Entendez la voix d’Andrée Ferretti

Djemila Benhabib et Gilles Toupin C’était une pure et dure. Nous pourrions même affirmer que c’était une entêtée, non pas dans le sens péjoratif que l’on prête habituellement à ce mot, mais bien dans celui d’un refus des compromissions avec ce qu’elle considérait comme « la niaiserie ambiante ». Il s’agissait d’un entêtement salutaire, d’un entêtement vivifiant […]

Djemila Benhabib et Gilles Toupin

C’était une pure et dure. Nous pourrions même affirmer que c’était une entêtée, non pas dans le sens péjoratif que l’on prête habituellement à ce mot, mais bien dans celui d’un refus des compromissions avec ce qu’elle considérait comme « la niaiserie ambiante ». Il s’agissait d’un entêtement salutaire, d’un entêtement vivifiant pour ceux qui ont eu le bonheur de la côtoyer.

La pensée d’André Ferretti, son action, ses emportements, ses passions orbitaient infatigablement autour du grand combat de sa vie, celui de la nécessité absolue pour le peuple du Québec de se donner tous les moyens de sa survie et de sa réalisation existentielle ; l’indépendance totale du Québec n’était pas pour elle négociable.

Mais cette constance dans la lutte ne fut jamais le lot d’un dogmatisme stérile. Tout au long de nos rencontres, de ces repas festifs qu’Andrée Ferretti aimait préparer pour s’entourer d’amis chers dans cette paisible campagne de Brigham en Estrie dont elle avait fait son refuge (pour ne pas dire son ermitage, avant que l’âge et ses naufrages ne la ramènent à contrecœur les derniers mois de sa vie à Montréal)1, elle nous répétait souvent, comme elle l’écrivit d’ailleurs, qu’il n’y avait « pas d’autonomie absolue du discours engagé, ses élaborations et convictions se modifient dans les échanges, se renforcent dans les meilleurs cas2 ».

C’est ainsi que notre rencontre heureuse avec Andrée Ferretti fut nourrie et tissée au cours des années de perpétuels débats, d’échanges on ne peut plus exigeants, parfois aussi épistolaires, de ces ajustements et réajustements perpétuels. Elle tenait son bout, comme on dit, mais elle n’hésitait pas à « modifier » sa pensée si son interlocuteur savait lui démontrer ses imperfections. Elle avait cette rigueur, cette probité, ce désir inassouvissable d’aller au-delà d’elle-même. Elle aimait passionnément triturer sa pensée et celles de ses interlocuteurs afin de les rendre justes et acceptables en regard de ses convictions profondes (perfectibles à l’infini, croyait-elle), à la manière du diamantaire qui fait de sa pierre brute un joyau éclatant de beauté et de lumière ; sa pensée était un ciseau, tel le compagnon tailleur de pierre de l’époque des cathédrales, qui s’acharne à donner une forme parfaite à ce qui doit servir à élever de terre le fabuleux objet de son travail. Elle tenait à se définir comme « libre penseur », dégagée totalement des dogmes religieux de tous ordres. Elle était en avance sur son temps bien sûr, animée par sa farouche volonté d’indépendance ; le repli sur soi n’était pas sa tasse de thé. Bien au contraire, lorsqu’elle décida de fonder une famille, elle croisa son destin avec celui d’un immigrant italien dont elle tint à tout prix pour le reste de sa vie, après le décès de ce dernier, à conserver le patronyme. Son amour inconsidéré du café italien et de la bonne table lui vient sans doute de ce monsieur Febo Ferretti, l’animateur à l’époque de la librairie de gauche l’Agence du livre français, avenue Bernard à Outremont.

Inutile d’insister sur notre poignante admiration pour cette femme qui nous consentit généreusement le privilège de son amitié, amitié exigeante il est vrai, mais amitié on ne peut plus précieuse dans un Québec encore engoncé dans ses contradictions, dans un sur-place indécrottable et dans de perpétuelles crises existentielles.

L’aventure d’Andrée Ferretti fut certes politique. Mais cette femme-orchestre ne se satisfit point d’une vie unidimensionnelle ; elle vivait passionnément aussi ses engagements féministes, laïques, poétiques, littéraires et philosophiques. Sa quête, certes, fut celle de la liberté, mais de cette liberté qui se concrétise au cœur du politique avec une détermination farouche de vaincre « toutes les formes d’aliénation3 ». Nous admirions sa grande lucidité.

Il y eut les années de l’action. Mais il y eut aussi ces années de sa vie qu’elle consacra essentiellement à l’écriture, donc à la réflexion, une écriture qui épousait de multiples formes, qu’il s’agisse de littérature, d’essais ou de philosophie.

