion réalisés subséquemment, disons jusqu’à l’Accord d’Édimbourg signé en octobre 2012, montrait encore un appui à l’option sécessionniste entre 30 % et 35 % en moyenne. L’écart à combler étant considérable, cela peut aider à comprendre pourquoi, malgré un premier mandat derrière la cravate et 45 % d’appui populaire, les stratèges du SNP décideront néanmoins de repousser le référendum en fin de second mandat. Le pari était toutefois risqué : trois ans de marge, c’est aussi bien assez de temps pour lasser une population.

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer que cela n’ait pas été le cas. D’une perspective générale, aucun n’est plus important que le fait que, à l’évidence, les Écossais se soient révélés plus las du dysfonctionnement démocratique et économique du Royaume-Uni persistant depuis les crises inflationnistes et pétrolières des années 1970 que de la question constitutionnelle. Rétrospectivement, on ne peut faire abstraction, également, du sérieux de la démarche du SNP ainsi que de sa claire supériorité stratégique, qui se révéleront bien assez tôt. Une première indication de l’intelligence politique des tacticiens du SNP se manifestera dès janvier 2012, avec la publication du document « Your Scotland, Your Referendum », qui proposera aux Écossais un calendrier des différentes étapes devant mener à la consultation de l’automne 2014, mais également quelques grandes orientations et balises à donner à la campagne référendaire ainsi qu’au référendum lui-même. C’est dans ce document que le SNP a pour la première fois officiellement et sciemment fait planer le doute : il serait tout à fait légal et légitime, pour le gouvernement écossais, de faire porter le référendum, en tout ou en partie, sur l’alternative d’une dévolution fiscale et économique maximale – le fameux « devo-max ».

Par la suite, jusqu’à l’été 2012, la position officielle du SNP évoluera en ce sens et dès juillet, il deviendra désormais clair que l’option d’un référendum comprenant deux questions, l’une sur l’indépendance et l’autre sur la devo-max, sera privilégiée. À première vue, et ce sera l’explication la plus couramment invoquée ultérieurement, le SNP n’avait aucun intérêt à offrir une alternative si largement préférée à l’indépendance sinon celui de réagir aux tendances de l’opinion publique, assez constamment défavorable à la sécession. Cela apparaissait d’autant plus vrai que les dirigeants de la campagne Yes Scotland lancée en mai 2012 avaient déjà exprimé leur intention de ne faire campagne que pour l’indépendance. Or, la carrière entière d’Alex Salmond montre qu’une stratégie axée sur la peur de perdre aurait été en complète contradiction avec sa personnalité politique. Pas plus tard qu’en mai 2011, il venait de combler un retard de plus de 10 % sur les travaillistes pour remporter les élections avec une avance de plus de 15 %.

Une seconde explication apparaît donc plus convaincante : depuis le départ, l’idée de soumettre une seconde question sur la devo-max aux voix n’aura été qu’une tactique, qui se révélera d’ailleurs tout à fait efficace. Le SNP s’attendait très certainement à ce que le camp du Non et le gouvernement britannique, confiants de l’emporter et acceptant l’argument d’un parti effrayé par les sondages, rejettent l’option d’une deuxième question portant sur une alternative si populaire et si lourde de conséquences. Cette alternative aura donc été proposée et défendue précisément de manière à forcer le camp adverse à s’y opposer officiellement, et ce pour deux raisons. D’abord, cela permettra au SNP et à la campagne du Oui de dénoncer le refus de leurs adversaires d’offrir aux Écossais le choix de voter pour une option clairement privilégiée par une majorité d’entre eux. Plus significatif encore, cela aura permis au SNP et à Yes Scotland de placer leurs adversaires dans la position inconfortable et embarrassante de devoir promettre la dévolution de pouvoirs substantiels à l’Écosse en contrepartie d’un Non après avoir eux-mêmes empêché la mise au vote d’une telle dévolution.

Si cette hypothèse est juste, il ne fait aucun doute que l’Accord d’Édimbourg, consenti par les gouvernements écossais et britannique le 15 octobre 2012, aura été un énorme succès pour le SNP. Non seulement, comme prévu, l’option d’une seconde question y aura été rejetée, mais la règle du 50 % + 1 y aura été tacitement confirmée, la liberté d’étendre le droit de vote aux citoyens de 16 et 17 ans reconnue et le Parlement écossais aura conservé, de concert avec les autorités électorales écossaises, la responsabilité de déterminer la date du référendum, la durée de la campagne référendaire officielle, les limites à fixer aux dons et dépenses référendaires, ainsi que le libellé de la question. Le SNP proposera d’abord la question suivante : « Do you agree that Scotland should be an independent country ? ». Après que la Commission électorale écossaise eut déterminé que le préambule « Do you agree » pouvait favoriser le Oui, toutes les parties s’entendront début 2013 sur une question très similaire, mais plus directe : « Should Scotland be an independent country ? ». Entre l’automne 2012 et l’hiver 2013, toutes les pièces étaient donc déjà tombées en place pour le SNP.

