Avant-propos
Le 6 février 2013, sans même attendre les conclusions du BAPE, la ministre des Ressources naturelles, madame Martine Ouellet, décrète l’arrêt du programme des minicentrales lancé six ans plus tôt par le gouvernement Charest. À l’appui : les énormes surplus d’Hydro-Québec jusqu’en 2027 (coût appréhendé de 1.5 milliard $ d’ici 2020).
Ce texte s’inspire d’un mémoire que le Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu (GIRAM) devait présenter aux audiences du BAPE, le 20 février 2013, sur le projet du Canyon de la rivière Sainte-Anne à Saint-Joachim, Côte-de-Beaupré. « Savoir faire marche arrière face à l’erreur », tel était le titre choisi pour signifier la seule direction que tout gouvernement sérieux pouvait honnêtement prendre dans les circonstances. Cette annulation impromptue des audiences du BAPE par la ministre Ouellet avait toutefois comme conséquence d’éviter que lumière soit faite sur des aspects plus inconnus du programme libéral, entre autres, le modèle d’affaires et un curieux type de partenariat avec les municipalités.
Clos le débat sur les minicentrales ? Au lendemain du 6 février, une campagne de « sensibilisation » est déjà amorcée pour faire reculer le gouvernement. Le nouveau chef du PLQ, Philippe Couillard, promet la reprise du programme. Puis, volte-face du BAPE qui annonce la reprise des audiences en avril. Raison officielle : le promoteur aurait le pouvoir de forcer la poursuite du processus tant et aussi longtemps qu’il ne se désiste pas lui-même. Quel pari fait-il ; l’obtention d’un avis de conformité du BAPE et, « avec l’extra », un renversement prochain du gouvernement du Parti québécois ?
1/ La filière du génie-conseil et les minicentrales du programme libéral
Pour bien saisir la genèse du retour des minicentrales en 2006, il faut peut-être remonter quelques années en arrière et se replonger dans l’univers un peu brumeux des firmes de génie-conseil et de la grande industrie de la construction. Une année à retenir : 1998. C’est l’époque de la grande collecte du PLQ devant favoriser le passage de Jean Charest, grand héros du camp du NON en 1995, de la scène fédérale à la boutique provinciale. Habité depuis l’âge de cinq ans du rêve de devenir premier ministre du Canada cette bifurcation vers les lignes mineures méritait bien compensation.
La grande rafle du « pont d’or » de 1998 sera réalisée en priorité auprès des grandes firmes de génie-conseil et des grandes entreprises de construction. La raison en était évidente ; ces firmes tirent essentiellement profit des grands travaux publics d’infrastructures publiques dont le PLQ, espérait-on, allait dorénavant décider de l’agenda. Un univers de relations politico-financières et de retour d’ascenseurs que la commission Charbonneau est actuellement appelée à décortiquer dans ses applications. Les prochaines têtes d’affiche annoncées par la commission sont en effet les dirigeants de ces grandes firmes. Autour de ces dernières gravitent des centaines et des centaines de sous-traitants dans toutes les régions du Québec, et ce, dans plusieurs champs d’activités : tuyauterie, électricité, bétonnage, camionnage. Au fil des ans, ces petites entreprises ont su tisser un formidable réseau politiquement et socialement maillé avec de multiples associations et clubs d’affaires pour faire du PLQ une véritable machine de guerre électorale. Ce maillage politique va graduellement s’étendre jusqu’aux élus municipaux, et ce, à la grandeur du Québec. Les conseils municipaux sont en effet, avec Hydro-Québec et Transport-Québec, les plus importants donneurs d’ouvrages au monde de la construction.