Lire Ferretti éveille, stimule et secoue. La comprendre exige des efforts. Non, la militante n’est pas de tout repos. L’écrivaine aussi d’ailleurs. Elle est entrée en écriture comme on entre en résistance, par la porte étroite de la survie. Elle écrit comme elle respire. Sans retenue. Sa franchise intellectuelle désarme. Son franc-parler décoiffe. Et comble du comble elle assume fièrement la radicalité de sa pensée. Très tôt, elle en appelle à une rupture avec le système fédéral et monarchique canadien, le libéralisme anglo-saxon. Convaincue de la justesse de son choix, elle refuse les compromis quitte à faire d’elle LA « radicale » parmi les plus « radicaux ». Non, elle n’est pas douée pour les demi-mesures4.

Infatigable lectrice et décodeuse de la pensée des autres, qu’il s’agisse de Maurice Séguin, de Pierre Bourgaud, de Lionel Groulx, de Victor Lévy-Beaulieu, d’Hubert Aquin, de France Théorêt, d’Hélène Pedneault, de Louky Bersianik, de Robert Laplante, de Philippe Sollers et de Spinoza, pour ne nommer que les plus chers à son cœur, sa soif de confronter ses idées à celles des autres, de les faire évoluer, à la lumière de l’action indépendantiste, cette soif fut la veine jugulaire de son parcours intellectuel.

C’est dans la classe de Maurice Séguin – au sein de laquelle elle s’était faufilée n’ayant pas les diplômes nécessaires pour suivre des cours universitaires – qu’elle est devenue à l’automne 1956 « une indépendantiste irréductible ».

Elle écrit d’ailleurs à son sujet dans un texte mémorable à propos de Séguin5 :

Je l’écoutais exposer, sans apparente passion, la démonstration rigoureuse de tout ce que je soupçonnais, depuis toujours, me semblait-il, à savoir les effets structurels pervers de la Conquête anglaise sur le développement économique, social et culturel du Québec. Je l’écoutais, éblouie, conclure qu’à moins d’accepter de disparaître ou de continuer à végéter, les Canadiens français n’avaient d’autre choix pour vivre et s’épanouir pleinement en tant que nation, que celui d’accéder à l’indépendance.

Ces convictions, enracinées dans tout son être, la poussaient parfois – ceux qui l’ont connue vous le diront – à de mémorables, mais saines colères. Elle ne souffrait pas les éternelles tergiversations du Parti québécois, ses remises à plus tard, ses agenouillements camouflés sous le faux-fuyant du « bon gouvernement ». Combien de fois ainsi n’a-t-elle pas manifesté son impatience devant ces remises au lendemain par une classe politique se fourvoyant dans le labyrinthe inextricable du pouvoir à conserver à tout prix ? Mais parmi tous les chefs du Parti québécois, elle a entretenu une relation privilégiée avec Pierre-Karl Péladeau. Même si elle nous avouait souvent qu’elle n’était pas une grande stratège politique – emportée par ses fougueuses indignations – elle n’hésitait pas à téléphoner à Pierre-Karl pour l’engueuler royalement lorsque ce dernier s’égarait du droit chemin…

Bien sûr, il n’y eut pas que ces désenchantements du politique dans la vie d’Andrée Ferretti. Il y avait ses passions, ses emportements devant les œuvres d’art qu’elle chérissait et qu’elle nous recommandait inlassablement. Nous aimons nous rappeler cette Andrée intarissable qui nous livrait ses coups de cœur pour que nous puissions nous aussi nous y abreuver.

J’étais à Québec, la fin de semaine dernière, nous écrivit-elle un jour. J’ai visité, au pavillon Lassonde, l’exposition Mitchell-Riopelle. Très bien montée. Elle permet de voir l’originalité absolue des deux artistes, au-delà de leur liaison et vie commune, pendant un long laps de temps.

Ou encore :

Je te recommande la lecture de Cruauté du jeu de notre amie France Théorêt. Je suis de plus en plus profondément bouleversée par le perceptible tressaillement de sa souffrance, de sa volonté d’y survivre.

Et Andrée signait, trahissant ainsi sa sensibilité à fleur de peau : « Votre amie imparfaite ».

Non seulement Andrée connaissait ses limites, non seulement était-elle d’une implacable sévérité face à la bêtise humaine, mais elle savait aussi faire preuve d’une magnanimité exemplaire. À l’époque où elle fut vice-présidente du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) sous la présidence de Pierre Bourgault, elle eut quelques différends avec son chef. Elle ne s’est jamais cachée de son inimitié envers cet homme volontaire et brillant qui, ajoute-t-elle, ne l’aimait pas non plus. Pourtant, elle lui rendit un vibrant hommage dans un texte publié dans Le Devoir du 21 juin 2003. Elle avouait que Bourgault fut pour elle pendant quatre ans « un compagnon de lutte exemplaire », « un grand militant » à qui nous aurions dû faire des funérailles nationales, déplorant que sa mort survînt malencontreusement sous le règne du Parti libéral du Québec.