2013 : brique par brique…

Il n’est pas tout à fait clair à quel point l’Accord d’Édimbourg, qui peut être expliqué en partie par certains facteurs historiques et politiques propres à la Grande-Bretagne, influencera l’encadrement de processus similaires au sein d’autres fédérations ou d’autres États multinationaux. Dans le cas de la Catalogne par exemple, le gouvernement espagnol aura à l’évidence rejeté le modèle britannique. Pour ce qui est du Canada, certains ont relevé d’importantes similitudes avec le Renvoi sur la sécession de la Cour suprême et la Loi C-20, alors que d’autres auront souligné de significatives divergences, notamment en ce qui concerne la latitude accordée aux autorités écossaises et la reconnaissance des résultats. Nettement, toutefois, il peut être avancé sans risque que le gouvernement britannique aura accepté les termes généreux de cette entente, y compris la reconnaissance implicite d’un seuil de 50 % + 1, en grande partie parce qu’il était alors persuadé que le résultat du référendum à venir serait de toute manière sans équivoque et négatif. Bien que les derniers sondages de campagne aient probablement entamé cette confiance, l’histoire lui aura d’ailleurs donné raison.

Suite à la signature de cet accord, l’automne 2012 et la majeure partie de 2013 consisteront en une longue période de mobilisation, d’organisation et de persuasion. Yes Scotland, par exemple, dont la campagne avait été officiellement lancée en mai, ouvrira ses quartiers généraux à Glasgow en novembre 2012. Regroupant déjà le SNP et le Scottish Socialist Party (SSP), les Verts s’y joindront également après leur congrès d’octobre. D’autres mouvements sectoriels se formeront également durant cette période. En réaction à certains sondages indiquant un écart substantiel entre les intentions de vote des hommes et des femmes par exemple, la campagne Women for Independence sera lancée en septembre 2012 et jouera par la suite un rôle important, notamment en dénonçant certains stéréotypes[2] propagés par Better Together. Dès novembre 2012, une première conférence du mouvement Labour for Independence sera également organisée, mouvement qui regroupera et portera la voix des électeurs travaillistes en faveur de la sécession et/ou déçus de l’alliance de leur parti avec les conservateurs.

Cette tendance persistera en 2013, avec le lancement en avril de la campagne Trade Unionists for Yes, affiliée à la centrale du Scottish Trades Union Congress (STUC). Suivra en mai la fondation du mouvement Business for Scotland, formé principalement d’entrepreneurs propriétaires de petites et moyennes entreprises. Ce mouvement sera d’une importance capitale pour la campagne du Oui, octroyant une crédibilité économique à l’indépendance et promouvant l’option au sein de la communauté d’affaires écossaise. Il sera également très actif jusqu’au jour J et même au-delà, moussant l’indépendance sur la base de dix secteurs clés que contrôlerait mieux un État écossais : la fiscalité, les relations industrielles, l’immigration, l’industrie manufacturière, le commerce international, les politiques budgétaires, la sécurité sociale, l’innovation et la productivité, les services sociaux et les politiques familiales. Un nombre important de grandes entreprises écossaises, notamment dans les secteurs bancaire et de l’assurance, étant défavorables à la sécession, puis considérant l’argumentaire principalement économique du camp du Non, Business for Scotland jouera le rôle d’un contrepoids indispensable.

Bien qu’il se soit donc agit d’une campagne assez tôt décentralisée, au sein de laquelle différents mouvements et différents partis se seront impliqués de manière active, le SNP ne sera pas en reste et demeurera lui-même très actif, notamment par l’intermédiaire du bras gouvernemental. Dès février 2013 par exemple, la Commission fiscale écossaise affiliée au Conseil économique mentionné plus tôt publiera son premier rapport, axé sur les perspectives macroéconomiques s’offrant à une Écosse éventuellement indépendante. Les membres de la Commission, et notamment les économistes nobélisés James Mirrlees et Joseph Stiglitz, recommanderont notamment l’abandon de la « formule Barnett » de transferts en bloc et la dévolution de tous les pouvoirs fiscaux et financiers afférents à l’Écosse, mais aussi l’utilisation de la Livre Sterling par une Écosse indépendante et la création d’une union monétaire avec le Royaume-Uni. Longtemps, le SNP avait hésité entre cette option et l’adoption de l’Euro par une Écosse joignant l’Union européenne. Ce rapport de la Commission fiscale sera crucial en ce qu’il fixera l’alternative privilégiée depuis les débuts de la crise des dettes européennes, celle de conserver la Livre.

Il est possible que ce choix ait été la première grande erreur stratégique du SNP dans cette longue campagne. D’abord, puisque l’adoption de la livre par une Écosse indépendante sans union monétaire aurait été possible, mais peu souhaitable, ce choix donnera au camp du Non ainsi qu’au gouvernement britannique et au Gouverneur de la Banque d’Angleterre l’opportunité d’ébranler l’argumentaire économique des nationalistes en annonçant leur refus de négocier une telle union. Qu’un tel refus ait pu contrevenir à l’article 30 de l’Accord d’Édimbourg, prévoyant que « the two governments are committed to continue to work constructively in the light of the outcome, whatever it is, in the best interests of the people of Scotland and the rest of the UK », ou qu’il ait probablement fait peu de sens considérant les intérêts de la communauté d’affaires britannique elle-même, intérêts qui auraient pris le haut du pavé dans l’éventualité d’un Oui, tout cela n’aura finalement pas eu autant d’impact que l’appréhension que ce refus aura suscitée chez une partie de l’électorat écossais. Les gens de Better Together l’auront évidemment bien compris, et taperont sur ce clou jusqu’à la fin.

