Francine Pelletier
Au Québec, c’est comme ça qu’on vit. La montée du nationalisme identitaire
Montréal, Lux, 2023, 214 pages
Avec cet essai à charge, la journaliste et documentariste Francine Pelletier poursuit la réflexion qu’elle a entamée dans son documentaire tout aussi à charge intitulé Bataille pour l’âme du Québec.
L’auteure avance la thèse selon laquelle l’échec référendaire de 1995 aurait fait basculer le Québec dans un nationalisme « identitaire », opposé au nationalisme « civique » qui le caractérisait depuis la Révolution tranquille. Nous aurions envie de lui répondre qu’un nationalisme qui ne serait pas « identitaire », ça n’existe pas. Pelletier ne précise d’ailleurs jamais ce qu’elle entend par « identitaire », mais passons.
Il s’agit d’une œuvre intimiste, nous plongeant dans la vie même de Pelletier. Ce regard nous permet de cerner les raisons poussant l’auteure à adopter aveuglément les postulats du néo-progressisme contemporain. C’est là, l’aspect le plus instructif et étonnant du livre. Contrairement aux tenants habituels du néo-progressisme, c’est un amour déçu d’un certain Québec qu’elle a connu qui la motive. C’est là un amour bien maladroit, dont l’être « aimé » se passerait bien.
Le rêve d’une « société modèle »
Bien souvent, les gens vouant le nationalisme québécois aux gémonies ne le font pas selon une vue de l’esprit abstraite. Leur posture part habituellement d’une particularité bien circonscrite d’un vécu concret, parfois difficile. Ce n’est qu’ensuite que l’idéologie prend le relais et structure une vision du monde transformant un peuple en monstre.
C’est la façon dont la pensée de Francine Pelletier semble évoluer. Le fait que la journaliste soit franco-ontarienne, « […] née avec le français dans une oreille et l’anglais dans l’autre » (p.12), et la façon dont elle interprète sa propre identité culturelle, ne sont pas étrangers aux raisons qui la poussent à adopter le regard qui est le sien. C’est d’ailleurs un élan vital, voire existentiel, qui pousse la jeune Pelletier à s’établir au Québec, en octobre 1975, époque où débute le récit qu’elle nous présente.
De son propre aveu, son statut de minoritaire en Ontario fait en sorte qu’elle est alors habitée par le sentiment d’un « appel de la race », tel que l’avait exprimé le chanoine Groulx à une tout autre époque. Sa part française, elle veut la maintenir bien vivante, « sans continuellement chercher [ses] mots et quémander des services en français […] sans être condamnée à vivre dans un carré de sable, chaque année un peu plus étroit » (p.15). Assumant son basculement vers une identité définitivement francophone, le Québec effervescent des années 1970 apparaît comme le temple lui permettant de « sauver son âme ».
Pour un Québécois nationaliste, qui est travaillé par l’expérience historique du basculement d’une identité canadienne-française vers une identité québécoise, son combat pour l’affirmation de sa culture est par défaut collectif. Rien n’est aussi certain pour un Canadien français hors Québec. Pour Pelletier, il existe « deux visages de ce qui est possible pour un francophone dans ce pays. D’un côté, maître chez soi : consolider ses forces sur un même territoire pour se tenir la tête haute et se sortir du guêpier. C’est l’option Lévesque ; le combat est ici collectif. De l’autre, l’union fait la force : compter sur la générosité d’une grande fédération pour continuer à s’épanouir personnellement. C’est l’option Trudeau ; le combat est ici individuel. » (p. 19)
En arrivant au Québec, c’est l’option Lévesque qui charme Pelletier. Ce qu’elle en retient, c’est surtout sa part d’idéalisme et de progressisme. Ce ne sera pas le désir de continuité historique d’un peuple qui la préoccupera avant tout, pourtant le moteur de l’option, mais plutôt son volet concernant la transformation de la société québécoise, le rêve de Lévesque d’en faire une « société modèle ». Comme l’exprime Pelletier, « on fait souvent référence au miracle de la survivance. Au fait d’avoir conservé à peu près intact “un cube de sucre à côté d’un gallon de café”, selon l’expression imagée d’Yves Beauchemin. […] Mais le vrai miracle n’est-il pas de s’être réinventé ? D’avoir justement mené ce combat contre soi-même ? » (p. 31-32) Dans les années 1970, ce n’est pas tant avec le Québec que Pelletier est tombé en amour, mais bien avec la représentation que le PQ s’en faisait.