Parmi les choses que nous retenons avec émotion du trop court passage d’Andrée Ferretti dans notre vie, c’est l’immense culture universelle dans laquelle elle baignait. Elle s’intéressait à tout, en particulier dans les domaines de la littérature et de la philosophie. Il y avait chez elle, en contrepoint, une angoisse perpétuelle face à l’appauvrissement de la culture québécoise. « La culture, écrivait-elle dans le Le Devoir du 25 mars 2002, c’est un regard particulier sur le réel avec ses multiples coefficients de réalité. La culture c’est la création continue de la polyphonie des expressions de l’être d’un peuple, création toujours fondée sur l’exigence du sens qui ne peut naître que d’une expérience partagée, médiatisée par un recours à des références communes et spécifiques. »

C’est pourquoi elle revendiquait l’enseignement dans nos collèges de la littérature québécoise, car, disait-elle, la différence culturelle du Québec tient beaucoup dans l’originalité de sa littérature. Exposer le monde au regard québécois par la voie royale de sa littérature, insistait-elle, c’était « enrichir l’ensemble des regards humains6 ».

Nous nous en voudrions enfin de ne pas souligner que les passions littéraires d’Andrée ne se limitaient pas pour autant au Québec. Elle n’hésitait pas à plonger et à puiser dans la galaxie de la littérature universelle. Son savoir était immense en ce domaine. Un exemple incontournable : en nous faisant le bonheur de son amitié, Andrée Ferretti nous fit les honneurs de sa maison. Et dans cette maison, sise dans la lande sous des arbres centenaires au bout d’une longue allée étroite et ombragée, il y avait évidemment des livres, des centaines et des centaines de livres. Il y avait sa riche bibliothèque à l’étage, mais il y avait aussi au rez-de-chaussée, outre la table à café du salon gorgée d’ouvrages empilés, une petite étagère qui jouxtait sa table de travail. Et dans cette étagère de quelques tablettes, ses ouvrages de prédilection, sans doute son pense-bête, ses grandes références littéraires et philosophiques, ses coups de cœur.

Sur la tablette du haut de cette bibliothèque miniature, pratiquement tous les ouvrages d’un des joyaux contemporains des lettres françaises, Philippe Sollers, étaient soigneusement alignés. Andrée aimait parler longuement, visiblement réjouie, assidûment et intensément de l’intelligence et de la vivacité de cet écrivain qu’elle chérissait d’entre tous. Elle se passionnait pour cet esprit fin, prolifique et, à son image, anticonformiste. Elle s’émerveillait de la flamboyance du verbe de l’écrivain et du raffinement de sa culture. Andrée aimait les sommets. C’est sans doute pour cette raison qu’à quarante ans elle retourna sur les bancs de l’école, comme on dit, pour faire un cursus en philosophie, trop consciente de ce qu’elle appelait sa finitude intellectuelle, voulant atteindre à l’universalisme de la pensée, à une indépendance d’esprit indomptable et insolente. Toujours plus haut !

Bref, elle se réjouissait que « notre langue nous ait permis de percevoir le monde à travers les œuvres de la plus grande littérature universelle, ne serait-ce que par le nombre incomparable des écrivains et des œuvres de génie qui la constitue7 ».

Andrée Ferretti, notre patriote des Lumières, mérite une place de choix au panthéon des grandes figures qui ont contribué à penser le Québec et son devenir avec une lucidité et une justesse d’appréciation qui, à notre sens, lui auraient normalement valu aussi des funérailles nationales. Tu nous manques tellement Andrée !


1 Le 18 octobre 2018, elle se plaignait avec désespoir, dans l’un des nombreux courriels qu’elle nous adressait périodiquement, que « la vieillesse (l’)assiégeait de plus en plus brutalement ».

2 Fulgurance, par Andrée Ferretti, PUL, 2016, p. 1.

3 Ibid, p. 2.

4 Djemila Benhabib, préface à Fulgurance d’Andrée Ferretti, PUL, 2016, p. 9-10.

5 « Maurice Séguin et le mouvement indépendantiste », Fulgurance, PUL, 2016 p. 23

6 « Enseignement de la littérature québécoise. Le mépris de soi ou le retour du colonisé », par Andrée Ferretti, Le Devoir, le 25 mars 2002.

7 Ibid. Le Devoir, le 25 mars 2002.

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