Quoi qu’il en soit, le SNP et la Commission fiscale écossaise continueront au courant de 2013 à construire, brique par brique, le modèle économique novateur devant constituer l’armature d’une Écosse indépendante. Le gouvernement écossais rendra publics entre mai et août 2013 ses positions et ses plans en matière de développement économique[3], de responsabilité bancaire[4] et de protection des consommateurs[5]. Début novembre, la Commission fiscale publiera également ses recommandations quant aux réformes fiscales à privilégier lors de l’accession à l’indépendance[6], puis le 14, le Parlement écossais adoptera le « Scottish Independence Referendum Bill » confirmant la tenue d’un référendum le 18 septembre 2014. Tout ce processus culminera avec la publication d’un second Livre blanc[7] sur l’indépendance fin 2013, d’une exhaustivité impressionnante. Sur quelque 600 pages seront couverts tous les aspects de la transition à l’indépendance et du modèle sociétal proposé par le SNP. Sera également établi un calendrier des négociations post-référendaires, devant aboutir à la création officielle du nouvel État écossais le 24 mars 2016.

2014 : l’année de tous les espoirs

Il est à peu près impossible d’établir avec certitude si la publication d’un livre blanc si étoffé aura eu un impact significatif sur les intentions de vote des Écossais. Il n’est pas exclu qu’une telle corrélation ait existé toutefois, considérant l’évolution notable des sondages dans les semaines qui suivront. Entre la fin de novembre 2013 et la mi-janvier 2014 en effet, l’appui à l’option sécessionniste après répartition des indécis allait passer de 33 % à 46 %, un niveau historique. Si le Livre blanc aura eu quelque chose à y voir, c’est probablement parce qu’il aura présenté, pour la première fois de façon si précise et cohérente, le modèle de société alternatif, inspiré des social-démocraties scandinaves[8], que l’indépendance rendrait possible. L’année 2014 débutera donc sur les chapeaux de roue pour le SNP et Yes Scotland, notamment avec un grand discours de Nicola Sturgeon à l’Université St-Andrews le 6 janvier. Ce discours donnera le ton de la campagne du Oui pour les 9 derniers mois, mettant Better Together au défi de produire un document de la trempe du Livre blanc et révélant les chiffres troublants d’un récent rapport estimant à 100 000 le nombre d’enfants écossais destinés à passer sous le seuil de pauvreté d’ici 2020.

Évolution des intentions de vote, 2013-2014

Comme l’indique le graphique ci-dessous[9], le resserrement des intentions de vote aura été constant, le Oui gagnant du terrain sur le Non, petit à petit, du début 2013 jusqu’à septembre dernier. C’est véritablement à compter de la fin janvier 2014, toutefois, que cette tendance se confirmera et s’accélérera. L’évolution des intentions de vote montre bien qu’entre la fin janvier et la mi-septembre, l’option de l’indépendance gagnera près de 10 points, de 40 % à 50 %, alors que la tendance inverse s’observera pour le Non. Si bien que selon une moyenne de tous les sondages établie pour 2013-2014 par le politologue John Curtice, l’appui au Oui après répartition des indécis se sera finalement élevé à 48 %, contre 52 % pour le Non. Si un graphique mesurant la croissance du sentiment de panique chez Better Together ainsi qu’au gouvernement britannique avait pu être produit, il aurait très certainement montré une courbe tirant rapidement vers le haut, plus exponentielle que linéaire. Assez tôt en 2014, une victoire des nationalistes apparut désormais tout à fait envisageable, ce que le camp du Non, les élites britanniques et, probablement, beaucoup de partisans de l’indépendance n’avaient pas prévu du tout.

2014novembreGRAPHIQUERIOUX


À court terme, cette tendance ne sera pas affectée par le discours du Chancelier de l’Échiquier George Osborne prononcé le 13 février, qui confirmera la position unioniste officielle : « if Scotland walks away from the UK, it walks away from the Pound ». Les intentions de vote après répartition continueront effectivement d’osciller autour de 45 % pour l’indépendance entre mars et août, bien qu’il faille garder à l’esprit qu’à long terme, les appréhensions provoquées par l’incertitude monétaire associée au passage à l’indépendance auront pesé lourd, le vote unioniste ayant été avant tout un vote économique[10]. Après que la campagne référendaire officielle eut été lancée le 30 mai, 16 semaines avant le vote, le camp du Oui et plus précisément Alex Salmond lui-même commettront d’ailleurs ce qui fut certainement leur deuxième grand faux pas le 5 août, lors du premier débat télévisé entre le premier ministre écossais et le chef de Better Together Alistair Darling, député travailliste et ex-Chancelier de l’Échiquier sous Gordon Brown. C’est précisément sur la question monétaire, qui constituera l’essentiel de la stratégie argumentative de Darling, qu’Alex Salmond se fera piéger.

La question reviendra à plus d’une dizaine de reprises durant le débat : quel est le « Plan B » monétaire du gouvernement écossais et du camp du Oui ? Salmond ne pouvant laisser planer de doute sur la faisabilité de son « Plan A », l’adoption de la Livre et la négociation d’une union monétaire, ses réponses évasives laisseront à l’inverse planer le doute sur l’existence même d’une alternative établie. Pourtant, de telles options avaient été proposées de longue date, le rapport de février 2013 de la Commission fiscale de même que le Livre blanc du SNP en distinguant trois : l’adoption de la Livre sans union monétaire et donc sans voix écossaise à la Banque d’Angleterre, ce qui aurait équivalu au simple statuquo ; l’adoption de l’Euro ; puis la mise sur pied d’une monnaie écossaise dont la valeur aurait pu être d’abord fixée à celle de la Livre, option d’ailleurs privilégiée par les partenaires de la coalition Yes Scotland, verts et socialistes. Salmond ne réussira ni à présenter ces options comme envisageables, ni à présenter le refus de négocier l’union monétaire pour ce qu’il était fort probablement : un bluff référendaire efficace, mais contraire aux intérêts de ses propres auteurs.

