L’amélanchier: mémoires du Canada français

Jacques Ferron se décrivait comme un homme « de continuité », n’« aimant pas les ruptures » et il a déjà confié avoir vécu difficilement « le passage de Canadiens à Québécois » qui s’est effectué au cours des années soixante.

Jacques Ferron se décrivait comme un homme « de continuité », n’« aim[ant] pas les ruptures1 » et il a déjà confié avoir vécu difficilement « le passage de Canadiens à Québécois » qui s’est effectué au cours des années soixante2. À une époque où plusieurs souhaitaient rompre avec le passé canadien-français et avec la religion catholique, Ferron s’inquiétait ouvertement des conséquences d’une rupture trop brutale avec le passé et de plusieurs grandes mutations dont il était témoin au sein de la société québécoise, notamment par rapport à l’héritage catholique, à l’identité, à la filiation, à l’Histoire et au territoire. Si on trouve des traces de son souci de préserver et d’interpréter la mémoire du passé dans l’ensemble de son œuvre, il reste toutefois beaucoup à faire pour montrer comment cela se manifeste dans le roman L’amélanchier, paru en 19703.

Derrière ce qui se présente comme un récit de souvenirs d’une enfance ancrée dans les années soixante se dessine une représentation de la fin de l’époque du Canada français et des grandes mutations subies par la société québécoise au cours de cette décennie. Dans ce monde en transformation, la mémoire du passé canadien-français catholique et des connaissances, des œuvres et des ouvrages qui en sont issus (dont certains sont écrits par des membres du clergé) sont présentés comme pouvant servir de guides et de repères pour interpréter le présent. Après avoir offert une description du roman et un aperçu de certains repères temporels importants, cet article montrera comment, notamment par l’intertextualité du récit « Ne vends pas la terre! », paru dans les Récits laurentiens du frère Marie-Victorin en 19194, L’amélanchier sauve de l’oubli et transmet des repères du passé canadien-français, tout en situant des transformations en cours dans le Québec des années soixante dans le prolongement d’enjeux ou de périls issus de cette époque.

L’amélanchier, la fin de l’enfance et du Canada français

Ce roman prend d’abord les apparences d’un « simple » récit de la narratrice, Tinamer de Portanqueu, au sujet de son enfance paisible vécue dans le Domaine Bellerive à Longueuil. En lisant attentivement l’œuvre, on constate toutefois qu’il y a des raisons bien précises qui motivent Tinamer à raconter ses souvenirs d’enfance, et ce, dès l’âge de vingt ans. Comme le montre cette confidence de l’héritière à ses défunts parents, elle est habitée par un grand regret:

Née d’une sorte de conte, je me trouvais à en être sortie. Il n’y avait plus de bon ou de mauvais côté des choses; il n’y eut plus désormais que le monde et moi, tout simplement. Vous étiez partis. Je me suis rendu compte que j’étais aussi sortie de mes années d’insouciance. Dans ma solitude, j’éprouve du regret pour un conte inachevé, pour la quiétude et le bonheur qu’il représentait. J’ai même l’impression d’en avoir été chassée. C’était un beau conte facile et hétéroclite où à ma mémoire s’ajoutait la vôtre, […] Maintenant, c’en est fini. Je suis toute à moi, en moi, et je ne me vois plus. […] Et je me dis en cette captivité de mes vingt ans, je me dis Tinamer, ma pauvre Tinamer, tu as lancé un peu vite, il me semble, les bouledozeurs en arrière de la maison, dans le petit bois enchanté et bavard (AM, 132-133).

Le regret ressenti par la narratrice est lié au fait qu’elle s’est éloignée du « conte » et du « domaine enchanté » que son père, Léon de Portanqueu, avait créé pour elle afin d’offrir à sa fille des repères et une « mémoire extérieure » et afin de partager le monde en « deux côtés », un « bon » et un « mauvais », pour la protéger de ce qui se trouvait dans le second. Tandis que le « bon côté » était situé derrière la maison5, ce que Léon avait désigné comme le « mauvais côté des choses » était constitué de ce qui représentait une menace à la spécificité de la société québécoise, une menace se donnant à voir notamment dans l’ensemble des transformations du territoire sous l’influence de la culture américaine. Dans cette œuvre contenant une grande part d’autofiction, Jacques Ferron se cache sous les traits du personnage de Léon, tandis que l’auteur a fait de l’une de ses filles la narratrice du roman (Tinamer est une anagramme du prénom de la fille cadette de Ferron, Martine6). Ferron a ainsi raconté et interprété l’enfance d’une de ses propres filles, en se mettant lui-même en représentation sous les traits d’un personnage de père ayant offert des repères et transmis des histoires et plusieurs connaissances à son enfant.

Dès les toutes premières phrases de l’œuvre, Tinamer explique souhaiter retrouver ces repères qui lui ont été transmis:

Mon enfance je décrirai pour le plaisir de me la rappeler, tel un conte devenu réalité, encore incertaine entre les deux. Je le ferai aussi pour mon orientation, étant donné que je dois vivre, que je suis déjà en dérive et que dans la vie comme dans le monde, on ne dispose que d’une étoile fixe, c’est le point d’origine, seul repère du voyageur. On est parti avec des buts imprécis, vers une destination aléatoire et changeante que le voyage lui-même se chargera d’arrêter. Ainsi l’on va, encore chanceux de savoir d’où l’on vient. (AM, 19)

Or, on constate au fil du roman que le regret au cœur du récit de Tinamer n’est pas seulement associé à la filiation familiale, pas plus qu’il ne découle que de la disparition de l’enfance. Tinamer s’est éloignée à la fois de l’héritage familial et national et elle tente de les rejoindre tous les deux par l’écriture, ce dont on voit un indice notamment dans cette adresse empreinte de contrition à son défunt père:

Mes années d’insouciance ont coulé comme l’eau. L’arrière-goût m’en est venu plus tard. Il n’y avait plus de bon ou de mauvais côté aux choses. Le monde s’est trouvé réuni, limpide et sans saveur. À l’indifférence succédera l’habitude de l’indifférence. Je serai longue à me reprendre, à redevenir ta Tinamer, Léon de Portanqueu! La dernière fois que je t’ai vu, c’était au mois de mai, tu guidais Jean-Louis Maurice par la main, l’emmenant voir, lui, pauvre aveugle, les trois ou quatre amélanchiers qui restaient dans notre bois dévasté. Je n’ai pas été jalouse. […] Toi, tu annonçais à ton innocent, au bien nommé Coco, qu’il entendrait chanter le Saint-Esprit, la troisième personne de Dieu, oui, pensez donc: le loriot! Je ne vous avais pas accompagnés. (AM, 131)

On y reviendra, mais des clés interprétatives importantes s’inscrivent dans la description de cette scène à laquelle Tinamer regrette après coup d’avoir refusé de participer. D’abord, la narratrice évoque explicitement une transformation du « domaine enchanté », le boisé derrière la maison familiale étant devenu un « bois dévasté ». Ensuite, si Léon a pu « emmen[er] voir » les amélanchiers restants à Jean-Louis-Maurice, un jeune orphelin aveugle qu’il côtoyait au Mont-Thabor, un hôpital psychiatrique où il travaillait, cela signifie que ce qu’il y avait à recevoir dans le « domaine enchanté » était accessible par d’autres sens que la vue. Comme on le verra plus loin, il y avait quelque chose à entendre dans le « domaine enchanté » créé par Léon.

