Québec solidaire est-il un parti indépendantiste ? Pour ceux qui constatent l’impressionnant écart qui existe entre l’étiquette indépendantiste que revendique – mollement et furtivement, mais tout de même – ce parti, et son action concrète au quotidien, cette question se pose certainement, comme, d’ailleurs, se la sont posée les qsistes eux-mêmes lors du congrès de fondation de leur parti en 2006. Voilà qui n’est pas banal : traiter comme une sorte de détail, un objectif politique qui devrait pourtant constituer, sinon la raison d’être d’une formation politique, à tout le moins, un élément de programme majeur, structurant, qui en imprègnera profondément la démarche.
Si les congressistes de QS ont finalement choisi, à l’époque, de se dire formellement indépendantistes, cette prise de position reste, à ce jour, le seul moment fort de la très évanescente histoire de l’indépendantisme qsiste. Depuis, en ce qui a trait à cette question, le silence de QS est assourdissant, et son inconséquence est totale.
Alors que cette fausse représentation manifeste devrait, dans un monde normal, être intenable et sévèrement critiquée, dans l’univers parallèle du Québec, elle passe généralement comme lettre à la poste. Car – et c’est ici que le bât blesse, pour ceux qui seraient tentés de ne voir dans ce souverainisme creux qu’une simple particularité des qsistes – au Québec, l’idée même de nation, et à travers elle, celle d’indépendance nationale, sont des notions confuses et dévaluées comme, peut-être, elles ne le sont nulle part ailleurs dans le monde.
Déjà conditionnés par des siècles de subordination politique à redouter leur propre affranchissement national, les Québécois d’ascendance culturelle canadienne-française se voient aujourd’hui ravalés au modeste statut de « Québécois francophones », l’édification d’une identité québécoise universelle dont ils eurent été le socle ayant échoué suite au non-aboutissement du projet indépendantiste. Entre ce chantier inachevé et la féroce concurrence identitaire du dominant canadian, le « nous » québécois reste indéfini, fracturé, et surtout, largement interdit. De ce point de vue, on comprend qu’il sera ensuite difficile, pour une nation qui n’a même pas la certitude de sa propre existence, ni, le cas échéant, des termes et de la légitimité de cette dernière, d’imaginer son indépendance, voire, de simplement comprendre l’idée d’indépendance nationale.
De cet état de choses participe aussi, et avec force, la longue et lancinante démission post-référendaire des élites péquistes qui, de plans fumigènes en flous artistiques en promesses de ne pas agir, ont fini par faire de l’indépendantisme et du souverainisme des espaces politiques aux critères d’admission extrêmement faibles, se résumant essentiellement à la simple profession de foi : pour être reconnu comme indépendantiste, il suffit de se dire indépendantiste. On peut ensuite, avec soulagement, passer à autre chose, c’est-à-dire, aux proverbiales « vraies affaires ».
Ce dévoiement, méthodique et presque acharné, aura fait du souverainisme une simple marque de gouvernance provinciale parmi d’autres, et de l’indépendance, un idéal lointain, mais non essentiel, voire une extrémité peu recommandable. Au Québec, il est normal et raisonnable, pour un parti qui se dit indépendantiste, de ne proposer aucune démarche indépendantiste concrète. C’est le contraire qui est mal vu. Paul Saint-Pierre-Plamondon tente aujourd’hui d’en changer, mais pour l’heure, cela n’est perçu par la plupart des observateurs que comme une posture stratégique ponctuelle visant à sauver le PQ.
C’est dans ce contexte-là, donc, que le processus de fondation de Québec solidaire fut mené. Même si le soubresaut de fièvre souverainiste découlant du scandale des commandites fédérales survint entretemps, l’apparition de QS fut surtout motivée par ce que les mouvements de gauche voyaient comme un insupportable virage à droite du PQ, remontant aux années quatre-vingt-dix sous Lucien Bouchard.
De fait, QS eut, parmi ses premiers objectifs électoraux, celui de récupérer les indépendantistes de gauche déçus du PQ ; il lui fallait donc, pour mieux y parvenir, battre pavillon souverainiste. Mais attention : il ne s’agissait, pour les stratèges qsistes, que de se borner à égaler la mise souverainiste péquiste – très modeste défi –, sans y ajouter le moindre supplément d’âme. C’était le service minimum sur la souveraineté, dans l’espoir d’un gain maximal pour le projet social de gauche. La surenchère ne devrait jamais porter sur la souveraineté, et toujours sur la gauche, pour une raison aussi simple qu’existentielle : Québec solidaire fut le fruit d’une alliance délicate entre deux gauches, l’une relativement nationaliste, et l’autre, issue du courant marxiste-léniniste, se méfiant de la nation et de l’indépendance nationale, à laquelle elle préférait le concept de « souveraineté du peuple ». D’ailleurs, les premières versions du programme de QS jouaient sur ce concept de façon assez confuse et brouillonne, exactement comme si l’effet recherché avait été de laisser croire aux qsistes souverainistes qu’on y traitait d’indépendance nationale, alors qu’il n’en était rien.