Mieux préparé, le PM écossais remportera haut la main le second débat télévisé du 25 août, mais le mal était possiblement fait. Pas tant du côté des intentions de vote, les sondages de la fin août à la mi-septembre continuant d’indiquer un appui au Oui en croissance et même parfois carrément majoritaire, que du côté médiatique. Les grands quotidiens et chaînes de télévision britanniques s’accrocheront en effet à l’incertitude monétaire comme au seul enjeu digne d’attention durant les dernières semaines de campagne. Plusieurs milliers d’Écossais manifesteront d’ailleurs devant le siège de la BBC à Glasgow le 14 septembre, dénonçant un biais unioniste qui aura par ailleurs été établi empiriquement, dans le cadre d’une étude exhaustive[11] menée par le sociologue John Robertson, de l’Université West of Scotland. Il ne fait aucun doute que la couverture médiatique de la question monétaire et, il faut bien le dire, de la fin de campagne en général aura été défavorable au SNP et au camp du Oui. Cela deviendra d’autant plus évident à mesure que la possibilité de leur victoire se profilera : des 19 sondages publiés en septembre, six placeront le Oui à 49 % ou plus, l’option récoltant en moyenne 48,2 % d’appuis après répartition des indécis.

Septembre 2014 : si loin et pourtant si près

Malgré ces chiffres, une confiance tranquille et un curieux pessimisme semblaient animer, respectivement, les partisans de l’Union et de l’indépendance durant les dernières semaines de campagne. Davantage à Édimbourg qu’à Glasgow, peut-être, il semble que les indépendantistes aient toujours gardé à l’esprit le poids des 5 % à 10 % d’indécis restants, qui auront selon toute vraisemblance penché pour le Non au moment de prendre position. Plusieurs de ceux qui, plutôt que de suivre l’évolution des sondages, ont scruté les mouvements – ou plutôt l’absence de mouvement – chez les preneurs aux livres seront également demeurés plus sceptiques quant aux véritables probabilités d’un Oui : apparemment, et malgré quelques sursauts ponctuels, le Non aura été le choix largement privilégié des parieurs du début à la fin. Selon l’économiste David Bell, de l’Université Stirling, la probabilité d’un Non telle que calculée en fonction de ces paris n’est passée sous la barre des 60 % qu’une seule fois durant la campagne, et la moyenne des résultats attendus sera demeurée très proche de la réalité, à 46.5 % contre 53.5 %. Enfin, beaucoup sont peut-être demeurés conscients, avec raison, de la force d’inertie générée par le déséquilibre médiatique s’intensifiant.

Même pour un lecteur étranger peu initié aux subtilités de la culture médiatique britannique, la promotion d’un vote négatif de la part des grands médias sautait aux yeux durant tout le mois de septembre. Après la parution du sondage YouGov le 7 septembre, plaçant le Oui en avance à 51 %, le Diable ne prendra même plus la peine de se dissimuler dans les détails. En voici un exemple révélateur : le 9 septembre, The Guardian, généralement associé aux libéraux-démocrates, ira jusqu’à réserver une demi-page à un commentateur prêt à inférer que les Écossais ne devraient pas répéter « l’erreur » des Tchécoslovaques[12]. L’établissement d’un parallèle boiteux avec un épisode historique dénué de consultation populaire ne sera peut-être même pas l’élément le plus dérangeant de cette lettre, considérant son argument central : le « Divorce de velours » aura de toute manière été un échec, puisqu’il aura accouché de deux pays « dont le monde ne se soucie pas vraiment ». Passer d’une dictature communiste à deux États démocratiques prospères et en paix l’un avec l’autre, le tout en l’espace d’à peine une décennie, un échec retentissant à n’en point douter !

La totalité des grands quotidiens britanniques et écossais, à l’exception de l’hebdomadaire Sunday Herald, se prononcera d’ailleurs officiellement, les 16 et 17 septembre, en faveur d’un Non. Le biais médiatique des derniers milles n’aura peut-être d’égal que l’inquiétude des responsables de Better Together, qui ne pouvaient évidemment pas simplement se résigner à espérer que les preneurs aux livres aient été plus clairvoyants que les sondeurs. Le 9 septembre, les leaders travaillistes, conservateurs et libéraux-démocrates s’entendront officiellement sur un calendrier constitutionnel extrêmement ambitieux à présenter en tant qu’alternative à l’indépendance : confirmant la promesse d’une dévolution substantielle de nouveaux pouvoirs au Parlement écossais, ce calendrier prévoira l’annonce des principales offres possibles dès octobre, la publication d’un livre blanc dévoilant les offres choisies le 30 novembre, le dépôt d’un projet de loi en ce sens au Parlement britannique dès le 25 janvier, et l’adoption de cette loi aussi tôt que le 7 mai 2015, suivant les élections générales. Le 16 septembre, 48 heures avant le référendum, Better Together réitérera ces promesses et ajoutera, ce qui n’est pas sans importance symbolique et légale au sein d’un régime non fédéral, que le Parlement écossais serait désormais considéré comme indissoluble.