Les années dans lesquelles les souvenirs d’enfance de Tinamer sont situés ne sont jamais nommées dans le roman. Plusieurs indices concernant à la fois l’histoire de Longueuil (ou Ville Jacques-Cartier) et celle du Québec, ainsi que certains faits liés à l’histoire personnelle et familiale de Jacques Ferron permettent toutefois de reconstituer le cadrage temporel du récit. Un des repères temporels les plus importants dans ce roman se trouve dans la description d’un événement survenu au cours des premiers mois suivant l’entrée à l’école de Tinamer, une description dans laquelle s’inscrit une allusion à une figure éminente du clergé canadien-français:

La semaine suivante, je commençai à me faire des amies à l’école qui, à ma grande surprise, n’avaient jamais entendu parler du bon et du mauvais côtés des choses et circulaient par les rues, seules, sans leurs mères, tout bonnement, le plus souvent en jouant et en riant. Je dus faire comme elles. J’y perdis mes appréhensions. À l’automne, quand la pluie et le dégel rendaient la terre boueuse, nous passions nos jours de congé à jouer sur les trottoirs et même sur la chaussée d’asphalte. J’appris de plus en classe que notre bon cardinal avait abandonné son grand palais sur la montagne pour aller en Afrique par esprit de sainteté et qu’il ne recherchait les lépreux, dans la brousse jusqu’au cou, que pour soigner leur corps et guérir leur âme. (AM, 107-108)

Comme le rapporte Gilles Routhier, c’est le 9 novembre 1967 que le départ du Cardinal Paul-Émile Léger a été annoncé (soit un peu moins d’un mois avant qu’il ne quitte le Québec pour l’Afrique, le 11 décembre 19677). Cela situe ainsi l’entrée à l’école de Tinamer à l’automne 1967. On trouve une confirmation supplémentaire de ce cadrage temporel dans le récit que fait Tinamer de son « expédition mémorable » (AM, 109) du « mauvais côté des choses ». Au cours de cette « expédition » survenue ce même automne, en s’approchant de ce qui est aujourd’hui nommé la route 132 (décrite dans le roman comme « […] trois pistes d’asphalte qui longent le fleuve, en bloquent l’accès, où les chariots automobiles, coléoptères divins, passent à des vitesses folles […] » [AM, 108]), Tinamer affirme avoir notamment pu voir « […] les merveilles de l’île Sainte-Hélène, les grands buildings de verre et d’acier, un restant du mont Royal et le soleil couchant. » (AM, 109) Puisque Tinamer aperçoit l’ensemble de ce paysage après avoir appris le départ (imminent ou récent) du Cardinal Léger, l’allusion aux « merveilles de l’île Sainte-Hélène » renvoie ainsi aux pavillons de l’Expo 67 (un événement ayant eu lieu du 28 avril au 27 octobre précédents8). Tinamer raconte qu’elle a pris ses distances d’avec son père au moment où elle est entrée à l’école. C’est donc à l’automne 1967 que sont situés son passage du « mauvais côté des choses » et le moment à partir duquel elle s’est éloignée de son père. Dans le roman, cela correspond d’ailleurs au moment où, au fil de l’étiolement de la frontière entre les deux, « le mauvais côté des choses [est devenu], peu à peu, le bon côté » (AM, 108), la séparation entre les deux « côtés », délimitée par Léon, s’étant estompée. La sortie du « conte » de Tinamer coïncide ainsi avec l’année de l’Expo 67, mais surtout, avec celle de la fin du Canada français, dont le symbole de la mort est situé par plusieurs sociologues et historiens dans les premiers États généraux du Canada français ayant eu lieu en novembre 19679.

C’est notamment le nom donné au personnage de Léon qui permet de voir en quoi l’héritage qu’il a transmis à sa fille et que Tinamer tente de retrouver est lié au passé canadien-français. Dans un moment où la narratrice fait part de son admiration et de son amour à l’égard de son père, elle affirme ceci:

C’était décidément un homme de mauvaise foi que mon père, une brute qui méritait bien son nom de pape […]! Je me sentais à la fois honteuse et fière d’être sa fille. Il avait partagé le monde en deux unités franches et distinctes qui figuraient le bon et le mauvais côté des choses. Lui seul avait accès à ce dernier, lui seul ne le craignait pas. (AM, 32)

On trouve dans cette allusion au fait que Léon porterait un « nom de pape » « bien mérité » une importante clé de lecture. Cela signifie que la fonction du personnage dans le récit et la nature de l’héritage qu’il a transmis à sa fille peuvent s’éclairer à partir de la contribution d’un pape du même nom ou par ce qu’il pourrait représenter, qui trouverait des résonances dans le roman10. Tout indique qu’il s’agit de Léon XIII, qui a régné sur l’Église de 1878 à 190311. On peut le déduire d’une part en raison de l’influence déterminante de la pensée de ce pape au sein de l’Église catholique canadienne-française et du mouvement d’« édification nationale » ayant émergé au XIXe siècle12, mais surtout, en raison des nombreuses traces du legs de ce pape qui se manifestent de plusieurs manières dans des gestes accomplis par le personnage de Léon et dans la reprise dans le roman de plusieurs enjeux pouvant être associés à la pensée léontine. C’est notamment dans la conciliation entre la religion et la modernité, entre l’Église catholique et les progrès scientifiques, ou entre la nation canadienne-française et l’éducation, qu’on trouverait des legs importants des doctrines de ce pape13. Comme je l’ai montré ailleurs, à l’image du pape de qui il tient son nom, le personnage de Léon est présenté comme une figure conciliant tradition et modernité, religion et sciences, catholicisme et nation, dans la transmission de nombreuses connaissances tirées de diverses disciplines scientifiques: de l’Histoire à la géographie, en passant par l’astronomie et les sciences naturelles, des connaissances qu’il a transmises en les adaptant au contexte canadien-français14.

