Gilles Marcotte
Le roman à l’imparfait. La « Révolution tranquille » du roman québécois
Boréal (« Compact »), 2024, 336 pages
S’il est indéniable que la littérature québécoise, ou ce que l’on revêt aujourd’hui de ce nom, connaît, depuis quelques années, une éclosion tant éditoriale que commerciale, on peut regretter que le phénomène ne s’accompagne pas pour autant d’une vitalité critique équivalente. Il faut donc saluer l’initiative du Boréal de rééditer dans sa collection de poche Le roman à l’imparfait, de Gilles Marcotte. Publié en 1976, aux Éditions La Presse, ce recueil d’études sur quatre romanciers de la Révolution tranquille consacre à l’époque le statut de grand critique de l’auteur, qui a déjà publié des livres importants sur le même thème et la même période, tels Présence de la critique (1959), Une littérature qui se fait (1962) et Le temps des poètes (1969).
Marcotte est une figure atypique de notre vie intellectuelle. Né à Sherbrooke en 1925, professeur au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, critique littéraire à La Presse et à L’Actualité, mort en 2015 à l’âge de 90 ans, il n’a ni le profil de l’universitaire classique ni celui de l’intellectuel québécois moyen. L’auteur, qui avait quarante ans lors de la Révolution tranquille, n’a jamais caché son peu d’appétence pour le mouvement souverainiste, ou pour l’étatisme (il n’allait pas de soi, pour lui, que la culture dût être financée massivement). Tel un Jean Le Moyne, qu’il admirait et dont il fut proche, il est le représentant du Canadien français de culture humaniste, sceptique devant le nationalisme et les idéologies de son temps.
Le roman à l’imparfait renvoie par son titre à des romanciers que l’on qualifiera, à défaut de mieux, d’expérimentaux, issus d’une histoire désarticulée et inachevée qui n’a embrassé que fugacement le moment réaliste, avec Trente arpents de Ringuet et Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. Pour l’auteur, le Canada français fut marqué par la résistance à l’Histoire, au sens moderne du mot, soit comme « processus de production et investissement de l’avenir », au long du XIXe siècle. Son histoire nationale a été usurpée par l’Autre, lors de la Conquête et des Rébellions. Le rapport à la création littéraire porte la marque de cette incertitude, qui fait écho à une dépossession qui rend incertain le statut de la parole. Ce qu’introduisent les romanciers de la Révolution tranquille n’est donc pas la souveraineté (maîtrise du rapport à l’histoire et à la culture, ampleur du point de vue, somptuosité du style), mais l’authenticité d’une parole délivrée du souci de totalité et de vraisemblable, qui, malgré tous ses défauts et toutes ses palinodies, a du moins l’avantage de restaurer les coordonnées réelles de la situation collective.
L’œuvre des auteurs étudiés (Gérard Bessette, Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais et Jacques Godbout) coïncide avec le vacillement de la culture canadienne-française. Elle se voit tiraillée entre la nécessité de transfigurer la réalité dans une forme vivante, et la contrainte que fait peser sur elle un héritage national qui n’a pas été métabolisé. Le résultat ? Un roman paradoxal, à la fois plus fort et moins conquérant. Éclaté, ironique, il n’assume qu’avec difficulté la plénitude de la forme et la fluidité de la narration, recourant à l’excès au pervertissement du langage, à la parodie et à la négation. Si « le roman, au Québec, est plus abondant, plus riche, mieux écrit, plus habile dans ses jeux formels, qu’il ne l’a jamais été, remarque Marcotte, il semble plus éloigné que jamais de la tâche que nous lui avons confiée, de rendre compte, sur le mode de la “comédie humaine”, des articulations essentielles de notre histoire collective. »
Le « grand roman », qui ferait retentir la vérité mythologique de la nation dans le monde, pour la sauver de l’insignifiance et de l’oubli, a longtemps hanté la conscience canadienne-française. Lionel Groulx en parlait, et en rêvait, dans les pages de cette revue, il y a près d’un siècle. Lorsque la Révolution tranquille advient au tournant des années 1960, ils sont nombreux à retenir leur souffle et à guetter la naissance du grand romancier, comme si le progrès de l’Histoire devait engendrer un progrès symétrique dans la culture. Mais les nouveaux auteurs qui publient alors, conçoivent des romans en porte-à-faux avec l’idée que l’on se fait de la grande œuvre. Ils font l’économie du passé simple, registre par excellence d’un réalisme romanesque s’inscrivant dans la durée, pour lui préférer un baroque romanesque de l’instant, se conjuguant au présent et à l’imparfait. La Révolution tranquille du roman québécois ne suit pas. Le roman se rebiffe, et se braque. Il donne à voir un autre portrait de la mutation en cours. La fiction positive que se raconte non sans raison la nation, sous le signe de la maturité (« maîtres chez nous », ouverture sur le monde, urbanisation accélérée, sortie de l’obscurantisme du moralisme religieux, développement de l’État et de l’économie), trouve son envers inattendu.
