Éditorial – Faire lever l’horizon

2020octobrenovembre250Format PDF

Vingt-cinq ans. Une génération. Une éternité pour se retrouver dans les limbes. À moins que ce ne soit aux portes de nulle part. Les limbes, quelques-uns s’en souviennent sans doute, c’était le non-lieu dans l’antichambre de l’enfer immérité. Ce n’est pas là que nous en sommes. Cinquante ans après Octobre 70, nous sommes au même endroit que là où nous a placé le Grand Lov’in de la Place du Canada. Sous l’occupation. Anesthésiés sous un joug de bienveillance. Le Canada nous aimait. Il nous aime toujours pour ce que nous lui permettons d’avoir l’air. Magnanime comme un maître chanteur. Imbu de sa grandeur dans la certitude que sans lui nous ne serions que ce qu’il pense que nous sommes. Nous voilà toujours à nous définir dans le déni qu’on nous assène, dans le doute que des moyens puissants nous instillent.

Revenir sur Octobre 70, tenter de relire Octobre 95, c’est d’abord une entreprise de lutte contre l’amnésie induite, contre la mémoire trafiquée. En cinq décennies, une révolution a eu lieu, une révolution au sens premier terme : un parcours de trois cent soixante degrés. Retour à la case départ. Tout ce qui a été entrepris pour enfin accéder au statut de sujet politique a été lentement érodé. Octobre 70 a d’abord été un coup de boutoir donné par un État canadian sûr de son fait. On pourra toujours dire qu’un certain Québec l’aura cherché, égaré ente le romantisme et le désespoir de cause. Mais ce ne sera là encore une fois que se lire dans le regard de l’autre. La vérité historique première aura été plus crue, plus dure et plus difficile à assumer : le coup d’état des mesures de guerre visait d’abord à placer le Québec au cœur de sa propre tragédie. Comme au lendemain de 1837, il aura fallu un immense effort collectif pour ne pas se dissoudre devant ce tragique que nous nous refusions à voir comme un destin. Comme dans le long hiver de survivance nous avons fini par nous éprouver autrement, par tenter de nous assumer comme sujet de ce qui nous arrive ou, du moins de ce qui pourrait nous arriver. Cela aura duré vingt-cinq ans.

Toute une génération aura trimé avec un œil sur l’horizon. Des résultats spectaculaires ont commencé à donner des fruits qu’au moins trois générations avaient désespéré de voir venir. Mai 1980 aura constitué non pas une pause, non pas un coup de frein, mais bien une convulsion. Le minoritaire contre lequel le sujet politique tentait de naître s’est affaissé. Trudeau et l’aile canadienne-française ont réussi un coup de maître : redéfinir les rapports Canada-Québec dans des catégories étrangères à ce que depuis trois générations les nationalistes de tous les horizons avaient tenté de se donner comme cadre de lecture du destin collectif. Le coup d’État aux résultats partiels de 70 a cette fois été réédité, mais avec un succès analogue à celui de l’Acte d’Union. Rapatriement de la constitution, imposition de la Charte canadienne des droits pour harnacher et diminuer les pouvoirs de l’Assemblée nationale et déploiement d’une rhétorique de diversion qui aura berné les Claude Ryan et autres inconditionnels qui ont servi à produire des leurres, à se faire les relais d’une lecture décentrée du Québec, de ses intérêts, de sa condition politique.

Les indépendantistes, les autonomistes et, globalement, tous ceux et celles qui avaient encore du mal à consentir à la régression et au confort de la condition minoritaire ont tout de même résisté. Mais il s’agissait bien de résistance et pas nécessairement de riposte. Le Parti québécois de ces années qui déboucheront sur le référendum de 1995 aura constamment oscillé entre l’offensive et la mobilisation défensive. Cette ambivalence aura trouvé son apogée dans l’adoption de la loi 101 et surtout dans les multiples consentements à son charcutage par les tribunaux fédéraux. Les choses ont pris une tournure fatale après l’adoption de la Charte canadienne : au lieu de riposter par de nouvelles versions de la loi, par des gestes d’affrontement et de contestation de la légitimité canadian, les péquistes au pouvoir ont reculé devant la tâche. Les dénonciations enflammées n’ont pas manqué, mais l’engagement à respecter l’ordre constitutionnel imposé et l’entêtement à se conformer aux jugements d’une cour illégitime ont commencé de saper le Québec comme sujet politique. L’implacable logique de minorisation venait de trouver un nouvel engrenage.

Le référendum de 1995 aura été conduit dans un climat de lutte sourde entre les deux ailes péquistes que le volontarisme de Jacques Parizeau a tenté désespérément de concilier. La tâche était pour ainsi dire impossible. Avec ce que nous avons appris depuis, il est clair que l’aile des conciliants auraient tout mis en œuvre pour ramener le Québec dans les catégories de la politique et de la logique d’état canadian. Nous le savons par ce que nous ont révélé les archives et par les quelques témoignages courageux et lucides qui tentent de lever le voile sur la dynamique interne de ce qu’était le Parti québécois à l’époque. Nous le savons surtout par ce qui est advenu de l’action d’Ottawa. Il a volé le référendum en jouant de tous les ressorts de la raison d’État. Il n’y avait là que du prévisible que n’a pas su prévoir le gouvernement du Québec. Dans ces combats, la candeur est impardonnable. Et le lit de la candeur était douillet pour ceux-là qui voyaient dans l’accession à la souveraineté une négociation de fair-play.