Par exemple, dans le bois derrière leur maison, Léon a transmis des connaissances à Tinamer au sujet de la botanique en initiant sa fille à la flore de son pays, en lui apprenant à connaître les espèces et à « entendre » le « langage » des « arbres, arbustes et arbrisseaux » qui peuplaient son « domaine enchanté », le plus important d’entre eux étant l’amélanchier (AM, 20). Léon est d’ailleurs présenté comme le guide conduisant à cet arbre, et ce, pour Tinamer et plus tard pour l’orphelin Jean-Louis Maurice, comme on l’a vu précédemment. L’importance de cette transmission est soulignée par des intertextes de La flore laurentienne du frère Marie-Victorin15, un ouvrage d’abord paru en 1935, cité en épigraphe du roman. Cet intertexte a pour effet d’inscrire l’œuvre, ainsi que ces gestes accomplis par Léon dans la filiation de l’ouvrage de Marie-Victorin. Dans la préface de la première édition, le botaniste dédie l’ensemble de son entreprise d’exploration de la flore et de francisation de noms des espèces aux Canadiens français, à qui il a souhaité offrir « un moyen d’acquérir une connaissance générale, mais aussi exacte que possible, de la flore spontanée de leur pays16 ». Il confie aussi avoir cru « […] devoir aider “l’honnête homme” à parler des plantes de son pays dans sa langue de tous les jours17 » et il invite la jeune génération à poursuivre ce travail au service de son peuple. On peut voir dans L’amélanchier un équivalent à ce projet dans le rôle de guide attribué à Léon, lui qui a « divisé le monde en deux côtés » pour sa fille, qui a dressé la « topographie » du pays de son enfance et dont les enseignements se déroulent en grande partie dans le « domaine enchanté », qu’il a cultivé. On en voit aussi un exemple dans un passage où Tinamer raconte que, peu avant son passage du « mauvais côté des choses », Léon a tenté de lui rappeler l’importance de préserver la terre et de renouer avec l’agriculture, en l’avertissant des malheurs à venir au fil des transformations du territoire:

Il parlait ainsi rarement, comme malgré lui. Ensuite il cherchait à replâtrer le bon côté des choses à coup de botanique, d’entomologie et d’ornithologie laborieuses. Il me montrait ses asters qui fleurissent contre tout espoir le jour même qui précède la nuit de la première gelée blanche, l’étonnant concerto de la salicaire et du couchant, l’apparition des premières mésanges et des geais bleus gouailleurs et effrontés. Mais la fissure restait et peu à peu le mauvais côté des choses s’insinuait dans le bon. (AM, 93)

Comme le projet de Marie-Victorin, la fonction assumée par Léon se trouve ainsi à la croisée de la science et de la culture populaire, au service de la connaissance du territoire. On peut aussi voir une transmission de connaissances liées au catholicisme dans le rôle joué par Léon dans le milieu médical.

Jacques Ferron était médecin et il a travaillé brièvement, entre 1966 et 1967, à l’Hôpital Mont-Providence (devenu l’hôpital Rivière-des-Prairies), auprès d’enfants aujourd’hui surnommés les « Orphelins de Duplessis ». Ce qui fut une expérience difficile pour Ferron est transposé dans le roman dans les descriptions du métier exercé par Léon: il aurait été « geôlier » auprès d’« enfants aliénés » au « Mont-Thabor ». Ferron décrit les conditions dans lesquelles les enfants étaient enfermés, dans ce qui était jadis un institut médico-psychologique voué à l’enseignement aux déficients intellectuels, devenu un « lieu secret » où tous les jours se ressemblaient et où la parole autrefois transmise aux enfants par les Sœurs de la Providence avait cédé la place à la télévision, aux médicaments et à une médecine déshumanisée d’inspiration américaine18. Tinamer révèle ainsi ce que son père a accompli dans ce lieu:

Je n’ai pas raconté, non plus, qu’il avait relancé, tout mécréant qu’il était, le ciel et l’enfer sur terre, à l’endroit où ils étaient redevenus nécessaires, du moins à son avis, au Mont-Thabor où il occupait un emploi douteux de geôlier, un emploi qui lui faisait honte et qui aurait été bien plus honteux occupé par un autre, un emploi qui lui tenait à la peau, au cœur, qui le désespérait et dont il ne pouvait plus se passer. Il les avait relancés par pitié, par amour. « Que Dieu soit dans le grenier et Satan dans le caveau! » Et Dieu avait été. Et Satan avait été, pressés comme tout de revenir. « Bon, leur avait dit Léon de Portanqueu, esquire, mais restez bien tranquilles maintenant; vous ferez de la figuration, on a besoin de vos locaux, c’est tout. » Il en avait même forgé les clés. (AM, 114)

Si Léon a « relancé le ciel et l’enfer » au Mont-Thabor, c’est afin de donner des repères à l’un de ces enfants, Jean-Louis Maurice, surnommé Coco, que des spécialistes avaient diagnostiqué comme étant atteint de « débilité profonde », jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de quinze ans et demi et qu’un médecin constate qu’il était plutôt complètement aveugle… Puisque, « [à] quinze ans et demi, l’âge des apprentissages est fini » (AM, 120), il était condamné à demeurer en institution. C’est dans ce contexte que Léon a choisi d’offrir à Coco les clés de la connaissance au sujet de l’héritage du catholicisme, qui était alors en péril. Léon est ainsi dévoilé dans sa fonction de passeur des fondements d’un « vieil héritage » (AM, 124) à un jeune orphelin aveugle à qui personne n’avait jamais parlé, insufflant des connaissances au sujet d’un fonds culturel et religieux commun, dans un endroit où la transmission, autrefois assurée par une communauté religieuse, avait laissé la place à une médecine désincarnée. La transmission de connaissances au sujet de l’héritage catholique est ainsi présentée comme étant nécessaire et comme pouvant servir de guide, de repère, même à une époque où le clergé avait perdu son importance d’autrefois.