Pour bien comprendre le phénomène, il faut l’avoir vécu de l’intérieur. En 2007, dans les jours suivant mon élection à titre de conseiller municipal à Beaumont, je découvre comme par hasard, glissé dans le dossier documentaire du nouvel arrivant, un formulaire d’adhésion au PLQ. J’ai immédiatement compris dans quel monde je venais d’entrer. J’apprends plus tard que le maire et un autre conseiller sont membres de l’exécutif libéral de la ministre libérale du coin. Rapidement je suis confronté aux pratiques de lobbying des prédateurs immobiliers. Je dois mener une lutte sans merci pour empêcher que des spéculateurs fassent main basse et à vil prix sur le superbe parc Vincennes, un grand îlot naturel et patrimonial situé en bordure du fleuve. Quant aux lobbyistes du génie-conseil, je garde particulièrement en mémoire cette « soirée d’information » des élus de la MRC organisée dans un hôtel de Montmagny par Jean d’Amours alors vice-président aux affaires publiques de BPR. Le but : expliquer comment BPR pouvait être facilitant pour aller chercher sa part des 31 milliards $ que le gouvernement Charest s’apprêtait à injecter dans les infrastructures publiques au cours des trois années suivantes. On apprendra qu’à titre de président du PLQ, c’est à lui qu’incombe le délicat mandat de gérer en catimini la « rallonge salariale » de 75 000 $ du premier ministre.
Parmi ces firmes de génie-conseil, un nom à retenir plus particulièrement en rapport avec le dossier des minicentrales : Axor, qu’on retrouve « partenaire » sur les projets Sheldrake, Franquelin et Canyon Sainte-Anne (58,1 des 150 MW concédés). En 2010, on apprend qu’une soixantaine d’employés de cette firme avaient versé, par tranches de 3000 $, plus de 84 400 $ à la caisse du PLQ. Onze ingénieurs soupçonnés d’avoir fait des contributions illégales sont actuellement en attente de comparution devant le conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec.
2/ Une formule de partenariat public-privé porteuse de risques sur le plan éthique
Objets de contestation et de controverses depuis nombre d’années, les minicentrales sont difficiles à insérer dans la politique énergétique de 2006. Pour ne plus avoir les écologistes directement dans les pattes, le gouvernement prendra alors soin de les enrober d’un vertueux vernis, la « reprise en main des régions par et pour les collectivités régionales ». Dorénavant, les municipalités devront être « grandes partenaires » des firmes de génie-conseil pour mettre en œuvre tout projet de centrale. Une nouvelle coquille appelée la « Société de développement du projet inc. » servira d’ossature à ce partenariat entreprise-municipalité.
Municipalités utilisées comme simples paravents par l’industrie
Ce que l’on ignore généralement, c’est qu’en vertu de ce modèle tout à fait inusité de « partenariat », la municipalité n’aura finalement aucun sou à injecter dans le projet. La généreuse Axor prend à sa charge 100 % des coûts tout en octroyant à cette dernière le prestigieux statut d’actionnaire majoritaire de la Société Hydro-Canyon Sainte-Anne. Trop beau pour être vrai. L’entente contractuelle entre les parties révèle toutefois la véritable nature du montage corporatif. Détenteur de 51 % des parts, le « partenaire municipal » (Saint-Joachim et MRC) recevra 6 % des revenus bruts contre 94 % pour Axor. Le siège social et administratif de la coquille corporative est inscrit au 4050 Sherbrooke, 4e étage, soit l’adresse du siège social et du centre administratif d’Axor. C’est cette firme seule qui conçoit l’armature du projet, confectionne les devis d’ingénierie, tient la comptabilité, construit, gère l’exploitation, négocie les droits hydrauliques et immobiliers, négocie les conventions avec Hydro-Québec.
L’entreprise pourrait-elle, à un moment ou l’autre, tomber sous le contrôle du partenaire municipal détenteur de 51 % des actions ? Impossible. L’entente prévoit que toute décision réputée « importante » au gré de la firme devra être prise à 75 % des voix, ce qui rend en fin de compte purement virtuel le statut d’actionnaire majoritaire accordé au « partenaire » municipal. Cette entente confère à Axor un droit de veto sur à peu près tout.
Pour coiffer le tout, Axor s’octroie le privilège d’émettre à titre exclusif, pour son compte propre, des blocs d’actions pouvant servir à recapitaliser sa participation dans le projet du Canyon en plus d’un pouvoir de vendre à un tiers ses « droits et obligation » de propriétaire.
