Dès les premières semaines de la pandémie, les systèmes de santé de tous les pays se sont retrouvés confrontés à des pénuries de matériel médical de toute sorte, que ce soit des respirateurs, des médicaments ou des équipements de protection individuelle (EPI). Avec l’augmentation des besoins pour ces produits essentiels, les ressources se sont faites rares et une compétition intense s’est dessinée à l’échelle internationale afin de mettre la main sur ces équipements. C’était la course à qui arriverait le premier ou paierait le plus cher, une surenchère internationale qui sera dénoncée par l’Organisation mondiale de la Santé.
Une véritable économie de guerre, avec ses pénuries, ses hausses de prix vertigineuses et son marché noir, s’est donc rapidement mise en place. Les gouvernements de partout ont alors rapidement recherché des solutions afin de combler les manques en matériel médical de toute sorte, mais se sont aperçus bien vite qu’une partie importante des équipements étaient fabriqués à l’étranger, souvent en Chine, dont la capacité de production était elle-même fortement affectée par la pandémie. C’était la panique généralisée. Des gouvernements nationaux, comme aux États-Unis, ont même été jusqu’à invoquer les mesures de guerre afin de mobiliser la capacité de production intérieure du pays.
Le Québec n’a pas échappé à cette pénurie. Dans un communiqué émis le 31 mars 2020 par le gouvernement du Québec, soit au début du confinement, le premier ministre François Legault déclarait :
Notre grande priorité reste l’inventaire des équipements de protection médicale. Pour certains équipements, on en a seulement pour trois ou quatre jours, mais des commandes devraient arriver au cours des prochains jours. Je veux demander à tout le personnel d’utiliser le matériel de protection seulement lorsque c’est nécessaire. Partout dans le monde, il y a une course aux équipements de protection. On va réussir à assurer la protection de nos anges gardiens en travaillant ensemble.
Notre économie est aussi forte que son maillon le plus faible
Au Québec comme ailleurs, la production de nombreuses fournitures s’est graduellement et sciemment délocalisée au fil des décennies. Parfois, la capacité de production pour certains articles n’existe tout simplement plus.
Les mesures restrictives mises en place pour protéger la population et les systèmes de santé durant la pandémie de COVID-19 ont mis en relief les limites d’un système de production grandement mondialisé. Ce système est basé sur une production de masse concentrée aux endroits où les coûts de production sont les moins chers, et sur des chaînes de valeur et de logistique souvent très longues et complexes. C’est une approche économique qui est souvent jumelée à des cycles de commandes très courts et des niveaux d’approvisionnement bas qu’on appelle le « Just in time ». L’idée est simple : optimiser les flux financiers et l’utilisation de l’espace. Une grande partie des marchandises dans le monde se retrouve donc en transit dans des conteneurs, ou des camions, prêts à être livrés et facturés juste au bon moment, ou presque ! Du moins, c’est l’idée !
C’est un phénomène mondial, qui repose sur une philosophie de gestion et des théories économiques qui prônent la spécialisation de la production en fonction des avantages comparatifs ou concurrentiels, et ce afin d’atteindre le plus bas coût possible et de maximiser les profits. C’est une théorie économique d’abord énoncée au début du XIXe siècle par l’économiste britannique David Ricardo : la théorie des avantages comparatifs.
Parmi les avantages comparatifs qui affectent cette répartition des activités productives mondiales, on retrouve parfois, comme c’est le cas ici au Québec, l’abondance d’énergie bon marché ou la présence de main-d’œuvre spécialisée. Le secteur de l’aluminium, comme celui du jeu vidéo, est un exemple d’industries où le Québec, grâce à ces avantages, attire des entreprises de ces secteurs et génère des exportations nettes qui aident sa balance commerciale et contribue à sa richesse collective. À l’inverse, les salaires élevés et les normes environnementales ou sociales plus strictes tendent à faire augmenter les coûts de production, les entreprises se tournent donc vers des états nations où les salaires sont plus bas et les lois environnementales plus permissives.
Au Québec, les industries du textile et du vêtement en sont de bons exemples. Grâce entre autres à sa main-d’œuvre abondante, bon marché et qualifiée, le Québec et la Nouvelle-Angleterre ont été, entre le milieu du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, des plaques tournantes de ces industries. Graduellement, avec l’augmentation des salaires, du niveau d’éducation, du développement de politiques environnementales visant une protection minimale de l’air et de l’eau ainsi que des mesures visant à encadrer ou interdire le travail des enfants, ces industries, comme d’autres, vont délocaliser leur production vers des contrées moins chères et plus permissives sur le plan social et environnemental.
Pour les vêtements, comme pour les EPI ou d’autres équipements, cette délocalisation était vue comme un avantage économique ; on conservait les activités liées à la connaissance, tel que la recherche et le développement ou le design de produit, et on délocalisait la production, parfois en gardant un contrôle ou une forme de propriété sur les entreprises. On exportait la souffrance et la pollution, mais on gardait les profits et le pouvoir.