Le 18 septembre, ainsi, au bout de sept longues années de circonvolutions constitutionnelles et de 16 semaines de campagne, les Écossais – de même que les Britanniques, Irlandais et citoyens du Commonwealth éligibles – se prononceront, pourrait-on dire, non tant en défaveur de l’indépendance qu’en faveur d’une dévolution massive de nouveaux pouvoirs à l’Écosse. Il n’y a absolument aucun doute que ce vote, bien que constituant un échec pour le SNP, mènera à une consolidation majeure de l’autonomie politique et économique de la nation écossaise, ou à défaut, à une « prochaine fois » qui pourrait venir plus rapidement qu’on le pense. Au total, 3 619 915 électeurs se seront exprimés, pour un taux de participation de 84.6 %. De ce nombre, 1 617 989 appuieront le Oui et 2 001 926 le Non, établissant à 44,65 % contre 55,25 % les proportions finales pour l’indépendance et l’Union. Bien qu’un écart de plus de 10 % entre les deux options puisse paraître à la fois surprenant et décevant, notamment considérant les sondages de fin de campagne laissant entrevoir un résultat beaucoup plus serré, une étude plus détaillée des résultats révèle quelques statistiques intéressantes.

Tableau 1 : Comtés ayant voté Oui à 45 % et plus

Comté

Oui

Participation

Chômage

Clackmannanshire

46.2 %

88.6 %

9.3 %

Comhairle nan Eilean Siar

46.5 %

86.2 %

5.9 %

Dundee

57.3 %

78.8 %

11.4 %

East Ayrshire

47.2 %

84.5 %

10.8 %

Falkirk

46.5 %

88.7 %

7.7 %

Glasgow

53.4 %

75 %

9.8 %

Highland

47 %

87 %

5 %

Inverclyde

49.9 %

87.4 %

8.2 %

North Ayrshire

48.9 %

84.4 %

11.6 %

North Lanarkshire

51 %

84.4 %

9.5 %

Renfrewshire

47.2 %

87.3 %

8.2 %

South Lanarkshire

45.3 %

85.3 %

7.9 %

W.Dunbartonshire

53.9 %

87.9 %

10.6 %

   

_

X

= 85 %

_

X

= 8,9 %

D’abord, notons que le Oui aura récolté plus de 45 % des voix dans plus d’une douzaine de comtés sur un total de 32, ce qui n’est pas déshonorant lorsqu’on songe au chemin parcouru depuis 2011. Mais surtout, on ne peut faire abstraction du fait que le Oui aura tout de même remporté la plus grande ville d’Écosse, Glasgow, et deux des quatre plus grandes villes d’Écosse en ajoutant Dundee. Non seulement le Oui l’aura-t-il emporté dans ces deux grandes villes – près de 120 000 électeurs dans Dundee, près de 490 000 dans Glasgow –, mais il s’y sera forgé, dans les deux cas, une confortable avance : 7 % et 25 000 voix dans Glasgow, 14,5 % et 14 000 voix dans Dundee. Qui plus est, le Oui aurait vraisemblablement pu y faire d’importants gains supplémentaires, considérant les taux de participation inférieurs à la moyenne nationale de près de 6 % dans le cas de Dundee et de quasiment 10 % dans le cas de Glasgow. Toutes proportions gardées, des taux de participation égaux à la moyenne dans ces deux comtés auraient pu gonfler les rangs du Oui d’environ 30 000 voix et donc de près de 1 %. Ce n’est pas la mer à boire, mais ce n’est pas rien.

Tableau 2 : Comtés ayant voté Non à 60 % et plus

Comté

Non

Participation

Chômage

Aberdeenshire

60,3 %

87,2 %

3,2 %

Dumfries & Galloway

65,6 %

87,5 %

6,7 %

East Dunbartonshire

61,1 %

91 %

4,9 %

East Lothian

61,7 %

87,6 %

6,2 %

East Renfrewshire

63,1 %

90,4 %

5,8 %

Edinburgh

61 %

84,4 %

6,6 %

Orkney Islands

67,1 %

83,7 %

3,4 %

Perth & Kinross

60,1 %

86,9 %

5 %

Scottish Borders

66,5 %

87,4 %

4 %

Shetland Islands

63,6 %

84,4 %

2,9 %

   

_

X

= 87 %

_

X

= 4,9 %

Comme le montre ce second tableau, il est également assez clair que l’appui au Non aura été alimenté par des taux de participation supérieurs à la moyenne dans beaucoup de comtés très majoritairement unionistes. Des 23 comtés où le taux de participation aura été supérieur à la moyenne – celle-ci ayant donc été tirée vers le bas par seulement 4 comtés où la participation aura été inférieure à 84 % – seulement un aura voté majoritairement Oui : West Dunbartonshire. En fait, 70 % des comtés qui auront voté Non à plus de 60 % afficheront un taux de participation supérieur à la moyenne par 3,4 % ; ces comtés auront voté Non à hauteur moyenne de 63 %. Ce tableau met aussi en exergue le profil économique des régions unionistes : des dix comtés ayant voté Non à plus de 60 %, huit affichaient un taux de chômage inférieur à la moyenne nationale (6.4 %) pour 2014. À l’inverse, des dix comtés ayant les plus hauts taux de chômage (entre 8 % et 12 %), pas moins de neuf auront voté Oui à plus de 46 %, dont quatre à plus de 50 %.