Et encore là, Pelletier se garde bien d’en sélectionner ce qui l’arrange. Tout le contenu du nationalisme péquiste qui, aujourd’hui, pourrait être qualifié d’« identitaire », elle le gomme. Elle fait même de Lévesque quelqu’un qui « n’était pas nationaliste dans l’âme. […] Patriote, on veut bien. Mais nationaliste ? C’est dangereux, au bas mot, de mauvais goût. » (p.39) Pour Pelletier, ce n’est que par la voie d’un pire-aller que Lévesque, par souci de ne pas transformer les individus en « ennemis », aurait opté pour un nationalisme « civique », que Pelletier ne définit jamais de façon rigoureuse, si ce n’est sous la forme d’une consécration administrative et territoriale désincarnée. Exit le rapport entre nationalisme et fait français. Exit les déclarations de Lévesque liant la culture française en Amérique à l’« âme » des Québécois.
Pelletier réduit le combat de Lévesque au progressisme et à l’« ouverture ». Ce que fut le PQ avait beau incarner un équilibre entre progrès et soucis de conservation, tout ce qui pourrait rappeler toute forme de « conservatisme » est balayé du revers de la main. Que la fondation du PQ soit due à une fusion entre le Mouvement souveraineté-association et le Ralliement national de Gilles Grégoire, bref, « un rassemblement peu commun entre nationalistes de droite et de gauche » (p. 41), elle traite ce fait comme quelque chose d’anecdotique. S’il est vrai que « c’est dénaturer l’histoire du Québec que d’assimiler le combat de René Lévesque à la survivance culturelle » (p. 161), ce l’est tout autant que de le réduire au « progressisme ». Nous ne saurions suffisamment rappeler les propos de Lévesque ou de Camille Laurin, pourtant deux idoles de Pelletier, sur la « noyade » démographique des Québécois et sur le déclin du fait français, qui rappellent pourtant les propos des « identitaires » d’aujourd’hui, comme peuvent l’être des gens de la trempe de Mathieu Bock-Côté, qu’elle pourfend (p.163). L’« ouverture » péquiste fut toujours accompagnée du souci d’une convergence culturelle vers la majorité historique.
En incorporant de telles nuances, c’est l’essentiel de la thèse de Pelletier qui tombe. En effet, l’on comprend bien qu’il y a beaucoup plus de continuité qu’elle ne le pense entre le nationalisme d’hier et celui qui se manifeste depuis 1995. Il est à parier que c’est davantage le camp progressiste qui a changé, que l’inverse. Que des millénariaux néoprogressistes fassent leur une telle vision, c’est une chose. C’en est une autre d’observer une femme de l’âge de Pelletier, qui a elle-même vécu ces événements de près, faire preuve d’une telle mémoire sélective.
Le « syndrome de la Révolution tranquille » et le « train identitaire »
Le fait de ne pas avoir entièrement mené à terme le projet d’une « société modèle » aurait, selon Pelletier, poussé le peuple québécois à entretenir intacte une image idyllique de lui-même, figé dans la période effervescente des années 1960-1970. Une façon de bien se regarder dans le miroir, malgré nos erreurs et nos échecs. Le peuple québécois a alors ce réflexe de mettre sous le tapis toute réflexion ou constat qui viendrait ternir cette image. C’est un sentiment qui nous empêcherait d’avancer, collectivement. C’est ce que Pelletier nomme le « syndrome de la Révolution tranquille » (p. 120-123). Pour elle, ce sentiment est amplifié par l’échec référendaire de 1995, lequel a brisé le peuple québécois.