Le négociateur du lendemain, celui-là qui avait entrepris de manœuvrer en pleine campagne pour infléchir ce qui pouvait mener à dévoiler une vérité qu’il ne pourrait pas négocier, ce négociateur a consacré la dissolution du sujet politique. Refusant le conflit de légitimité, refusant de mener une bataille que même Ottawa envisageait de perdre, Lucien Bouchard est devenu un agent de régression historique inespéré. Le Plan B a fait le reste : offensive juridique avec le Clarity Bill, asphyxie financière avec les réductions de transferts et autres manœuvres et, enfin, lancement d’une guerre psychologique et d’une campagne de propagande sans précédent. Une guerre qui a fait franchir au Canada des pas de géants dans l’oblitération de notre peuple et dans la réalisation de son ultime projet politique : un état unitaire.

Une génération plus tard, le Québec est plus provincial que jamais. Sa représentation de lui-même est plus confuse que jamais, érodée par de puissantes manœuvres idéologiques visant le brouillage systématique de tous ses repères symboliques. Le sujet politique n’est plus qu’un manœuvrier se payant de mots avec l’autonomisme sans conséquence. La minorisation est non seulement un fait, mais dans une part grandissante de la population une condition normale, acceptée, consentie. Une aspiration frelatée qu’Ottawa manipule à son gré à grand renfort de rhétorique qu’il peine lui-même à garder en apparence conciliante. Trudeau fils veut finir la besogne. Il est bien en phase avec le courant de fond de l’opinion canadian : il n’y a plus rien à concéder au Québec. Rien sinon qu’une part congrue de ce qu’il faut pour en maintenir une image folklorique utilisable quand le Canada en a besoin. À sa manière, à ses conditions.

L’autonomisme provincial n’est pas un projet politique québécois. C’est une voie de relégation. Un espace de consentement à la minorisation qui s’imagine pouvoir mitiger la dépossession par des garanties symboliques de sécurité culturelle. Ce n’est pourtant que pour consommation locale : le Canada du multiculturalisme n’a rien à faire de ces considérations et ne fera aucune concession pour ménager un espace particulier à ce qu’il considère comme une communauté geignarde, rétrograde. Il estime avoir réglé la question du Québec qui ne saurait être qu’un reliquat nauséabond. L’autonomie provinciale réelle sera définie par Ottawa qui ne doute pas un seul instant que son action nous élèvera, nous arrachera à cette part de ce que nous sommes et qui ne mérite pas grâce à ses yeux.

Les Octobres de la période contemporaine ramènent le Québec à ce qu’il a toujours été depuis la Conquête : une nation sous occupation. La laisse est plus courte qu’elle ne l’a jamais été depuis l’Union. Ceux-là qui pensent que le combat indépendantiste a perdu toute pertinence parce que les vexations individuelles à l’endroit des parlants français ont disparu ne comprennent rien à la domination politique. L’indépendance est nécessaire parce que le Québec n’est pas libre de ses choix, parce que son développement est orienté et conditionné par un État dont les intérêts et le modèle de développement sont contraires à ses intérêts vitaux. Les autonomistes ne comprennent pas davantage ce que signifie la logique de minorisation et ils seront bientôt nombreux à s’indigner de voir surgir mépris, quolibets et calomnie devant les moindres gestes d’affirmation. Le retour des conduites vexatoires est à l’ordre du jour. La prochaine réforme linguistique va partir un bal sinistre. Le Canada ne fera pas de quartier. Et il pourra compter sur de valeureux quarterons d’idéologues de la bien-pensance diversitaire. La dignité nous fera l’obligation de lutter quoiqu’il en coûte, mais la lucidité nous imposera de le faire en tenant compte de ce que le déni nous a trop longtemps fait croire : aucune loi québécoise n’assurera la pérennité du français tant que nous resterons dans le Canada. Seule l’indépendance le fera. Elle ne sera pas magique : la pression de la démographie continentale continuera de s’exercer, mais au moins notre langue et notre existence qu’elle porte auront cessé d’être combattues par un ordre politique usurpateur.

Le Québec vit sous occupation et les temps prochains vont le forcer à se voir tel qu’il est et où il est : sous le joug.

Le temps n’est plus à la résistance, mais bien à la riposte. Et elle viendra. Parce que le peuple québécois existe et n’entend pas se laisser mourir, quoi qu’en disent les démissionnaires. Parce qu’il est capable de s’éprouver non seulement dans l’adversité, mais encore et surtout dans l’invention de l’avenir. Si tout peut sembler encore à recommencer c’est parce que rien n’est mort de ce qui, dans l’épaisseur des jours, laisse advenir la capacité de faire lever l’horizon.

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