Comme cela est pratiquement toujours le cas, les citoyens les plus aisés auront donc été les plus engagés et les plus conservateurs. Le 19 septembre au matin, le député conservateur d’Édimbourg, Cameron Buchanan, résumera bien la logique derrière le vote d’une bonne partie d’entre eux : « the Pound went up two points this morning, that says it all ». De façon générale, les Écossais ayant rejeté l’indépendance lors de ce référendum auront également été parmi les plus âgés : selon une compilation effectuée par la politologue Ailsa Henderson, de l’Université d’Édimbourg, seulement les électeurs de 50 ans et plus auront voté majoritairement Non. Chez les 70 ans et plus, les proportions atteindront 70 % pour le Non contre 30 % pour le Oui. À l’inverse, les 16-49 ans auront voté majoritairement Oui. Parmi eux, les 25-30 ans auront été les plus indépendantistes, appuyant le Oui à 60 %. Il demeure toutefois difficile d’établir avec précision si le SNP aura remporté son pari en accordant le droit de vote aux 16-17 ans : selon les chiffres d’Henderson, il se pourrait bien qu’ils aient été légèrement plus favorables à l’Union, dans une proportion de 52 % à 48 %.

Tableau 3 : Décomposition démographique du vote (préliminaire)[13]

 

Non

Oui

Femmes

56 %

44 %

Hommes

47 %

53 %

Natifs d’Écosse

49 %

51 %

Natifs du Royaume-Uni

72 %

29 %

Immigrants/Étrangers

51 %

49 %

Catholiques

42 %

58 %

Presbytériens

59 %

41 %

En décomposant le vote encore davantage, comme dans le tableau ci-dessus, d’additionnelles et significatives tendances apparaissent. D’abord, le vote référendaire aura sans doute été genré : une large majorité de femmes aura voté Non, et l’écart entre les proportions d’hommes et de femmes ayant appuyé l’indépendance atteindra près de 10 %. Seuls les citoyens nés en Écosse semblent également avoir voté majoritairement Oui, bien qu’une proportion impressionnante de votants nés à l’extérieur du Royaume-Uni ait possiblement soutenu l’indépendance. Enfin, il est intéressant de noter la différence remarquable émanant de l’appartenance religieuse des électeurs : alors que près de 60 % des Écossais catholiques auront voté Oui, la même proportion de protestants aura à l’inverse rejeté la sécession. Si ces proportions s’avèrent exactes, la définition « civique » que l’on donne de la nation écossaise et du nationalisme écossais en général devrait potentiellement être remise en question. Tout cela, en tout cas, permet de brosser un portrait préliminaire de l’indépendantiste écossais typique : jeune homme dans la mi-vingtaine, natif d’Écosse, catholique, appartenant à la classe moyenne inférieure et habitant possiblement les régions de Glasgow ou Dundee.

Si l’appui à l’indépendance, songeons-y un instant, aura été plus large chez les Écossais de 50 ans et moins et si une très large proportion d’immigrants ne rejette pas l’idée, la prochaine fois pourrait venir beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense si d’aventure les offres qui seront bientôt sur la table n’étaient pas acceptables. Dans un tel cas, peut-être l’Écosse n’attendra-t-elle pas « une génération », comme semblaient le penser beaucoup de nationalistes en fin de campagne. Cela est d’autant plus évident que, selon toutes les données disponibles ayant été publiées tant avant qu’après le 18, une très large majorité d’électeurs ayant voté Non, puis certainement la quasi-totalité de ceux qui auront voté Oui, considèrent avoir choisi pour l’Écosse l’option d’une massive décentralisation politique et économique. C’est d’ailleurs, à l’exception peut-être des travaillistes, ce que les membres de la coalition Better Together se seront engagés à accomplir. Or, cela pourrait se révéler beaucoup plus difficile à faire qu’à dire, et ce bien que tous soient conscients du prix à payer si leurs bottines ne devaient pas suivre leurs babines au courant des prochains mois.

En conclusion : réconcilier l’irréconciliable ?

Au moment d’écrire ces lignes, le livre blanc du 30 novembre n’aura pas encore été publié et il est donc difficile d’établir avec précision quelles offres seront faites à l’Écosse. Il est toutefois possible d’y aller de conjectures en se basant sur les documents publiés par les principaux partis au courant de la campagne et qui auront été déposés, suite au référendum, devant la commission Smith[14] – du nom de son président, Lord Robert Haldane Smith – mise sur pied le 19 septembre afin d’en arriver, après consultations, à une position consensuelle. Une analyse rapide des propositions de chacun des partis, notamment en matières fiscales, fait toutefois apparaître que Lord Smith pourrait bien avoir été condamné à tenter de réconcilier l’irréconciliable. Cela est d’autant plus vrai que, comme pour le Scotland Act 2012, la loi devant émerger de ces négociations au sein de la commission Smith devra non seulement être approuvée par le gouvernement britannique, mais également par le Parlement écossais, qui demeurera dominé par un SNP dédié à la devo-max au moins jusqu’aux prochaines élections régionales de mai 2016.

Les cinq principaux partis actifs en Écosse – excluant les socialistes, mais incluant les verts et le SNP – participeront aux discussions concernant la dévolution de nouveaux pouvoirs. Cela compliquera évidemment d’autant plus les choses, considérant l’éventail des positions et des intérêts défendus. Outre un calendrier très restrictif et ce choc des perspectives, deux principaux éléments poussent à croire que, peu importe la nature des compromis qui seront atteints, les réformes émergeant de cette Commission ne pourront garantir une stabilité constitutionnelle à moyen terme. D’abord, rappelons que le projet de loi émanant de ces compromis ne doit être adopté que suite aux élections britanniques de mai 2015 ; c’est donc dire qu’il constituera un aspect central de la campagne électorale, au sujet duquel chaque parti se positionnera selon ses intérêts. Or, il n’est vraisemblablement pas dans l’intérêt des conservateurs actuellement au pouvoir de défendre une dévolution massive vers l’Écosse. Leurs assises y étant déjà, et depuis longtemps, plutôt faibles, puis attendu l’important transfert du vote travailliste écossais vers le SNP et les libéraux-démocrates, ils auraient peu à y gagner. Ils auraient possiblement même beaucoup à y perdre, en raison notamment de la situation prévalant en Angleterre.