Nous empêchant de nous regarder en pleine face, ce syndrome nous cacherait à nous-mêmes le développement réel de notre sphère politique. Pour Pelletier, les nationalistes québécois ont, en réalité, lentement délaissé le nationalisme « civique » de la « société modèle », pour prendre le « train identitaire ». Plutôt qu’offrir une société « ouverte à tous », le nationalisme « identitaire » et « conservateur » imposerait un « nous » attaché à la majorité historique, suintant d’exclusions et d’oppressions. Ce « nous », réactualisé selon elle, mais qui est pourtant le leitmotiv de notre collectivité depuis la Conquête et que la Révolution tranquille a entretenu, Pelletier en fait la généalogie à partir des célèbres propos tenus par Jacques Parizeau, le soir de la dernière défaite référendaire, qui « donnaient l’impression que le rêve du pays était soudainement réservé aux seuls francophones, les “autres“ étant relégués au rang d’empêcheurs de tourner en rond » (p. 74).
Pelletier voit ce moment fatidique comme le déclencheur d’une réaction en chaîne menant à l’hégémonie du nationalisme « identitaire ». Après la « grande déception » (chap. 4) du cycle 1980-1995, il s’ensuit le « retour en arrière » (chap. 5) de la deuxième moitié des années 1990, ramenant les Québécois vers certains réflexes de survivance. Les années 2000 sont alors marquées par la crise des accommodements raisonnables, laquelle Pelletier nomme la « revanche des crucifix » (chap. 6). Cette crise marque les débuts de l’effondrement du PQ, l’accession de l’ADQ au statut d’opposition officielle, l’unanimité des trois grands partis de l’Assemblée nationale à maintenir le crucifix en chambre et les germes de ce qui finira par constituer la CAQ. À partir de 2007, le PQ prend le pouls de la population, et enclenche ce que Pelletier considère être une « trahison » (chap. 7), mais que d’autres pourraient concevoir comme le retour à certains fondamentaux, du moment que la formation politique vient occuper le champ politique de l’ADQ, puis de la CAQ. Enfin, le PQ opère sa mue, sous le gouvernement minoritaire de Pauline Marois, avec sa Charte des valeurs québécoises. La société civile devient alors une « tour de Babel » (chap. 8) identitaire. Le PQ signe ainsi son arrêt de mort, s’affirmant comme « le parti d’une génération » (chap. 9). Ultimement, la « consécration caquiste » (chap. 10) s’avère être l’actualisation de toutes les thématiques dites « identitaires » que les années 2000 et 2010 disséminent. Avec la CAQ, le « nationalisme identitaire » trouve son régime politique, qui s’étend de 2018 à aujourd’hui.
De l’ingratitude à l’outrance
Si le changement de « paradigme », comme aime le définir Pelletier, ne se situe par au « niveau identitaire », dont nous pouvons observer, au contraire, de nombreux éléments de continuité, il y a effectivement une transformation du nationalisme québécois qui s’opère. Il est effectivement vrai que « le sentiment de notre fragilité l’emporte sur la confiance en soi » (p. 53). Les Québécois ne tentent plus de conquérir un destin national, mais bien de sauver les meubles. Il est probable que ce « syndrome de la Révolution tranquille », tel que proposé par Pelletier, puisse contribuer à ce que la collectivité s’aveugle face à cet état de fait.
Mais le « syndrome de la Révolution tranquille » ne s’applique pas qu’aux « identitaires » et aux « conservateurs ». Il s’applique également aux progressistes de la facture de Pelletier, simplement à l’inverse. La sublimation que Pelletier fait des moments progressistes de l’option Lévesque la mène à y enfermer le peuple québécois. Du moment que ce dernier ne correspond pas à cette représentation mentale, c’est un certain mépris qui s’ensuit. Et cette période étant très circonscrite, le mépris se généralise. Outre la période 1960-1995 et la brève révolte des Patriotes, c’est, pour Pelletier, « un nationalisme conservateur canadien-français qui a sévi au Québec » (p. 50). « Sévir ». Nous aurons compris que toute forme de conservatisme, et donc l’essentiel du vécu des Canadiens français, est à mettre aux poubelles de l’histoire. Pourtant, ce « conservatisme » pose les conditions de possibilité de notre présence en Amérique. Sans survivance préalable, pas de Révolution tranquille. C’est là l’ingratitude de nombreux révolutionnaires tranquilles ne pas rendre son dû à César. Nous pourrions affirmer la même chose de ces néoprogressistes n’ayant pas conscience que la nouvelle Révolution tranquille qu’ils souhaitent ne sera rien sans la néo-survivance actuelle.
