Guillaume Lavallée. Voyages en Afghani

Guillaume Lavallée
Voyages en Afghani
Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, 220 pages

L’auteur serait-il arabisant comme certains coureurs de bois étaient amérindianisants ? La question est ouverte. Entre son mémoire de maîtrise en philosophie, Habermas et le monde arabe en 20041 et ce livre, l’écart n’est pas si grand. Ce dernier porte sur un intellectuel aux prises avec la relation modernité/islam et le rapport colonial dans les pays où il séjourne. L’intellectuel migrant se nomme Djemal ed-Din al Afghani (1838-1897)2.

Guillaume Lavallée
Voyages en Afghani
Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, 220 pages

L’auteur serait-il arabisant comme certains coureurs de bois étaient amérindianisants ? La question est ouverte. Entre son mémoire de maîtrise en philosophie, Habermas et le monde arabe en 20041 et ce livre, l’écart n’est pas si grand. Ce dernier porte sur un intellectuel aux prises avec la relation modernité/islam et le rapport colonial dans les pays où il séjourne. L’intellectuel migrant se nomme Djemal ed-Din al Afghani (1838-1897)2.

Le livre présente une aventure intellectuelle double : Lavallée suit la trace écrite laissée par son sujet dans le monde ; le sujet migrant se déplace d’un pays à un autre, entre en débat dans la presse émergente de son époque et publie un livre donnant sa position dans le champ ouvert entre les pensées modernes et les théologies musulmanes. Deux motifs me font apprécier ce récit d’aventures qui vaut le détour et le dépaysement.

Premier motif d’appréciation : l’auteur montre que le monde musulman n’est pas unifié, ne l’a jamais été, que ce monde est tiraillé depuis longtemps par la modernité. Second motif : l’auteur est soutenu par un métier double (philosophe et journaliste) dans une véritable position de truchement. Il cherche là-bas ce qui a pu précipiter la catastrophe de la mosquée de Québec en 2017. De ces deux motifs, je tire ma recension.

Les chapitres sont courts et précis ; chacun aborde un épisode de la vie de Djemal ed-Din en contextualisant la relation modernité/islam et le rapport colonisateur/colonisé, celui entre Européens et musulmans, arabes et non arabes. Par exemple, il montre que la modernité entre en Égypte par l’armée napoléonienne en forçant l’ouverture, avant de se présenter dans ses avancées scientifiques et techniques.

Autre exemple, le débat avec Ernest Renan3 éclaire les deux parties : le Français soutient une nation unie par l’histoire et l’Iranien qui se dit Afghan propose une nation constituée par la langue. Or, ce ne sont pas tant les Français, mais les Britanniques qui craignent son apport intellectuel et son potentiel à transformer la donne coloniale. Aussi, Djemal ed-Din a été l’objet d’investigations et d’observations policières.

Par ce livre, Guillaume Lavallée opère un transfert, celui d’un intellectuel encore prisé dans le monde musulman, vers le monde euroaméricain et québécois où il n’est pas connu. Sans en faire un héros, l’auteur présente les préoccupations et les contradictions de ce migrant qui passe de l’Iran où il naît, à l’Afghanistan où il dit naître (une naissance structurale ?), à la Turquie, l’Égypte, la France, la Grande-Bretagne, la Russie.

Au fil des Cercles auxquels il participe, incluant ceux qu’il fonde, Djemal ed-Din prend position, refusant l’hétérogénéité des régimes européens et accueillant la modernité des sciences. Ce qu’il cherche est difficile à circonscrire. Une mitoyenneté qui met en relation le savoir scientifique issu de recherches et le savoir prophétique issu de croyances ? Une sorte de basculement qui ne rejette pas certaines continuités entre les deux ?

Lavallée ne tente pas de convaincre de la pertinence du migrant intellectuel. Il expose ce qui l’habite, tout en contextualisant son discours dans le monde complexe de l’islam arabe et non arabe faisant face au monde européen. Le récit est construit sur la base des connaissances disponibles, l’auteur sachant que des connaissances nouvelles pourraient à terme modifier le regard sur l’œuvre et sur l’homme.

L’auteur ne cherche pas à penser comme celui qu’il suit. Il entend exposer la variabilité et la complexité du monde musulman qu’il fréquente depuis longtemps, au plus près. À certains moments de lecture, des parallèles peuvent être esquissés avec le Québec qui, au XIXe siècle, était aussi aux prises avec l’hétérogénéité des institutions britanniques et l’anti-intellectualité religieuse, en conflit avec la modernité.

Quelle portée, non pas philosophique, mais anthropologique, ce livre peut-il avoir ? On présente le choc culturel comme le ressenti d’une personne faisant face à une altérité plus ou moins radicale. Cette personne peut le vivre comme une épreuve ou comme un ravissement, selon sa rencontre avec l’autre. Le choc culturel est le plus souvent conçu comme un événement qui génère de l’anxiété personnelle.

Serait-ce une pathologie de la reconnaissance ? Comme le mépris, résulterait-il d’un manque de connaissances à propos de l’autre ? Ou d’une objection faite à la relation entre des pensées qui se mettent à distance et s’ignorent ? Lavallée présente l’itinéraire d’un intellectuel dont la vie est traversée par deux processus cognitifs qui s’opposent : élaboration de la science par un chercheur, révélation de la croyance par un prophète.

En traitant de son itinéraire, ce livre n’ouvre pas sur une problématique du choc culturel. Il donne l’exemple d’une pensée relationnelle, celle de son auteur, au sein de laquelle une éthique de la discussion opère. Or, s’il y a une faille dans ce livre, elle a trait à une insuffisance critique relative aux violences qui infiltrent les rapports sociaux. Le livre n’en vaut pas moins une lecture attentive.

Djemal ed-Din inspirait le rejet du rapport colonial et favorisait l’éducation à la modernité. Les hiérarchies coloniales autant que religieuses faisaient l’objet de sa critique, sans qu’il aille toutefois jusqu’à promouvoir la démocratie dans les sociétés où il vivait. Il se colletait avec la modernité culturelle (la science, la technique) plus qu’avec la modernité politique (l’État de droit démocratique).

Le rapport colonial et l’espace public sous constitution autonome ne font pas bon ménage, nulle part. Djemal ed-Din et Guillaume Lavallée abordent des fondements pré-politiques de la démocratie, sans en faire un cas. Pour qu’un espace public advienne, des raisons citoyennes doivent prévaloir, s’accorder sur les dissensus et s’associer à des efforts de traduction dans une culture politique commune4.

Si une réflexion ressort de ce livre, elle a trait au poids des mots, qui sont des bombes ou des baumes, selon ce qu’on en fait. Le poids du mot est dans l’énoncé qui le porte. Selon qu’il est sorti du texte ou déconnecté du contexte, sa portée n’est pas la même, son orientation change. Le mot est ce que le sujet humain a pour échanger, penser, décrire, transformer le réel. Le soupeser peut transformer une relation. Il faut en prendre soin.

André Campeau, anthropologue

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