Aucun de ces auteurs n’habite avec sérénité son époque et son art. Tous sont traversés à des degrés différents par le « refus de l’Histoire, de la ville, de l’amour ou du sexe » et, par conséquent, par des formes variées d’immaturité – nous disons cela sans préjuger de leur valeur. En somme, rappelant une fois de plus l’indépendance de la littérature, les romanciers ne racontent pas l’histoire que les hagiographes de la Révolution tranquille aimeraient les voir raconter. Une indépendance qui n’est pas une autarcie, puisqu’elle répond à sa manière à l’évolution des sociétés historiques elles-mêmes, ce qui est vrai en particulier du roman, dont la promotion en tant que genre dominant est contemporaine de la prise de pouvoir de la bourgeoisie. C’est de cette prémisse que part la démarche de Marcotte, qui, étranger tant à la simplification de la sociologie de la littérature qu’à l’esthétisme de « l’art pour l’art », réussit à faire droit à la fois au poids de la cité et de l’histoire et à la singularité de l’œuvre romanesque.
Des quatre, Gérard Bessette est l’auteur où la tension des temps nouveaux est la plus lisible. Son premier roman, La Bagarre (1958), se réclame de la tradition réaliste et entend exprimer « l’âme montréalaise », en s’inspirant de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, publié une décennie plus tôt. Là où les portraits s’enchaînent avec naturel dans Bonheur d’occasion, ceux de La Bagarre dépassent rarement le stade de l’esquisse, l’auteur paraissant empêtré dans une forme qui ne lui convient pas. Les personnages masculins ont toutes les peines à sortir de la taverne, symbole de l’impuissance canadienne-française, pour concrétiser leur projet conquérant. À la même époque, un romancier juif né dans la même ville, Mordecai Richler, déploie son univers. Mais Bessette et Richler, tous deux montréalais, conçoivent leurs romans depuis un lieu différent. Jules Leboeuf, le héros de La Bagarre (qui n’aura pas lieu), est un Canadien français, ce qui n’est pas un compliment, car pour lui, le « Canadien français est celui qui ne fait rien ». C’est avec Le libraire, inspiré de L’étranger de Camus, fondé sur le refus de l’histoire et l’aliénation face à l’existence, que Bessette trouve ses marques et libère son écriture. Il reproduit un schème que l’on retrouvera souvent, les romanciers de la Révolution tranquille cherchant à contourner la difficulté de leur condition historique par le biais de solutions esthétiques, de montages modernistes. Ainsi un autre de ses romans, L’Incubation, s’inspire-t-il de La route des Flandres de Claude Simon, dont la polyphonie éclatée s’oppose au point de vue unitaire du réalisme social.
Le plus connu, Réjean Ducharme, n’entretient pas de rapport plus paisible avec le roman, en tant que genre qui se définit par une fidélité au vraisemblable. « Être un romancier, a dit un critique cité par Marcotte, c’est d’abord ne pas refuser d’être de ce monde. » C’est être du côté de l’impur, de la société, de la sexualité, précisément ce contre quoi se battent les héros de Ducharme, qui tournent en dérision le monde des « pornographes », de l’automobile et de la ville. Pour Marcotte, L’avalée des avalées, Le nez qui voque, L’Océantume et La Fille de Christophe Colomb relèvent tantôt du roman de chevalerie et du conte, tantôt de la bande dessinée, tantôt de l’épopée grotesque. Seul livre identifié comme « récit » plutôt que « roman », et cependant l’un des plus réussis de Ducharme, L’hiver de force pullule de renvois à l’actualité et à des personnalités, compensant par une surenchère de référents le « réel » déserté dans les romans.