Ce serait vrai aussi pour beaucoup de produits essentiels tels que les vaccins ou les aliments. Le consommateur québécois et les institutions publiques demanderaient un produit meilleur marché. On laisserait donc aller une partie de notre savoir-faire, de notre industrie et, nous l’apprenons maintenant, de notre résilience collective afin de concentrer nos investissements dans les créneaux à plus haute valeur ajoutée ou qui présentent des opportunités d’exportations.
En santé, on valorise principalement la recherche, alors qu’en agriculture on vise et on subventionne les productions à fort potentiel d’exportation comme les produits dérivés du lait ou l’élevage industriel du porc, tandis qu’on importe des légumes et des fruits du Chili, de la Californie ou de la Nouvelle-Zélande. La pandémie, nous l’espérons, nous aidera à voir les choses différemment.
De la compétition à la coopération
Tandis que certains états mènent une intense compétition pour accaparer ce qui reste d’EPI et d’autres produits essentiels au bon fonctionnement du système de santé, différentes initiatives solidaires se mettent en place pour rechercher des solutions locales aux différentes pénuries. Parmi ces initiatives, une en particulier attire l’attention : celle du réseau mondial des Fab labs qui, partout sur la planète, va appuyer les communautés et les institutions de santé dans la réponse à la pandémie.
Regroupant plus de 2000 Fab labs dans 126 pays, ce réseau a pour mission de rendre accessible et de démystifier auprès des entreprises et du grand public la fabrication numérique, avec l’objectif de la mettre au service des communautés. Pour une première fois dans sa jeune histoire, ce réseau fait face à une crise qui le confronte à sa raison d’être et révèle ses plus grands atouts. Un peu partout, et notamment à Montréal, l’aventure prend des proportions étonnantes !
C’est que chacun des petits labos de ce réseau possède un plateau technique qui lui confère une capacité de production assez variée et spécialisée, allant de tables de découpes laser à des thermoformeuses et des imprimantes 3-D. Par contre, leurs atouts les plus précieux ne sont pas leurs équipements, mais sont plutôt liés à leurs principes de fonctionnement : l’innovation ouverte, la transmission des savoir-faire et le travail en communauté.
Qu’est-ce qu’un Fab lab ?
Les Fab labs sont nés au MIT à Cambridge et ont pris, au fil des ans et au contact de différentes cultures, des formes variées. La coopérative, qui regroupe les quelque 60 Fab labs du Québec, définit les Fab labs comme « un réseau mondial de laboratoires locaux, qui stimulent l’inventivité en donnant accès à des outils de fabrication numérique ». Ce sont des espaces ouverts au public, qui offrent une gamme de services variés allant du prototypage de produit à des activités de formation ou d’initiation à la fabrication numérique. Ils varient dans leur taille et leur forme, mais partagent une charte de valeur commune et sont centrés sur la collaboration, l’innovation ouverte, la fabrication numérique et l’ouverture à la communauté.
Chacun de ces petits laboratoires, tantôt situés dans une bibliothèque municipale, tantôt dans une école ou un espace communautaire, est en soi une mini-usine en puissance qui ne demande que les matériaux de base et la main-d’œuvre pour s’activer. Les Fabs Labs explorent collectivement les moyens d’arrimer les ressources locales de production numérique (machinerie, pièces, matériaux et expertise) à leurs communautés pour répondre aux besoins des citoyens, des entreprises et des institutions.
Un appel à l’aide
Nous sommes au début du mois de mars 2020 à échoFab, le Fab lab de l’organisme Communautique, installé dans un vieil édifice industriel du district central à Ahuntsic-Cartierville. Comme presque tous les lieux de travail, le Fab lab est depuis peu fermé au public pour protéger ses travailleurs et la population en général. François Auclair, l’un des deux médiateurs en fabrication numérique d’échoFab, est en lien avec ses collègues et avec les autres Fab labs du monde et expérimente différentes techniques de fabrication de matériel de protection personnelle en prévision de besoins éventuels de la communauté. Cela fait déjà plusieurs mois déjà que la pandémie fait rage ailleurs sur la planète et que les différents Fab labs d’Italie, de Catalogne, de Corée du Sud ou d’ailleurs conçoivent et fabriquent des EPI et des pièces de rechange pour des équipements médicaux. Leurs échanges portent aussi sur les meilleurs matériaux à utiliser ou à substituer en cas de pénurie. Tout ce travail se fait en mode « innovation ouverte » afin d’être partagé et amélioré par les autres via des plateformes en ligne comme le GitLab ou le Wikifactory. Si la fermeture des frontières complique le transit des marchandises, les savoir-faire, les idées et les plans, quant à eux, peuvent aisément circuler et ils le font à une vitesse vertigineuse.
C’est alors que Daniel Rochefort, chercheur invité chez Communautique, est mis au fait d’un appel d’offres du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal et en informe Monique Chartrand, la directrice de l’organisme. L’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, qui fait partie du CIUSSS, est désigné « Centre COVID » et fait un appel au milieu des affaires afin de faire fabriquer des visières de protection, un équipement essentiel et complémentaire aux fameux masques N-95.