Mais qu’est-ce que ce « nous » a de si horrible pour mériter pareilles gémonies ? En y répondant, Pelletier passe de l’ingratitude à l’outrance. Pour le vieux Canada français, c’est clair. S’inspirant des réflexions de Gérard Bouchard, Pelletier est catégorique :
[…] mais de quoi s’ennuie-t-on ? D’une « cohésion sociale » basée sur la peur et l’absence d’éducation ? D’une « identité » basée sur l’ethnicité et le ventre des femmes ? D’une « spiritualité » hantée par les feux de l’enfer et la mise à l’index ? Je pense au contraire que la période d’affirmation souverainiste qui a mis fin au mythe du Canada français est celle dont on peut être le plus fier et celle dont on devrait s’inspirer aujourd’hui (p. 209).
Voilà comment l’idéologie progressiste se transforme en mépris du peuple et en discours néocolonial.
Qu’en est-il alors du « nous » actuel que les « conservateurs » veulent préserver ? Encore une fois, Pelletier peine à en préciser le contenu. Selon elle, il prend intellectuellement racine auprès de penseurs comme l’historien Éric Bédard et le sociologue Jacques Beauchemin, lesquels redonnent leurs lettres de noblesse au Canada français et redonne symboliquement force à la majorité historique. Politiquement, ce « nous » s’affirmerait sous l’égide du stratège péquiste Jean-François Lisée, lequel a proclamé que le Québec serait entré dans son « moment majoritaire ». Ce « nous », quasi démoniaque, Pelletier en fait une réduction ad hitlerum, liant génétiquement les régimes fascistes du siècle dernier, l’antisémitisme du chanoine Groulx et les Chemises bleues d’Adrien Arcand au populisme actuel, de Le Pen à Trump, en passant par les Gilets jaunes et la théorie du Grand Remplacement, dans une actualisation bien québécoise où François Legault, Djemila Benhabib, l’ADQ, La Meute, Storm-Alliance et les Soldats d’Odin se côtoient. Et ce « nous », évidemment raciste et patriarcal, agit. C’est ainsi que Marc Lépine, potentiel « reflet de la société dans laquelle on vit » (p. 55), perpètre la tuerie de Polytechnique et qu’Alexandre Bissonnette commet l’attentat de la grande mosquée de Québec. Avec pareilles médisances, que Pelletier ne fasse pas l’étonnée si les « conservateurs » qu’elle invite pour ses travaux refusent de se présenter au dîner de cons.
Ce « nous » est si illégitime, que ses combats contemporains n’ont que peu de valeurs aux yeux de Pelletier : la laïcité, le souci pour les conséquences d’une immigration immodérée, la défense ferme du français et la lutte contre le régime multiculturaliste de 1982. Pour chacun de ces combats, Pelletier justifie sa posture par de nombreuses omissions et raccourcis intellectuels, qui à eux seuls mériteraient une recension à part entière. Elle qui s’oppose à la notion de « grand remplacement », elle le propose tout de même pour ce « nous » : « ce n’est […] pas le français qui va sauver le Québec, encore moins un faux vernis de laïcité. La survie dépendra de la vivacité et du dynamisme du melting pot franco-québécois. » (p. 212)
Ce n’est qu’en fin d’ouvrage que Pelletier précise minimalement le contenu de ce « nous » qui mérite pareille violence. Dans un moment de lucidité, elle précise qu’on ne peut pas amalgamer le conservatisme québécois aux autres actualisations nationales du conservatisme. Ici, le contenu est toujours situé. De quel bois ce « conservatisme » québécois est-il fait ? Il s’affirme à travers des « valeurs comme la promotion et le maintien du français comme seule langue commune, la laïcité de l’État, la tradition civiliste et l’égalité hommes-femmes » (Carl Vallée, cité à la p. 161). Ironiquement, ce sont là des valeurs historiques de la gauche. Une majorité de Québécois, dont justement la Révolution tranquille a accouché, ont de bonnes raisons de vouloir les préserver. Tant qu’ils seront encore là pour exister, ils pourront continuer fièrement de s’exclamer : « Au Québec, c’est comme ça qu’ont vit ! ».
Léandre St-Laurent
Enseignant