Selon une pléiade de sondages, y compris de très récents, le UKIP pourrait s’approprier jusqu’à 20 % des voix en mai prochain, presque entièrement en Angleterre et à la barbe des conservateurs, qui chercheront donc à plaire aux électeurs potentiels de ce parti. Or, l’électorat naturel de l’UKIP est composé de nationalistes anglais, peu disposés à accommoder l’Écosse et surtout peu enclins à accepter une dévolution unidirectionnelle de nouveaux pouvoirs. Ainsi, plus les conservateurs se montreront généreux à l’égard de l’Écosse, plus ils risquent de s’aliéner une partie de leur électorat et plus ils devront accorder d’autonomie, en contrepartie et comme David Cameron s’y est engagé, à l’Angleterre. Pour un Parti conservateur historiquement opposé au processus de dévolution et très « britanno-britannique », le défi sera donc d’en offrir juste assez à l’Écosse, de manière à la fois à limiter le désir d’autonomie en Angleterre et d’y solidifier sa base. Or, au sein de la commission Smith, les conservateurs sont actuellement en position de force. Le bruit court qu’ils en seraient venus à une attente avec les travaillistes : la dévolution complète de l’impôt sur le revenu – initialement rejetée par ces derniers – en retour d’une dévolution réelle, mais limitée en matières sociales – les travaillistes tenant toujours à une centralisation partielle du système providentiel.

Tableau 4 : principales positions des partis sur la dévolution fiscale

Instrument/Parti

SNP

travaillistes

conservateurs

libéraux-démocrates

verts

Impôts corporatifs

Ø

Ø

Ø

%

Taxes de vente

%

Ø

%

Ø

%

Impôts sur le revenu

%

Taxes foncières

Ø

Ø

%

Gains en capitaux

Ø

Ø

Contributions sociales

Ø

Ø

Ø

√ = dévolution complète ; Ø = aucune dévolution ; % = dévolution partielle

Si cela devait être la voie choisie par la commission Smith, cela permettrait aux conservateurs de faire d’une pierre deux coups : limiter l’autonomie écossaise et n’offrir aux Anglais que ce qu’ils semblent préférer, soit la capacité exclusive de voter les lois ne concernant que l’Angleterre – English Votes for English Laws (EVEL). Le cas échéant, cela voudrait dire qu’à plusieurs égards, la responsabilité de l’impôt sur le revenu serait également dévolue à l’Angleterre, là où les appuis aux conservateurs et au minimalisme fiscal sont les plus forts. Officiellement, la position travailliste en matière fiscale est d’offrir à l’Écosse une faible bonification du Scotland Act 2012, soit le transfert de 15 points d’impôt sur le revenu. Toutefois, si l’entente avec les conservateurs s’avère, non seulement auront-ils renié cette position, mais ils pourraient bien voir leurs préférences en matières sociales être bafouées par la force des choses. Car si l’Angleterre, dont le poids démographique au Royaume-Uni s’élève à plus de 80 %, acquiert, à l’image de l’Écosse, la responsabilité quasi totale de l’impôt sur le revenu, la pression conservatrice sur les taux d’imposition pourrait s’intensifier rapidement et par conséquent mettre en péril les programmes sociaux britanniques défendus par le Parti travailliste.

Cela nous amène au second élément permettant de croire que les réformes à venir pourraient être, qu’importe leur nature, insoutenables à moyen et long termes : le SNP, qui détient une majorité au Parlement écossais et défend une dévolution de pouvoirs autrement plus importante que ce que les conservateurs semblent en voie de proposer, est dans l’Écosse post-référendaire devenu la voix d’une majorité d’Écossais, ce qu’il n’a jamais été auparavant. Si le pouvoir de négociation des travaillistes semble d’ailleurs si faible, c’est qu’ils se savent extrêmement vulnérables en Écosse, là où leur alliance avec les conservateurs durant la campagne référendaire aura été très mal perçue, puis là où leurs appuis électoraux fondent au profit des conservateurs, du SNP et des verts, qui proposent tous trois une version de la dévolution plus ambitieuse que la leur. Rien ne permet d’espérer une embellie pour les travaillistes, ni d’ici les élections de mai 2015, ni d’ici celles de mai 2016. Cette déroute profitera en majeure partie au SNP, qui en promouvant la devo-max se fait déjà porte-parole d’autour de 75 % des Écossais. D’ici 6 mois, les Écossais risquent donc fort de se retrouver devant la situation suivante : les conservateurs au pouvoir à Westminster, une dévolution relativement substantielle, mais largement contestée toujours en voie d’implémentation, puis un SNP majoritaire à Holyrood.