Communautique contacte alors l’hôpital et rencontre l’urgentologue responsable du projet pour lui remettre le prototype que son équipe a produit à partir de l’un des modèles qui circule dans les réseaux Fab labs. C’est un des principes des Fab labs que de travailler à la conception en mode collaboratif avec les usagers… et c’est une de leur grande force. S’engage alors un aller-retour avec l’hôpital et les autres Fab labs afin de faire évoluer le modèle pour le rendre réutilisable et recyclable. Déjà les médecins du CIUSSS pensent à une deuxième vague et veulent prévoir la réutilisation possible du matériel.
Il y a aussi des considérations sanitaires importantes qui affectent le choix des matériaux et les techniques de fabrication afin d’assurer que le produit final soit lavable et que l’on puisse désinfecter. En deux jours, Communautique fera deux nouveaux prototypes – le prototype final est présenté et accepté par le comité médical. « On n’en revenait juste pas ! » dit Monique Chartrand, la directrice de l’organisme « mais le défi ne faisait que commencer […] Il fallait passer en mode production, mais on était en pleine économie de guerre. Il fallait trouver le matériel et gérer tout ça en pleine pandémie alors que tout le monde surnageait ! On nous demandait 30 000 visières ! ».
Au final, ce sont 35 000 visières en 30 jours ouvrables qui seront produites par Communautique et ses nombreux partenaires de Montréal et d’ailleurs. Le travail a mobilisé 130 personnes et des partenaires de partout : d’autres Fab labs, des entreprises de design, des fournisseurs de matériel, des donateurs.
Le montage des visières prenait aussi beaucoup de temps. Les Rotary clubs du secteur et des bénévoles de partout se mobilisent alors dans le sous-sol de l’église locale afin de mettre en place une mini-usine de montage. Des procédures sont mises en place et ajustées pour chaque site et chaque équipe, grâce encore une fois à l’expertise de l’un des « fabers », Guillaume Coulombe, spécialisé en procédures manufacturières et président-fondateur de la Coopérative de solidarité Fab labs Québec.
Comme l’indique Maxime Depasse, chargé aux communications et relations avec la presse chez Communautique et qui, durant le projet visière a joué un rôle de coordonnateur des opérations, l’image est frappante : « 35 000 visières, c’est assez de visières pour protéger tous les partisans dans un stade de foot ! »
Pour tous ces projets, le travail est réalisé en mode ouvert ; l’ensemble des fichiers et des procédures nécessaires à la fabrication de ces visières sont disponibles. N’importe quelle organisation, au Québec ou ailleurs, qui voudrait mettre en place une production pourrait recevoir un accompagnement de l’un des 60 Fab labs du Québec. Les ambitions de Communautique sont d’insérer ce projet de visières réutilisables au sein d’un projet d’économie circulaire fait au Québec et d’influencer les procédés mis de l’avant actuellement pour assurer un approvisionnement à long terme.
Du Fab lab au Fab City
Les Fab labs s’insèrent également dans un mouvement plus large, le mouvement Fab City. C’est une mouvance socio-économique née à Barcelone qui propose un nouveau modèle urbain, économique et industriel permettant aux villes de produire localement la majorité de ce qu’elles consomment, tout en étant connectées à un réseau mondial d’autres villes et de territoires qui mettent en place des stratégies similaires.
Le mouvement est né d’une série de constats, notamment sur l’urbanisation croissante, la nécessité de réaliser une transition écologique et de mieux répartir la richesse sur la planète. Il propose aux villes du monde de collaborer afin de produire localement 70 % des biens qu’elles consomment d’ici 2054. C’est un projet à la fois économique, social et écologique, qui sous-tend une répartition et une coordination mondiale de la production et qui se base avant tout sur la collaboration. Ce mouvement mise entre autres sur un modèle de mini-usines réparties dans les quartiers, ainsi que sur la circularité et les symbioses industrielles. À Montréal, la mouvance se met déjà en place grâce au travail de Communautique et de ses nombreux partenaires de tous horizons.
D’ailleurs, en août 2021, la ville de Montréal accueillera en mode hybride virtuel le Sommet Fab City ainsi que le congrès mondial des Fab labs, FAB16. Ce sera l’occasion pour le Québec, qui compte la plus grande concentration de Fab labs en Amérique du Nord, de réfléchir à la place du manufacturier dans ses villes et ses régions. Déjà, durant la pandémie, deux régions du Québec, le Bas-Saint-Laurent et le Saguenay–Lac-Saint-Jean se sont déclarées « Fab Régions » et sont en train d’adapter l’approche territoriale de Fab City à la réalité rurale et à celle des petites et moyennes villes de région.
La pandémie aura mis en relief le peu de résilience du système de santé québécois, tout comme celui du modèle de production mondiale actuel. S’il semble que le mot d’ordre de cette crise soit la réinvention, alors c’est peut-être notre modèle économique qu’il est temps de réinventer. q
Directeur général du Centre international de transfert d’innovations et de connaissances en économie sociale et solidaire, C.I.T.I.E.S.