L’amélanchier présente les années soixante comme un moment de perte et de grandes transformations et Léon et l’héritage qu’il permet de convoquer s’offrent ainsi comme une forme de « réponse » aux défis qui se présentent dans un nouveau contexte au peuple canadien-français devenu québécois, en rappelant comment il a autrefois pu concilier la modernité avec le catholicisme et résister aux forces de l’urbanisation et du matérialisme américain. La mémoire du Canada français s’inscrit ainsi dans le roman comme un repère, comme le font les savoirs scientifiques qui ont été façonnés par les catholiques canadiens-français. À la lumière de cet éclairage de la signification du pseudonyme donné au personnage de père, double de Ferron et de cette révélation entourant le rôle joué par Léon auprès de l’orphelin Coco, on peut mieux comprendre ce qui se trouvait du « bon côté des choses » et ce que le père a transmis à sa fille dans le « domaine enchanté ». Comme je l’ai évoqué précédemment, il y avait quelque chose à entendre dans le « domaine enchanté » que Léon a créé pour sa fille (puisqu’il a aussi pu y amener Coco « voir les amélanchiers ») et on constate ainsi que cela concerne des connaissances que Léon a transmises à sa fille (et ensuite à l’orphelin Jean-Louis Maurice) au sujet de l’héritage du Canada français. C’est notamment un intertexte d’une œuvre publiée en 1919 et dont l’action est située sur le territoire de Longueuil: « Ne vends pas la terre! », paru dans les Récits laurentiens du frère Marie-Victorin, qui permet de montrer ce lien entre ce qu’il y avait à entendre et le passé canadien-français. Cette œuvre, que Ferron connaissait bien19, s’inscrit subtilement comme intertexte dans L’amélanchier (ce qui semble avoir fait l’objet de bien peu d’attention jusqu’à présent20). Comme on le verra, en plus de tenter de préserver la mémoire de l’époque du Canada français, L’amélanchier inscrit aussi les transformations survenues au cours des années soixante et les périls qui y sont liés dans la filiation directe de ce récit et des enjeux qui y sont soulevés…

L’intertexte « Ne vends pas la terre! », ou la terre qui parle à qui sait l’entendre

Sur le pourtour des clairières se pressaient l’amélanchier, le sumac et deux cerisiers qui donnaient l’un des merises, l’autre des cerises; au milieu poussait l’aubépine, pionnière des reboisements. Tous ces arbres, arbustes, arbrisseaux avaient un langage et parlaient à qui voulait les entendre. (AM, 20)

C’est dans cette description des arbres dans le « domaine enchanté » de Léon et Tinamer que l’intertexte de « Ne vends pas la terre! » (NVP) se manifeste. Il s’agit d’une reprise, modifiée, d’un énoncé inscrit dans le récit paru plus de cinquante ans avant L’amélanchier, dans lequel la terre de l’agriculteur Félix Delage, située sur le chemin de Chambly à Longueuil, est l’objet de la convoitise de riches spéculateurs. Lorsque Delage manifeste son refus à l’agent d’immeubles lorgnant sa terre, il confie qu’elle a « un langage mystérieux » et qu’une voix énonçant un commandement surgit d’elle:

— Moi, poursuivit Félix, je suis l’enfant de ma terre! La terre, voyez-vous, messieurs, c’est l’aïeule dont le soin nous est légué par la vie et la mort des autres. Comme les très vieux, elle est sans mouvement et sans défense, mais elle sait encore sourire par toutes ses fleurs et, au bon matin, pleurer de tous ses brins d’herbe. Elle a un langage mystérieux, mais distinct comme une parole humaine pour qui sait l’écouter. Et tenez, peut-être qu’à cet instant, monsieur Stevenson, vous n’entendez que les cris des oiseaux et le klaxon des autos sur le chemin. Mais pour moi, il s’élève une voix de ces grands champs, de l’herbe courte et des taillis d’aubépine, et cette voix implore ma pitié et me dit: « Je t’ai toujours bien servi! ne me vends pas! » Voilà pourquoi je vous dis que ma terre vaut plus que tout ce que vous m’offrez! (NVP, 128)

C’est d’ailleurs sur un chemin indissociable de l’Histoire collective qu’est située la terre, puisque, comme le souligne le récit, « […] faire l’historique du Chemin de Chambly serait écrire une bonne moitié de l’histoire économique et militaire du Canada » (NVP, 119), et la terre familiale des Delage avait été léguée en héritage depuis l’époque de la Nouvelle-France. Or l’ensemble des terres sur le chemin de Chambly et dans les environs sont livrées à des offres d’achat hostiles, face auxquelles Delage est un rare résistant. Comme on l’explique, en renvoyant à la nouvelle apprise peu de temps auparavant par l’agriculteur, concernant la vente de la terre de son voisin et bon ami,

[l]a folie de la spéculation immobilière, après avoir ravagé l’île de Montréal, débordait à présent sur la rive sud, submergeait les abords du vieux Longueuil et s’avançait dans la campagne. Comme de malsains champignons, surgissaient au milieu des champs les petites cabanes carrées et hideusement badigeonnées des agents d’immeubles. Les affiches disgracieuses se levaient partout de l’herbe, épitaphes monstrueuses d’un immense cimetière, celui de la vieille terre féconde et fidèle. Successivement les voisins avaient vendu, et Félix Delage ne comptait plus autour de lui que son fils Joseph dont la terre touchait à la sienne au sud, Basile qui cultivait le bien avec lui et son vieil ami François Millette qui venait, le soir, sur la galerie, causer du bon vieux temps. Et celui-là aussi allait lui manquer, s’en aller, trahir la terre et le pacte tacite qui les liait tous deux! Il était venu dimanche cependant, sans parler de rien. La honte, sans doute, lui fermait la bouche! Comme les consciences d’enfant, les consciences de vieillard frémissent sous la faute! (NVP, 120-121)

Dans la première partie de ce récit, le péril lié à la terre léguée en héritage repose sur le fait que les voisins de Delage ne sont pas à l’écoute de l’appel de la terre (contrairement à la famille Delage, dont deux des fils se sont faits agriculteurs). Or, si le monde environnant change du fait des « trahisons » ou des « fautes » commises par les voisins succombant aux généreuses propositions des spéculateurs, le récit montre que ce sont aussi des aléas de la vie qui peuvent conduire un père et ses enfants à renoncer à obéir au « commandement ». Au cours des trois années suivant son refus de vendre, la famille de Delage est décimée par le décès de ses deux fils cultivateurs et de son épouse, ainsi que par le départ de ses deux autres enfants qui ont fait leur entrée dans des congrégations religieuses (voir NVP, 129-130). À ces morts et exils s’ajoute son propre vieillissement, de sorte que, au printemps suivant la mort du dernier fils,

[f]aute de bras, la terre, la bonne terre des Delage, pour la première fois depuis deux cents ans, va rester en friche. Les sillons ouverts par Basile ne seront pas fermés. Les herbes proscrites vont prendre leur revanche et bientôt il n’y aura plus sur les beaux champs, au lieu du blé d’or et de l’avoine mouvante, que moutarde, herbe pouilleuse et chicorée. Une seule solution, douloureuse! Faire encan du roulant, mettre la terre en vente, s’en aller au village de Longueuil avec les autres, les traîtres! L’épreuve suprême, venue de la main de Dieu!… (NVP, 131-132)

L’amélanchier s’inscrit de plusieurs manières dans le prolongement du récit de Marie-Victorin. En plus de la transposition du topos évoqué précédemment d’une voix surgissant de la terre et portant une parole dans un « langage » que peuvent comprendre ceux qui veulent ou savent écouter, on en trouve aussi un exemple explicite dans les paroles prononcées par l’aubépine dans « le bois bavard et enchanté » de Tinamer et ce faisant, par un arbuste qui se trouvait aussi sur la terre des Delage (mais que les Delage maintenaient en taillis):