Un lecteur attentif aura compris qu’un tel portrait serait à peu près identique à celui qui prévalait avant le référendum. Pour une foule de raisons dont celles évoquées plus haut, les offres qui émaneront de la commission Smith risquent fort de ne contenter réellement ni la population écossaise, ni le SNP. Plutôt que la devo-max, les Écossais se verront plus que probablement offrir le contrôle d’une large proportion des impôts sur le revenu prélevés en Écosse, de très faibles proportions des impôts corporatifs et de la taxe de vente, puis un droit de retrait de certains programmes sociaux panbritanniques. Du côté du SNP, le défi consistera à être en mesure de rejeter ces offres sans être perçu comme subordonnant les intérêts immédiats de l’Écosse à sa propre conception, plus ambitieuse, mais inaccessible à court terme, de ces intérêts. Si les tendances actuelles de l’opinion publique écossaise devaient persister toutefois, le SNP sera clairement en position de relever ce défi, de faire campagne sur la devo-max en 2016, puis de remporter une seconde majorité sur cette base. Reste que – la plupart des nationalistes en étant conscients – la devo-max, qui ferait du Royaume-Uni l’une des fédérations les plus décentralisées du monde, demeurera politiquement et institutionnellement inatteignable. La plus proche alternative étant l’indépendance, le SNP et les verts se retrouveront dans la position de devoir faire réaliser aux Écossais qu’en disant Non, ils ont en fait voulu dire Oui ! 

 

 


 

[1]Voir entre autres « Choosing Scotland’s Future », « Fiscal Autonomy in Scotland » et « An Oil Fund for Scotland ».

[2]Voir, entre autres, la fameuse vidéo publicitaire de fin de campagne « The woman who made up her mind » : https ://www.youtube.com/watch ?v=OLAewTVmkAU

[3] Voir « Scotland’s Economy : the Case for Independence ».

[4]Consulter « Sustainable, Responsible Banking : a Strategy for Scotland ».

[5]Lire « Consumer Protection and Representation in an Independent Scotland : Options ».

[6] « Principles for a Modern and Efficient Tax System in an Independent Scotland ».

[7]« Scotland’s Future : Your Guide to an Independent Scotland ». Pour un compte-rendu, voir « Forces et faiblesses de la proposition écossaise », L’Action Nationale, Vol. CIV, No.2, 106-120.

[8] Cette référence constante aux petites social-démocraties indépendantes n’aura d’ailleurs jamais été qu’une simple stratégie rhétorique : Scottish Enterprise, plus importante agence publique de développement économique en Écosse, a effectivement mené depuis l’arrivée des nationalistes au pouvoir de multiples missions en Finlande, au Danemark, en Norvège ainsi qu’en Nouvelle-Zélande, afin d’en apprendre davantage sur ces modèles.

[9]Source : www.whatscotlandthinks.org

[10] Selon un ensemble de sondages menés par la politologue Ailsa Henderson, spécialiste des nationalismes écossais et québécois, environ 88 % des électeurs convaincus qu’une Écosse indépendante pourrait utiliser la Livre auront voté Oui.

[11] Pour un résumé de ses recherches : https ://www.youtube.com/watch ?v=Ajd4R-9BEIw

[12] « Czechs and Slovaks were better together », The Guardian, 9 septembre 2014, p. 30.

[13] Source : http ://www.futureukandscotland.ac.uk/news/what-next-scotland-youtube-footage-why-scots-voted-no-professor-ailsa-henderson-university

[14]Les propositions de chacun des cinq principaux partis sont disponibles ici : https ://www.smith-commission.scot/resources/

 

Heure du Québec, les résultats finaux du référendum écossais du 18 septembre dernier ont pu être connus vers minuit moins le quart. En Écosse, ce n’est ainsi que très tard dans la nuit du jeudi 18 au vendredi 19 qu’a été officiellement annoncée la défaite étonnamment lourde du Oui. C’est donc un Alex Salmond visiblement épuisé qui a rendu un laconique discours post-référendaire tout près du Parlement d’Holyrood, au centre des sciences de la ville d’Édimbourg qui venait tout juste d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil indépendantiste avec un vote à 61 % unioniste. Un discours succinct donc, et pourtant très sagace. En quelques phrases, Salmond aura non seulement correctement identifié les enseignements à tirer du verdict populaire, mais également mis la table pour les négociations à venir au Royaume-Uni.

En soulignant tout de même que « personne n’avait entrevu la possibilité ni même la crédibilité » d’un éventuel appui de 45 % des électeurs à l’indépendance, il aura laissé entendre avec raison qu’à défaut du référendum, le camp du Oui aura remporté la campagne. En prévoyant que même les Écossais ayant voté Non « demanderont que soit respecté l’échéancier établi pour la dévolution de nouveaux pouvoirs », il aura rappelé que cette dernière fut l’option privilégiée dès le départ par une majorité d’Écossais, y compris par une proportion importante de nationalistes à laquelle la campagne référendaire aura fourni des munitions. Enfin, en estimant que la société civile écossaise, très active depuis le départ, « ne permettra jamais à la classe politique de revenir à ses vieilles habitudes », il aura lancé un clair avertissement à ses collègues écossais et britanniques : le statu quo à la canadienne n’est pas envisageable.

Quelques heures plus tard seulement, après en avoir averti le Secrétaire national du SNP Patrick Grady, Alex Salmond annonçait sa démission à titre de chef de parti et, par conséquent, à titre de premier ministre, soulignant toutefois qu’il continuerait de servir en tant que député d’Aberdeenshire East entre le congrès annuel du SNP à la mi-novembre, lorsque sa démission prendra effet, puis les élections écossaises de mai 2016. Nationaliste et progressiste influent depuis les années 1970, député depuis 1987 et chef du SNP durant vingt ans – entre 1990 et 2000, puis entre 2004 et 2014 – Salmond aura cédé sa place à la vice-première ministre actuelle Nicola Sturgeon, qui aura probablement été la figure du SNP la plus active, la plus populaire et la plus efficace, à qui d’ailleurs auront été réservées bien stratégiquement les deux plus grandes villes d’Écosse, Glasgow et Édimbourg, durant les derniers jours de campagne.

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