Défaut de transparence et porte ouverte aux conflits d’intérêts
Le « inc. » rattaché à la raison sociale de la nouvelle Société Hydro-Canyon Sainte-Anne est lourd de conséquences. Il signifie que les représentants municipaux sont dégagés de toutes les obligations éthiques qui sont normalement les leurs en matière de gestion publique. Ainsi, pour tous les ouvrages de conception, de gestion, de construction, de surveillance du projet du Canyon, les contrats pourront être adjugés directement dans le réseau étroit des entrepreneurs, en dehors de toute contrainte d’appels d’offres publics, et sans égard à l’obligation de transparence administrative normalement attendue de la part d’une entité municipale. En même temps, la Société du Canyon est mise à l’abri de toute demande d’information qui pourrait lui être adressée par quiconque en référence à la Loi d’accès à l’information. « Contrôle du projet par la collectivité locale », avait promis le gouvernement. Laquelle, celle des citoyens ou celle des entrepreneurs ?
3/ Télescopage de l’acceptabilité sociale
Le projet d’aménagement hydroélectrique du Canyon Sainte-Anne semble bien accepté par la population locale. Celle-ci a manifesté un soutien presque unanime lors des trois séances d’information et par le biais des formulaires de réponses distribués dans l’ensemble de la MRC. (Tiré de l’étude d’impact).
Selon le GIRAM, réserver l’évaluation de l’acceptabilité sociale aux seuls contribuables de la municipalité concernée représente une façon résolument simpliste de se dédouane sur ce plan. Qui sera affecté principalement par l’artificialisation du site du Canyon une fois complétées les infrastructures de la centrale hydraulique ? Les 1400 contribuables de Saint-Joachim ou davantage la grande communauté des utilisateurs ? En effet, selon une analyse réalisée sur la fréquentation touristique du site du Canyon, plus de 100 000 visiteurs utilisent annuellement les sentiers et les promontoires. De cet ensemble, 88 % proviennent d’un bassin national et international et seulement 12 % de la grande ville de Québec et de la Côte-de-Beaupré, ce qui laisse deviner que bien peu sont des « gens de la place ». On peut noter le même défaut d’évaluation dans le dossier Val-Jalbert. L’évaluation de l’acceptabilité sociale aura été principalement basée sur un sondage réalisé avant même la tenue des séances d’information publiques sur le projet. Sondage non seulement prématuré dans le processus d’approbation, mais réalisé au moyen d’un échantillon des 382 répondants non représentatifs du public utilisateur du site.
Simple affaire de sondages, la mesure de l’acceptabilité sociale ? Faux. Il est reconnu que l’appréciation d’un projet devrait être faite en prenant en considération les craintes et contraintes se rapportant à l’environnement humain immédiat, mais également, cela nous semble incontournable, en référence aux valeurs communes de l’ensemble de la communauté. Selon notre appréciation, les intérêts financiers et d’affaires ne peuvent prendre le pas de façon unilatérale sur les valeurs collectives qui sont à la base de notre fonctionnement social et national. Ces principes doivent toujours occuper une grande place dans l’évaluation de la justification de tout projet, surtout lorsque celui-ci est davantage dans la catégorie « opportunité d’affaires » que dans celle de la nécessité publique. C’est ce qui permet d’éviter que les 300 habitants de Port-Menier, seul village de la grande municipalité de l’ile d’Anticosti soient finalement les seuls habilités à décider du projet d’exploitation des 30 milliards de barils d’hydrocarbures enfermés dans le sous-sol de ce vaste territoire ?
4/ Efficience économique : démonstration sommairement balayée par le promoteur.
Selon une autre exigence de la Loi du développement durable, un projet doit aussi pouvoir faire la démonstration de son « efficience économique ». Ceci, dans le souci d’une « économie innovante et prospère, écologiquement et socialement responsable ». Il faut par conséquent, dans l’analyse d’impact d’un projet voir à ce qu’il répondre à un objectif « d’internalisation des coûts », c’est-à-dire que « la valeur des biens et des services doit refléter l’ensemble des coûts qu’ils occasionnent à la société durant tout leur cycle de vie, de leur conception jusqu’à leur consommation et leur disposition finale ».