En effet, et c’est assez remarquable, il n’y a jamais eu, dans le programme qsiste, la moindre ligne permettant de penser qu’un gouvernement de Québec solidaire s’affairerait un jour à réaliser l’indépendance du Québec, ou à tout le moins, à proposer aux Québécois de mettre en œuvre sa réalisation. En lieu et place de tels engagements, les diverses moutures du programme de QS contiennent une série d’exposés vaseux et tarabiscotés dont on ne sait trop ce qu’ils veulent dire : grand-messes aux objectifs imprécis, référendums, tantôt sur une réforme provinciale, tantôt sur une constitution d’état souverain, certes, mais tenu en contexte provincial et sans qu’on sache si, ni comment serait tranchée la question de la souveraineté elle-même, etc. Entre de telles propositions et le simple gadget occupationnel pour souverainistes orphelins en mal d’action, impossible de tracer une ligne certaine.
Quoi qu’il en soit, en reprenant le modèle d’affaires du souverainisme subliminal mis au point par le PQ, les qsistes l’ont revu et corrigé selon leurs objectifs propres. Ainsi, alors que le souverainisme péquiste se déclinait comme une façon de gouverner la province qui permettrait la tenue d’un référendum gagnant dans un très lointain deuxième temps, celui des qsistes se résumait en un « projet social » provincial de gauche. C’est donc dire que, de la fin de 1995 jusqu’au récent virage tenté par Paul St-Pierre-Plamondon, aucune des deux principales formations politiques québécoises dites indépendantistes n’a été capable de décrire son projet immédiat comme étant l’accession du Québec au statut de pays souverain. Une telle situation ne peut pas ne pas avoir d’effets dévastateurs sur l’idée politique qui en fait les frais.
En clair, sur le front de la souveraineté, Québec solidaire et le Parti québécois se seront livrés pendant des années à un concours d’insignifiance politique et d’indigence intellectuelle dont QS n’aura été qu’un participant tardif, mais très performant, avec pour résultat ce que Jacques Parizeau nomma, vers la fin 2014, « champ de ruines », pour parler d’un souverainisme qui ne savait plus ce qu’il voulait ni où il s’en allait.
QS se distingue toutefois du PQ en ce qu’il n’a jamais été commis à l’indépendance ni à la nation. Tant s’en faut. Là-dessus, son électorat ne se trompe pas, malgré les protestations et atermoiements de ses plus chauds militants lorsqu’on le leur fait remarquer : en effet, depuis la fondation de ce parti, les sondeurs montrent avec régularité, sans que jamais ne s’inverse la tendance, qu’une majorité des électeurs de QS s’opposent à l’indépendance du Québec et voteraient NON à un référendum sur cette question, et ce, en proportion toujours plus forte ces dernières années. Voilà un exploit qui, dans l’histoire des partis indépendantistes sans démarche indépendantiste, place QS dans une classe à part.
À la lumière de ces quelques constats, revenons à notre question de départ : Québec solidaire est-il, dans les faits, un parti indépendantiste ? Bien sûr que non. C’est un parti dont les priorités, légitimes par ailleurs, sont tout autres et parfaitement provinciales, même s’il n’est pas exclu qu’il puisse un jour, contrairement au Parti libéral, par exemple, prendre part à une hypothétique coalition du OUI, à ses conditions. Il faudrait que ce jour vienne plus tôt que tard, cependant, car plus les années passent, plus QS est dominé par son aile antinationale, désormais reconvertie au wokisme, ce néo-gauchisme moral états-unien qui, partout où il s’exporte, œuvre à ringardiser les identités nationales pour leur substituer le logiciel culturel anglo-américain et son habit de vertu, le diversitarisme anglo-conforme.
Dans ce contexte, qui est aussi celui, plus large, d’une angloaméricanisation fulgurante de la jeunesse québécoise qui n’épargne pas sa frange bourgeoise progressiste très acquise à Québec solidaire, de la décomplexion du discours colonialiste et nationaliste canadian, et de l’apparition en sol québécois de nouveaux partis voués à la « défense des droits des anglophones », il n’est pas illégitime de penser que QS, à terme, puisse être tenté de se délester encore davantage, sinon complètement, de toute velléité indépendantiste. La crainte de l’apparition d’un NPD-Québec, qui serait à la fois fédéraliste et de la gauche états-unienne dernier cri, pourrait peser lourd en ce sens.
Dans l’intervalle, en tout cas, Québec solidaire reste un parti provincial aux propositions parfois fantaisistes et ruineuses, qui, dans une perspective nationale, ne signifie pratiquement rien, sauf de par le pouvoir de nuisance qu’il exerce en harnachant le vote de jeunes qui, normalement, seraient de très précieux alliés d’une démarche indépendantiste digne de ce nom. Plus QS prospère dans sa teneur actuelle, plus nous savons que la nation québécoise restera une « communauté » provinciale en cours d’assimilation dans le Canada anglais.
Évidemment, s’il existait au Québec, depuis un certain nombre d’années, des leaders indépendantistes sérieux, engagés dans la diffusion d’une grille de pensée indépendantiste cohérente et accessible, nous n’en serions probablement pas là. Est-il trop tard pour combler ce vide ? Il est certainement trop tard pour transformer Québec solidaire en parti indépendantiste ; il est peut-être, aussi, trop tard pour sauver le PQ. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.
* Chroniqueur et animateur.