Seule l’aubépine trouvait à redire contre le reboisement dont elle avait été le premier artisan, quand celui-ci lui remplissait ses clairières après ses friches, le faisant passer de l’air libre au confinement, de la lumière au clair-obscur; seul trouvait à en souffrir le pommier. Le bois bavard et enchanté, vantard aussi, voire un peu méchant, prenait son avantage à tout; avec l’aubépine il disait: « Voyez, nous avons déjà été cultivés » – ce que montraient déjà les rigoles d’égouttement dont les sentiers rectilignes suivaient la trace, de même que les longs murs d’épierrement, interminables vestiges d’une peine perdue… (AM, 22)

Le roman convoque ainsi l’arbuste qui parlait sur la terre dans le récit de Marie-Victorin, afin de lui faire évoquer les champs cultivés sur lesquels il poussait autrefois. La culture du champ que le récit de 1919 visait à préserver est toutefois présentée comme une « peine perdue ». L’anarchie dans laquelle poussent les arbres et les arbustes dans le « domaine enchanté » sur une terre autrefois cultivée révèle aussi que les menaces rapportées dans « Ne vends pas la terre! », au sujet de la terre qui « rester[ait] en friche » et des « herbes proscrites [qui] vont prendre leur revanche » (NVP, 131), se sont concrétisées. Durant les décennies séparant le temps du récit du texte de Marie-Victorin et celui de Ferron, les générations qui se sont succédé n’ont donc pas assuré la continuité de la culture et ont ainsi désobéi à l’appel de la terre entendu par le père Delage.

On voit un autre exemple de la transposition des enjeux de ce récit dans le roman de Ferron notamment en comparant les descriptions, dans les deux œuvres, de la vue sur Montréal à partir de la Rive-Sud. Dans « Ne vends pas la terre! », le paysage à partir du chemin de Chambly est décrit ainsi:

Le père Félix, nerveux, quitta sa chaise et sortit sur le chemin. Le soleil se couchait glorieux dans des nuages pourpres sur lesquels se découpaient nettement la courbe molle du Mont-Royal et le fin clocher de Longueuil. Dans les champs, les grands ormes épars commençaient à régner sur le soir, et leurs rameaux paresseusement agités, lutinaient dans le silence quelque chose d’invisible. Mais pour le vieillard toute cette paix du soir s’abolissait par la provocation de la longue affiche brutalement interposée entre le ciel et lui, et qu’il aurait désormais devant les yeux semaine et dimanche, par tous les temps, par le soleil et par la pluie, narguant sans cesse sa foi profonde et son amour de la terre! (NVP, 122)

Dans cette description, la vue intacte sur les champs, sur le mont Royal et sur le clocher de la co-cathédrale Saint-Antoine-de-Padoue (située sur le chemin de Chambly) est ainsi explicitement menacée par la « longue affiche » annonçant la vente de la terre de François Millette, installée sur son terrain, ainsi que par ce qu’elle représente.

Dans L’amélanchier, la description évoquée précédemment de la première incursion de Tinamer du « mauvais côté des choses » à l’automne 1967 montre que Longueuil offrait une toute autre vue sur Montréal:

Ainsi le mauvais côté des choses devint-il, peu à peu, le bon côté. Quant à l’autre, le supposé bon, celui qui était censé aboutir à la mer des Tranquilités et au comté de Maskinongé, il ne me fut pas malaisé, en compagnie de mes joyeuses amies, d’en voir enfin le bout. […] En suivant le tracé de l’égout, nous arrivâmes aux trois pistes d’asphalte qui longent le fleuve, en bloquent l’accès, où les chariots automobiles, coléoptères divins, passent à des vitesses folles, et notre découverte n’alla pas plus loin. D’ailleurs, nous pouvions apercevoir le fleuve et mieux valait rester à distance. Si nous avions pu descendre sur la grève de cette merveille de la nature, nous aurions constaté que le majestueux Saint-Laurent était gras d’eau de vaisselle, qu’il puait, égout à ciel ouvert, égout de tous les égouts du Haut et du Bas-Canada, et qu’il charriait des étrons, des étrons à n’en plus finir, avec, çà et là, la charogne d’un nègre américain assassiné à Chicago – encore chanceux que le Mékong ne soit pas un affluent de notre fleuve national et biculturel. […] Le grand pont était plus à l’ouest; il fallut tourner la tête à gauche pour le voir, de même que les merveilles de l’île Sainte-Hélène, les grands buildings de verre et d’acier, un restant du mont Royal et le soleil couchant. (AM, 108-109)

Tout se passe donc comme si L’amélanchier montrait les conséquences du péril dans le récit de 1919, annoncé notamment par l’affiche s’« interpos[ant] » entre Félix Delage et la vue à laquelle il a toujours eu accès sur les paysages environnants. C’est sur un territoire en profonde transformation que les souvenirs d’enfance de Tinamer sont ancrés et ce cadrage témoigne de l’urbanisation et de la « banlieusardisation » à l’américaine du territoire de Longueuil, survenues au cours des années soixante. En ancrant son récit sur les mêmes lieux (ou dans un territoire limitrophe, puisque le Domaine Bellerive se situe tout près du chemin de Chambly), le roman de Ferron révèle l’ampleur des transformations survenues depuis quelques décennies, que le récit du frère Marie-Victorin visait à prévenir. Ces changements se repèrent dans ce qui se donne à voir au loin, sur le fleuve et de l’autre côté de celui-ci: une autoroute, les silos et cargos du nouveau Port de Montréal, le pont Jacques-Cartier, « un restant du mont Royal » et « les merveilles de l’île Sainte-Hélène » (les installations de l’Expo 67), etc. On en trouve aussi la trace dans ce qui est désormais « cultivé » sur les terres agricoles de Longueuil (décrites dans « Ne vends pas la terre! » comme étant particulièrement fécondes [NVP, 118]): des « moisson[s] de cottages, de duplex, de bungalows et de split-levels » (AM, 108), construites en plein champs, plutôt que « le blé, le mil et la gaudriole », évoqués par Tinamer dans sa description du contraste entre le territoire en voie d’américanisation et celui de l’époque d’une « longue peine perdue » (AM, 108). Dès les premières descriptions de la ville entourant la maison familiale, Tinamer souligne d’ailleurs que cette « […] incroyable municipalité s’étendait dans les champs » (AM, 28), rappelant ainsi les lieux sur lesquels Ville Jacques-Cartier (qui serait ensuite annexée à Longueuil en 1969) a été construite. Comme le roman de Ferron, le récit de Marie-Victorin puise d’ailleurs ses matériaux dans l’histoire de Longueuil.