L’œuvre de Ducharme met en scène dans un grand tohu-bohu « la cohabitation des langages », l’anglais, le français, le joual, la télévision, la publicité, la gauche, la droite, la culture livresque, récuse la certitude du sens et du monde fini, en convoquant la toute-puissance de l’imagination. Elle est en cela profondément moderne. Mais le lecteur québécois (c’est là la source du malentendu avec le lecteur français, qui peut se payer le luxe d’aborder Ducharme pour ainsi dire à nu), ne peut s’empêcher de subodorer une fuite dans ce rapport parodique, négateur, voire destructeur à la culture et à l’histoire. La mémoire de la Nouvelle-France, de Jacques Cartier aux frères d’Iberville, en passant par Marie de l’Incarnation, sert chez Ducharme comme chez ses prédécesseurs du Canada français, de valeur refuge contre un monde moderne qu’ils jugent d’autant plus impur et immoral qu’ils ont renoncé à l’investir et à le transformer.
Comme Ducharme, dont elle est la sœur spirituelle, Marie-Claire Blais est ce que la critique Marthe Robert a appelé, dans un livre devenu depuis un classique, un « Enfant trouvé ». Dans Roman des origines et origines du roman, l’auteur revisite le mythe œdipien à l’aune de la création, en proposant deux catégories de romanciers : l’« Enfant trouvé » et le « Bâtard ». La thèse est plus complexe, la frontière entre les deux catégories pas aussi étanche que la vulgate voudrait le laisser croire, mais disons pour les besoins de cette recension que l’auteur Enfant trouvé est l’homme du conte et de l’imaginaire, et le Bâtard, celui du roman et de l’Histoire. Pour Gilles Marcotte, « les rencontres [entre les Enfants trouvés Ducharme et Blais], sont évidentes et nombreuses : privilège absolu de l’enfance, revendication de l’âme, haine et mépris des adultes, agression de la beauté (généralement associée au visage de la mère), refus de l’Histoire. » Au rebours de l’Europe, civilisation de la profondeur, le pays où écrit Marie-Claire Blais n’accueille pas la beauté par le filtre de la médiation de la culture et du travail du temps : il est le territoire de l’immédiateté et de la violence, d’où, chez elle, la suprématie de la fureur et de l’apocalypse.
La romancière n’est toutefois pas sans ressource dans le combat pour l’existence et la liberté. Dans Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965), le passage de la pieuse Héloïse du couvent au bordel, peut être vu comme un renversement carnavalesque, typique d’ailleurs de la culture québécoise, comme le croyait André Belleau, où l’expérience du rabaissement préfigure la régénération par le corps, contre un moralisme abstrait qui s’est retourné contre le féminin. Marcotte voit dans Les manuscrits de Pauline Archange une évolution décisive chez Marie-Claire Blais, qui l’éloigne de l’Enfant trouvé, la nature autobiographique du roman n’étant pas sans lien avec une conversion existentielle. Elle se traduit par une prise de distance avec un milieu d’origine frappé du sceau de la misère. « Ma famille, dit Pauline Archange, était trop fertile en malheurs, et si un jour je devais y survivre, ce serait peut-être simplement pour descendre dans cette cave de boue et de feuilles séchées, pour regarder une dernière fois ces vivants et ces morts dégénérés d’où il fallait tirer, plus que la naissance, plus que la vie, ma résurrection ».
L’œuvre de Jacques Godbout, dont l’étude clôt Le roman à l’imparfait, illustre à son tour ce qui est peut-être l’expérience américaine par excellence : le triomphe de l’espace sur le temps. Dans un texte de Liberté, en 1974, Godbout va même plus loin, en parlant d’une expérience américaine condamnée à l’isolement, qui serait spécifique au Canada français : « Peut-être au fond, dit-il, les Français n’ont-ils jamais eu de rêve américain, et nos ancêtres, contrairement à tous les autres immigrants, ne venaient pas tant faire fortune en Amérique que chercher la paix, c’est-à-dire un territoire. Et seulement un territoire. […] Bien sûr les Canadiens, nos ancêtres, n’avaient pas d’histoire, parce qu’ils ne voulaient pas d’histoire, avec qui que ce soit. » Pour notre part, nous refusons de nous reconnaître dans cet exemple de « conscience malheureuse », qui en dit plus sur le rapport difficile des auteurs de l’époque à leur héritage et à leur condition politique, que sur la prétendue absence d’histoire des descendants des Français en Amérique. Notre « différence vitale » sur le continent, selon les mots de René Lévesque, est placée ici sous le signe de la malédiction : « problème : si j’avais la peau noire, le nez sémite !#160;! se plaint le narrateur de L’Aquarium. Mais voilà de grandes cultures universellement reconnues !#160;! Je parle français en Amérique, c’est là la grande connerie, la faute, je serais fils putatif des Folies-Bergère et du Paris By Night que la Salvation Army [sic] n’en serait pas plus émue ».
