Il n’y aura pas de bibliothèque publique à Fleurimont, ce quartier qui représente 27 % de la population sherbrookoise et qui regroupe 47 000 habitants. Ainsi en a décidé le conseil municipal de la capitale estrienne par un vote serré, huit votes contre sept.
La reconversion de l’église Sainte-Famille, du même quartier, s’en trouve compromise. Classé comme exceptionnel par le Conseil du patrimoine religieux, le bâtiment continuera de souffrir. Son éventuelle démolition est encore au débat. Aucun consensus ne se dessine encore concernant son sort. Mais la tentation de la table rase et de l’amnésie semble forte.
Sherbrooke reste pourtant l’une des grandes villes québécoises les moins bien dotées en matière de bibliothèque. (Le Devoir, 13 octobre 2024). Quels que soient les indicateurs choisis (investissement par personne, mètres carrés par habitant, taille et aménagement des places de lecture, etc.) pour situer la ville devant son indigence, aucun des arguments n’a suffi à convaincre les conseillers majoritaires. Le développement culturel, la protection du patrimoine, le souci du cadre bâti, et même les effets environnementaux de la démolition éventuelle, rien de tout cela n’a pu servir à ébranler les arguments comptables. Pas économiques, comptables ! La culture est restée prisonnière de l’air du temps au moins autant que de l’état des finances publiques de la municipalité. Les idéologies managériales règnent pratiquement sans partage.
Si gouverner c’est choisir, à l’évidence le conseil municipal a affirmé que le choix de la culture n’allait pas être prédominant. Comme le confiait à Radio-Canada le conseiller Marc Denault qui exprimait son « malaise » devant le dilemme que le dossier de la bibliothèque illustrait, « plusieurs autres bâtiments ont besoin d’amour dans la ville, comme le chalet du Mont-Bellevue » (13 octobre 2024). La logique gestionnaire a été respectée et l’échelle des valeurs platement illustrée.
L’équipe de la mairesse Beaudin a eu beau plaider qu’une décision rapide, avant l’échéance prévue à un programme fédéral allait permettre à la Ville de bénéficier d’une subvention de 17 millions qui aurait pu alléger le fardeau et peut-être aussi servir à en attirer d’autres, cela n’a pas suffi à cadrer les termes financiers du projet. Le vote a tranché le débat, mais n’a pas mis fin au dilemme. Sherbrooke reste encore aux prises avec un déficit culturel majeur et des choix cruciaux pour sa situation patrimoniale.
Quels que soient les éléments de diagnostic apportés à cette affaire, ce qu’elle révèle est désolant à tous égards. Peu importe l’appréciation faite sur la manière dont le dossier a été porté par la mairesse et son équipe, peu importe l’étroitesse de la marge de manœuvre budgétaire de la Ville, peu importe même la rigueur comptable dans laquelle s’est drapé le vote, une chose demeure : une des dix plus grandes villes du Québec a choisi de reléguer ses choix en matière de développement culturel. Reléguer est ici le mot qui s’impose. Car l’abandon du projet n’a pas donné lieu à une contre-proposition digne de ce nom qui aurait eu au moins le mérite de maintenir et réaffirmer la volonté de combler un déficit criant. Quelques hypothèses ont certes été évoquées, mais, pour l’instant, rien d’autre que des demi-mesures ou des solutions de bricolage budgétaire. Pas de projet véritable, à la hauteur de ce qu’il faudrait. Personne ne s’est prononcé contre la vertu et les bibliothèques, mais la vertu a été déportée dans les limbes. Et tout laisse craindre qu’elle soit soluble dans les compromis brumeux.
Ce dossier n’est malheureusement pas que d’intérêt local. Il est sans doute l’illustration la plus criante du rapport trouble qu’occupent la lecture publique et les bibliothèques dans le développement culturel. Alors qu’ont fleuri partout sur le territoire de très belles initiatives en matière de recyclage de bâtiments religieux pour accueillir des bibliothèques remarquables, on ne peut que se désoler devant la décision sherbrookoise.
Alors que la culture traverse une crise majeure, alors qu’il faudrait de l’audace et de la fierté pour en réaffirmer le rôle capital dans notre existence nationale et dans la vitalité des collectivités, on aurait pu espérer une meilleure issue. Peut-être aurait-on pu l’apercevoir si le débat avait débordé le cadre local. Sherbrooke a décidé de rester en fin de peloton, c’est déjà en soi désolant. Mais le report à une date indéterminée d’un projet de remplacement laisse craindre que l’écart continue de se creuser, ce qui ne sera bon pour personne. Il faut déplorer que le dossier n’ait pas fait l’objet d’un débat public élargi.
Les considérations sur l’autonomie locale ne sont certes pas à négliger, mais dans la mesure où la contribution de la Ville au dynamisme culturel national est en cause, il n’est nullement irrespectueux ni inopportun de penser que la discussion aurait dû trouver une meilleure place dans des forums plus larges. Cela renvoie en particulier à l’indigence manifeste de la couverture des enjeux culturels dans l’espace médiatique national. Ce qui se passe dans une capitale régionale ne peut être tenu pour être sans effet sur les impacts de ces choix sur la dynamique d’ensemble.
À cet égard, les débats culturels menés dans les médias dits nationaux sont bien loin de servir et de couvrir les enjeux déterminants pour la compréhension et le renforcement de la cohésion culturelle québécoise. Ce n’est pas seulement une affaire de rapports tendus entre la métropole et les régions, c’est encore et surtout l’expression d’une difficulté structurelle à penser le développement culturel comme totalité. En matière de développement culturel dans les régions, le traitement médiatique et la tenue des débats dits nationaux restent échevelés et trop souvent prisonniers de l’anecdote voire de connotations condescendantes.
Le cas de la bibliothèque de Fleurimont et le sort de l’église Sainte-Famille témoignent d’une représentation du développement culturel qui reste dysfonctionnelle. La place des bibliothèques et du patrimoine devrait faire l’objet de consensus fermes, des consensus qui empêcheraient que les débats n’aboutissent qu’à choisir entre tout ou rien. Il est inadmissible que le non-lieu soit encore possible en ces matières. Pas à l’heure de la crise culturelle. Pas davantage à l’aune des défis du vingt-et-unième siècle. C’est un dossier qui s’ajoute à la catastrophe des bibliothèques scolaires (Le Devoir 16 octobre). La lecture, décidément, ne se trouve pas bien haut dans l’échelle des priorités.
Certes, la CAQ a augmenté les budgets d’acquisition (Catherine Lalonde, Le Devoir 17 octobre), mais promouvoir la lecture ne se résume pas à acheter des livres. Malgré le Plan lecture et la création de plusieurs bibliothèques admirables, des écarts inacceptables subsistent dans tout l’écosystème de valorisation de la lecture. Cette dernière renvoie à une posture culturelle qui, à l’évidence, est loin d’être aussi répandue qu’il le faudrait. Ce sont les défauts et travers de cette posture qui creusent les lacunes de priorisation et entravent trop souvent le développement.
Il n’y a pas à en douter, le dossier sherbrookois marque une double faute. À l’égard de la valorisation du patrimoine et au vu des besoins d’un développement culturel assumé. Heureusement, la démocratie accorde au peuple et à ses représentants le droit de se tromper. Et elle leur fait le devoir de s’amender quand il s’agit de trouver les meilleures avenues de promotion du bien commun.
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture

Cahiers de lecture – Automne 2024
Éditorial
Double faute à Sherbrooke
– Robert Laplante
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