En plus du péril lié au territoire, c’est aussi dans l’accueil réservé par les héritiers à l’appel de la terre qu’on peut observer un déplacement dans L’amélanchier, par rapport à « Ne vends pas la terre! ». Si comme on l’a vu, Tinamer abandonne le « domaine enchanté » de son enfance et passe du « mauvais côté des choses » au cours des années soixante, en regrettant plus tard de s’être éloignée de l’héritage qui lui a été transmis, le récit de Marie-Victorin montre que l’appel de la terre (associé au pays21) s’est bien transmis d’une génération à l’autre au sein de la famille Delage. Non seulement les deux fils de Félix Delage sont devenus cultivateurs, mais la conclusion du récit montre que la transmission s’est poursuivie. Au moment où le vieillard contemple avec tristesse sa terre qu’il a dû se résigner à mettre en vente et à quitter, faute de relève, ses deux petits-fils lui adressent une demande dont les paroles sont reprises dans le titre du récit:

Tout à coup, l’homme sentit qu’on le tirait par son habit. Il se retourna. Alfred et Joseph étaient là, en larmes aussi, qui regardaient pleurer leur grand-père. Un moment encore tous trois se turent, puis Alfred, prenant la main du vieillard, lui dit: /– Pépère! nous avons quelque chose à te demander? /– Quoi donc, mes petits enfants? /– Quand nous serons plus vieux, nous voulons cultiver – comme papa et toi! Pépère, veux-tu? Ne vends pas la terre!… /Un instant, Félix resta interdit. Les petits l’avaient compris, deviné. Au dernier moment, l’amour de la terre qui est dans le sang des Delage, s’éveillait en eux et parlait! Le flambeau sur le point de s’éteindre, se rallumait de lui-même à la fine brise venue dessus les champs, la source tarie se remettait à couler… (NVP, 134)

Le roman de Ferron s’inscrit dans la filiation du récit laurentien de Marie-Victorin, mais aussi, dans celle des romans du terroir et des enjeux qu’ils soulèvent. On trouve d’ailleurs la marque d’une filiation aux romans de la terre dans une allusion directe aux terres cultivées sur le territoire longueuillois dans un passage du récit de Tinamer, rapportant des propos de Léon:

À mesure que les années passaient, il voyait se défaire le domaine de mon enfance et le maintenait de peine et de misère, par exemple en tournant sur place dans le bois, les samedis et les dimanches, pour ne pas en atteindre le bout. Déjà son partage n’était plus aussi net qu’il l’avait voulu. À tourner, à retourner, à faire des ronds et des huit, nous pouvions marcher à notre saoul, des heures et des heures. Mon domaine restait immense. Nous avions des endroits pour nous reposer avant d’atteindre la mer des Tranquilités, des endroits qu’affectionnait mon père, en particulier les interminables murailles d’épierrement qu’on devait franchir et refranchir ça et là dans le bois, autour de ce qui avait été autrefois des champs portant moisson de blé, d’avoine et de sarrasin, d’excellentes moissons, prétendait-il. « Vois, Tinamer, comme la terre est bonne », et il la laissait couler entre ses doigts, toute noire et un peu poisseuse, comme si cette terre eût été la substance la plus précieuse du monde, un principe de vie; il le faisait avec un air de bien-être et de délectation qui se mitigeait peu à peu de tristesse. Les murailles, constituées par les cailloux enlevés un à un, à la main, des planches de labour, restaient le monument d’une peine infinie, d’une peine à faire pleurer, disait-il, du moment qu’elle est devenue inutile. /– Il n’y a rien de plus beau, prétendait-il encore, que le travail de l’homme marié à la générosité de la terre maternelle. (AM, 91-92)

Les nombreuses allusions dans le roman au fait que Léon est « fils de cultivateur » (AM, 11) accentuent d’ailleurs la filiation assumée avec le passé canadien-français. C’est donc sur les ruines de ce qui était jadis des champs cultivés, portant la trace des efforts du passé, que Léon a érigé le domaine de l’enfance de Tinamer. C’est depuis ce lieu laissé à l’abandon qu’il a fait entendre des paroles rappelant de préserver le territoire légué en héritage. Léon est ainsi présenté comme un père qui a fait entendre une voix à sa fille dans un endroit où les générations précédentes ont cessé d’obéir à l’appel qui surgissait de la terre.

En plus du rétrécissement du « domaine » familial et du changement de vocation de ce qui fut autrefois une terre agricole, on trouve aussi un déplacement important par rapport au texte de Marie-Victorin dans la possession du terrain à léguer. L’héritage que Léon souhaitait transmettre à sa fille ne pouvait être de nature matérielle, le terrain sur lequel était situé le « domaine enchanté » ne lui appartenant pas. C’est ce que révèle une précision apportée au début du roman: « Ce domaine, supposément le nôtre, appartenait à Monsieur Petroni, je le sais aujourd’hui. Ce vieil Italien sagace et entêté, dont le vin tournait au vinaigre, se reprenait avec sa terre dont les arpents, puis les pieds carrés, prenaient de la valeur avec les années. » (AM, 21) Puisque le titre de propriété du « domaine » familial ne pouvait être légué par le père à son enfant, on trouve ainsi dans ces propos une autre manifestation des conséquences du péril en lien avec la spéculation foncière annoncé dans le récit de Marie-Victorin. Puisque Signor Petroni a acheté sa terre en 1913 (d’un dénommé Allyre-Alexander Northrop, selon ce qu’il confie à Léon [AM, 22]), au cours de la même décennie que celle de la rédaction des Récits laurentiens de Marie-Victorin, le « vieil Italien » est ainsi un de ces spéculateurs qui auraient sévi à l’époque décrite dans « Ne vends pas la terre! », détournant les terres agricoles de leur ancienne vocation pour réaliser d’importants profits (comme l’avait fait avant lui l’Anglais de qui il a acheté la terre22). Les conséquences des pertes annoncées dans le Récit laurentien sont donc décuplées dans le roman par l’enrichissement du propriétaire ayant investi à l’époque où le texte du frère Marie-Victorin tentait de prévenir les Canadiens français des périls liés à la perte de leurs terres.