Les héros de Godbout ne sont pas, au reste, des êtres historiques, des hommes de mémoire ; dans une formule forte, Marcotte dit qu’ils ont, « à la lettre, une conscience de papier journal ». « Je suis le quotidien fait homme », confie Thomas d’Amour, qui dit avoir une « très mauvaise mémoire ». Il ajoute : « il est inutile de se rappeler ». Le narrateur du Couteau sur la table dira : « Je ne veux plus me souvenir ». Godbout remplace l’Histoire par l’Actualité. Sous sa plume, le monde devient une Tour de Babel que parcourent des hommes pressés. Les transformations ne sont pas intérieures, mais se vivent en surface (les personnages ne font que changer de peau, c’est-à-dire de costume), ce qui fait dire au grand critique que l’œuvre de Godbout est superficielle, au sens étymologique : « elle ne veut avoir à faire qu’aux surfaces et aux lieux ».
La victoire des « puissances de l’espace » sur celles du temps, et donc, sur l’Histoire, qui n’est pas exclusive à Godbout mais est commune à tous les auteurs étudiés, n’est pas sans danger, comme le rappelle Marcotte dans sa conclusion. « Abandonnées à elles-mêmes, écrit-il, elles sacrifient les médiations temporelles. Elles sacralisent la communauté, le village, le milieu où l’on se comprend à demi-mot ; mais aussi elles l’excluent du processus général par lequel tout homme venant en ce monde naît, mûrit et meurt. La conscience exclusive de l’espace livre l’homme à l’immédiat, qui est pure violence ». Il n’a pas tort d’ajouter que le roman québécois de la Révolution tranquille est une « immense parlerie », qui n’a peut-être été que le prétexte d’une explosion de la parole, pour soulager un peuple réduit au silence et à la « contention linguistique ». Parlerie qui n’est pas dépourvue d’agressivité et de hargne, comme le montre l’œuvre de Ducharme, et qui n’ouvre pas d’emblée sur le dialogue et l’écoute. D’où l’impression, devant les facéties des Bessette, Ducharme, Blais et Godbout, où l’oralité est reine, faisant tomber la langue française de son piédestal, d’assister à l’ébrouement d’auteurs à qui il aurait été donné de faire l’expérience d’une jouissance primaire, après un très long hiver.
Marcotte est un grand critique, peut-être le plus grand de notre littérature. La parution de cette réédition le confirme. Active et féconde, sa lecture généreuse est dépourvue aussi bien de condescendance que de complaisance, de paternalisme que de servilité. On se réjouit de le voir exercer à l’occasion une ferme et salutaire « correction fraternelle », à l’encontre de critiques aveugles qui ont cédé à la facilité de la déformation, de la projection et du procès d’intention dans leur analyse des œuvres qu’ils prétendaient commenter. Dans ce recueil d’études, sa maturité critique lui permet d’arracher aux limbes de l’inconscience culturelle des auteurs qui furent aussi des témoins nationaux, pour les situer dans le grand contexte de l’histoire littéraire. C’est une lecture essentielle. Tout jeune écrivain québécois devrait lire Gilles Marcotte, comme il devrait lire les Signets de Jean Éthier-Blais, les essais de Jean Larose et d’André Belleau. Il y a chez eux un savoir critique, qui constitue la vraie voie d’une création romanesque consciente.
Nous ne suivrons toutefois pas l’auteur lorsqu’il dit croire, dans sa conclusion, à l’établissement d’une nouvelle norme, à laquelle il ne serait plus possible de déroger – sous prétexte d’éviter de « revenir en arrière », selon une formule consacrée qui ne veut rien dire. Les critiques ne décident pas de l’évolution de l’histoire, les romanciers seuls créent la valeur. Si un « Bâtard » génial devait naître ici, et qu’il s’en prenait au règne de « l’Enfant trouvé », en écrivant depuis son lieu natal un roman que tout le monde, dont Gilles Marcotte, aurait cru impossible jusque-là, faudrait-il croire à un retour en arrière ou à une révolution – cette fois pas du tout tranquille ?