En conclusion

L’orientation domocentrique, si merveilleuse soit-elle, ne garantit pas durant le voyage, durant la vie, la pérennité du point de retour, qui reste dans le temps, sujet à transformation, sinon à déplacement, tel notre bois, en arrière de la maison; […]. Un pays, c’est plus qu’un pays et beaucoup moins, c’est le secret de la première enfance; une longue peine antérieure y reprend souffle, l’effort collectif s’y regroupe dans un frêle individu; il est l’âge d’or abîmé qui porte tous les autres, dont l’oubli hante la mémoire et la façonne de l’intérieur de sorte que par la suite, sans qu’on ait à se le rappeler, on se souvient par cet âge oublié. […] Toute à moi, j’ai parfois l’impression de me fondre dans un pays intime qui a déjà existé en dehors de moi, dont je serais dorénavant seule dépositaire, et de n’être plus rien sous la girandole des amélanchiers en fleurs, dans le sifflement du vol de la bécasse qui, soudain, s’est élancée d’un fourré d’arrière-cour ou d’un amas de briques rouges et qui tournoie maintenant dans la lumière de Maskinongé au-dessus du quartier Hochelaga, mariant les pays de Léon et d’Etna de Portanqueu. (AM, 136-137)

C’est un monde révolu, n’existant que par le souvenir, que Tinamer confie avoir retrouvé. Le regret de Tinamer associé à l’héritage familial et national qu’elle a quitté ne repose pas uniquement sur un départ volontaire de sa part, mais aussi sur un ensemble de facteurs « extérieurs » à sa volonté, la première phrase de cet extrait rappelant que la capacité de retrouver le chemin vers le « point d’origine » ne dépend pas du caractère immuable de celui-ci. Si L’amélanchier témoigne de la fin du Canada français, il montre aussi, par l’importance accordée à des textes, des souvenirs et des figures historiques marquantes de cette époque, qu’on peut y trouver des repères servant de guides dans la société québécoise transformée.

Or, ce qui ne semble pas avoir été souligné dans les études portant sur ce roman, c’est le cadrage temporel à partir duquel l’histoire de L’amélanchier est racontée. Puisque, comme on l’a vu, l’enfance de Tinamer est ancrée dans le Québec (sur le territoire longueuillois) des années soixante, cela signifie ainsi que la narratrice n’aurait pas pu avoir vingt ans en 1970, l’année de parution de L’amélanchier. On peut donc situer le présent dans lequel elle raconte son enfance à l’âge de vingt ans au début des années quatre-vingt (une décennie après l’écriture du roman et deux après la naissance de Tinamer). C’est donc depuis un futur projeté que l’histoire est racontée… Un futur (pourtant plutôt proche) dans lequel Jacques Ferron imaginait que sa propre fille aurait besoin de retrouver les repères qu’il lui avait transmis dans son enfance. Mais surtout, un futur dans lequel Ferron croyait que le peuple québécois aurait, lui aussi, besoin de retrouver le « fil de son identité » (AM, 128) en ayant perdu une grande part de sa spécificité culturelle après avoir rompu avec l’héritage de son passé canadien-français et avoir progressivement succombé à la tentation représentée par l’américanisation.

En relisant L’amélanchier, plus de cinquante ans plus tard, on constate que plusieurs enjeux qui y sont représentés sont toujours d’actualité et qu’il s’agit d’une œuvre universelle à maints égards, non seulement en raison de l’expérience de l’enfance qui y est décrite, mais aussi en raison du témoignage des grandes transformations subies par le territoire québécois. En effet, encore aujourd’hui, dans plusieurs villes et villages du Québec, des résidents s’inquiètent de voir des maisons patrimoniales ou d’anciennes maisons de familles d’ouvriers canadiens-français disparaître sous le pic de démolisseurs pour céder la place à des projets de développement immobilier. Tandis que, un peu partout sur la Rive-Sud représentée dans L’amélanchier, des champs ayant autrefois été cultivés par des générations de familles canadiennes-françaises cèdent toujours la place « à de nouvelles moissons » de maisons à l’américaine – bien que les bungalows, les cottages et les split-levels évoqués par Ferron aient cédé la place aux semi-détachées, aux « monster house », ou aux immeubles à condos.

Les années 2020 et 2021 auront été marquées par de nombreuses prises de conscience concernant à la fois notre fragilité et notre force individuelle et collective. Tandis que plusieurs d’entre nous (re)découvrions la beauté des paysages qui nous entourent, ou encore, tandis que la fermeture des frontières nous a fait prendre conscience de l’importance de l’autosuffisance et que certains tentaient d’apprendre sur Internet comment faire du pain, comment coudre ou comment cultiver un potager, des milliers de femmes et d’hommes qui détiennent ces savoirs et qui les ont appris de leurs propres parents, des personnes âgées qui portent en elles la mémoire de leur peuple, étaient laissées à elles-mêmes dans le silence des CHSLD. Il me semble que L’amélanchier et l’ensemble de l’œuvre de Jacques Ferron peuvent nous servir de guides et de rappels. Tous ces savoirs au sujet du territoire que l’on habite, des traditions, de notre histoire, de la culture avec laquelle on tente de renouer ont longtemps été transmis d’une génération à l’autre, avant qu’un silence ne s’installe dans le fil de la transmission. Comme il l’a fait pour sa propre fille, Ferron s’est assuré de consigner par écrit des repères qui nous permettraient un jour de retrouver le « fil de notre identité » lorsque nous en ressentirions le besoin. Il n’en tient plus qu’à nous de tirer ces repères de l’oubli.


1 Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, Par la porte d’en arrière. Entretiens [préparé avec la collab. de Patrick Poirier et Marcel Olscamp], Outremont, Lanctôt éditeur, 1997, p. 168.

2 Ibid., p. 157.

3 Jacques Ferron, L’amélanchier, Montréal, Typo, 2014 [1970]. Désormais, les références à cette œuvre seront indiquées par le sigle AM, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

4 Marie-Victorin, « Ne vends pas la terre », Récits Laurentiens (2e édition), Montréal, Frères des Écoles Chrétiennes, 1919, p. 116-136 [en ligne], http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2021916. Désormais, les références à cette œuvre seront indiquées par le sigle NVP, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

5 Tinamer apporte cette précision quant à la délimitation de celui-ci: « Le bon côté des choses se trouvait en arrière de la maison, au bout du jardin, dans ce jardin même et dans le bois infranchissable qui le terminait […]. » (AM, 33)

6 C’est ce que rappelle une note en bas de page dans l’édition citée du roman (AM, 19).

7 Gilles Routhier, « LÉGER, PAUL-ÉMILE », dansDictionnaire biographique du Canada, vol. 22, Université Laval/University of Toronto, 2013, consulté le 8 juillet 2021,http://www.biographi.ca/fr/bio/leger_paul_emile_٢٢F.html.

8 Michel Hellman, Art, identité et Expo 67. L’expression du nationalisme dans les œuvres des artistes québécois du Pavillon de La Jeunesse à l’Exposition universelle de Montréal, Mémoire de maîtrise, Montréal, Université McGill, 2005, p. 6, [en ligne] https://escholarship.mcgill.ca/concern/theses/gb19f616w.

9 Voir Jean-François Laniel et Joseph Yvon Thériault (dir.), Retour sur les états généraux du Canada français: continuités et ruptures d’un projet national [actes du colloque éponyme, Montréal, Université du Québec à Montréal, 12 octobre 2012], Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2016.

10 Comme je le montre dans ma thèse, ce nom donné au personnage constitue aussi une forme d’allusion au lieu d’origine d’ancêtres de Léon (et de Ferron), « Saint-Léon-en-Maskinongé » (AM, 78) (pseudonyme donné à Saint-Léon-le-Grand), auquel Léon renvoie notamment en transmettant l’histoire de la « genèse » familiale à sa fille. Le prénom du père se forme ainsi à partir d’un croisement entre la filiation familiale des Ferron et des gestes accomplis par le personnage dans le récit, rappelant l’héritage d’un pape du même nom. Voir Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, op. cit. Au sujet de l’histoire de la famille de Ferron, on peut consulter: Marcel Olscamp, Le fils du notaire: Jacques Ferron, 1921-1949: genèse intellectuelle d’un écrivain, Montréal, Fides, 1997.

11 Bernard Lecomte, Dictionnaire amoureux des Papes, Paris, Plon, 2016, p. 361.

12 Le sociologue Jean-François Laniel a bien montré l’importance de l’ultramontanisme et l’influence déterminante de la pensée de Léon XIII au sein de l’Église catholique canadienne-française et du mouvement d’« édification nationale » ayant pris naissance au XIXe siècle (ce dont on trouverait des résonances jusque dans des débats contemporains). Voir Jean-François Laniel, Il était une foi des bâtisseurs: vers une synthèse socio-historique du catholicisme et du nationalisme québécois en modernité (1840-2015), Thèse de doctorat, sociologie, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2018. Récupéré de http://archipel.uqam.ca/id/eprint/11363. C’est beaucoup dans l’analyse des travaux de Mgr Paquet que Laniel éclaire l’apport de la pensée mise de l’avant par ce pape (voir p. 488-505).

13 Voir Ibid. La thèse de Jean-François Laniel permet d’ailleurs de nuancer grandement plusieurs postulats au sujet de l’ultramontanisme et de la conciliation permise par ce courant entre la religion et la modernité, l’Église et l’État, et entre l’Église et le peuple.

14 Voir les analyses dans lesquelles j’aborde cette question: Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, op. cit. et Céline Philippe, « Les œuvres littéraires québécoises comme témoignages des mutations du rapport au catholicisme au Québec: amorce d’une analyse diachronique » dans Jean-François Laniel et Jean-Philippe Perreault (dir.), La laïcité du Québec au miroir de sa religiosité, Presses de l’Université Laval, coll. « Religion et politique » (à paraître).

15 Marie-Victorin, Flore laurentienne (3éd. mise à jour et annotée par Ernest Rouleau, Luc Brouillet et al.), Boucherville, Gaëtan Morin, 2002 [1935].

16 Ibid., p. 1.

17 Ibid., p. 7.

18 Comme je l’ai expliqué ailleurs (voir Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, op. cit.; Céline Philippe, « Les œuvres littéraires québécoises comme témoignages des mutations du rapport au catholicisme au Québec: amorce d’une analyse diachronique », loc. cit.; Céline Philippe, « Au-delà de la métaphore familiale: les rapports entre famille, catholicisme et question nationale dans la littérature québécoise » dans Louis-Daniel Godin-Ouimet [dir.], Les personnifications du Québec: entre fiction et théorie, Montréal, Éditions Nota bene, 2021 [sous presse]), le Mont-Providence était un institut médico-psychologique voué à l’enseignement aux déficients intellectuels, fondé par les Sœurs de la Providence, qui a été transformé en hôpital psychiatrique en 1954 pour des considérations financières. Cela a eu pour effet que les orphelins qui y résidaient se sont « transformés » (sur papier) en « malades mentaux ». On rapporte d’ailleurs que des diagnostics auraient été posés sans examens psychiatriques préalables (voir: Hubert Wallot, « De l’École Gamelin à Rivière-des-Prairies: de la cassure du château à sa restauration? », Santé mentale au Québec, vol. 40, n° 2, 2015, p. 79-91). Ferron s’est d’ailleurs confié au sujet de cette expérience dans des correspondances (voir: Jacques Ferron et André Major, « Nous ferons nos comptes plus tard ». Correspondance [١٩٦٢-١٩٨٣] [éd. prép. par Lucie Hotte], Montréal, Lanctôt éditeur, 2004, p. 91-92).

19 C’est à tout le moins ce qu’il a confié à Donald Smith dans le cadre d’un entretien. Voir Donald Smith, « Jacques Ferron ou la folie d’écrire », Lettres québécoises, n° 6, avril-mai 1977, p. 41.

20 Outre ma thèse doctorale, je n’ai trouvé aucune analyse consacrée à cet intertexte (voir Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, op. cit.).

21 On peut effectivement voir un lien explicite entre l’appel de la terre et un appel du pays, la culture de la terre et sa transmission étant en soi associées au pays à préserver. Voir ma thèse pour une analyse de ce motif dans des œuvres littéraires québécoises depuis Maria Chapdelaine (Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, op. cit.).

22 Ce personnage d’Anglais est d’ailleurs présenté dans L’amélanchier comme un spectre nommé Monsieur Northrop, hantant le « domaine enchanté » de Tinamer. Je montre d’ailleurs dans ma thèse comment l’étude de l’intertextualité de l’ouvrage historiographique Les Bois-Francs de l’abbé Charles-Édouard Mailhot et la prise en compte de la contribution de Northrop Frye (un intellectuel canadien-anglais duquel le personnage tient son nom) permet de constater que Ferron transpose dans le Longueuil des années soixante des conflits entre les peuples canadien-français et canadien-anglais liés à l’occupation du territoire, à la filiation et à l’identité nationale, s’étant cristallisés à l’époque du XIXe siècle (voir Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, op. cit.).

* Professeure de littérature et de français, Cégep Édouard-Montpetit

** Je tiens à remercier Jacques Cardinal de m’avoir invitée à collaborer à ce dossier. Cet article reprend plusieurs idées d’abord présentées dans le cadre d’une conférence intitulée « L’amélanchier de Jacques Ferron: la fin du Canada français vue de Longueuil » à la Société historique et culturelle du Marigot à Longueuil, le 14 décembre 2020. Cette conférence puisait plusieurs idées de ma thèse doctorale: Céline Philippe, « La voix du pays de Québec ». Sur les traces de la question nationale dans la littérature québécoise, Thèse PhD, Département d’études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2021.

 

Octobre 2021

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UGS : 2021octobre
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