Facture refilée à l’ensemble des citoyens du Québec
La non-réalisation du projet aurait pour conséquence de priver la région, et de façon plus immédiate la municipalité de Saint-Joachim, de retombées économiques importantes et structurantes pour son avenir.
Tel est l’argument massue utilisé par le partenaire Axor dans son prospectus de vente pour démontrer l’efficience économique de son projet. Jamais, bien évidemment, on ne soulève le fait que son risque financier est à zéro pour les 20 premières années en raison de l’obligation qui est faite à l’ensemble de la communauté québécoise de prendre en charge le surcoût de production et de distribution de l’énergie produite. Une facture de l’ordre de 5 millions $ par an (20 M$ pour les six projets). La croisade actuellement menée par le président de la Fédération québécoise des municipalités (FQM), Bernard Généreux, qui affirme ne pas « réclamer la charité », ne repose sur aucun fondement sérieux sur le plan de la comptabilité nationale.
Cannibalisation des emplois touristiques
Le développement régional tel qu’on nous l’a toujours présenté au Québec repose sur la théorie du « développement endogène », ou plus concrètement sur le développement du capital humain et le savoir-faire de chacun des milieux. Une fois les opérations de génie-conseil réalisées dans le bureau montréalais et une fois terminée la « phase béton » des infrastructures (plus ou moins huit mois) que reste-t-il en termes d’emplois locaux et en termes d’expertise acquise dans les mains de la collectivité locale ? Le dépliant promotionnel du projet Canyon Saint-Anne est au moins franc là-dessus et il faudrait que les élus municipaux le lisent ; on fait référence à la création de deux (2) maigres emplois. Et encore, on ne précise pas s’il s’agit de temps complets et à quels niveaux de compétence ils feront appel. Selon une évaluation réalisée par l’ingénieur Réal Reid, il faut estimer que la création nette résultant de la construction d’une minicentrale sera toujours en moyenne d’un (1) emploi et demi durant toute la phase d’exploitation anticipée de 40 ans. L’expert a même pu observer, à partir du vécu de celles qui sont déjà en service que certaines firmes réussiront à gérer une dizaine de petits barrages avec seulement 4 opérateurs qui se relaient 7 jours semaine, 24 heures par jour. Une performance tout à fait édifiante d’un point de vue capitaliste, mais tout à fait insignifiante au chapitre du développement local. Comparés à la dizaine d’emplois que nécessite actuellement l’exploitation du site du Canyon à des fins touristiques et pour qui la dénaturalisation constitue une menace réelle, ces « 1 ou 2 » emplois à la limite ne font pas le poids.
5/ Justification énergétique : syndrome de l’aveuglement volontaire
La question de la non-justification énergétique des projets de minicentrales ayant été abondamment traitée dans les médias, inutile d’élaborer davantage sur le sujet. Ce qu’il convient néanmoins de rappeler ici c’est qu’entre le moment où monsieur Charest a mené sa consultation sur sa politique énergétique (2004) et celui de l’autorisation de construction des minicentrales (2010), la situation des marchés d’exportations s’était suffisamment clarifiée pour que l’on puisse encore faire marche arrière. Dès juillet 2009 en effet, les analystes de marchés sonnent l’alarme sur le coût d’un milliard $ qu’allaient représenter les surplus pour l’année suivante. Comment justifier alors, autrement que par le calcul purement électoraliste, cette autorisation, en juillet 2010, de construction de 13 centrales par la ministre Nathalie Normandeau ? Un lancement spectacle digne des meilleures pratiques de la firme de communication National, sous les brumes enivrantes des chutes de la Chaudière.
Ce n’est que le 12 février 2013, que le PDG d’Hydro-Québec se verra finalement contraint d’avouer devant une commission parlementaire, que tous ces surplus (24 TWh entre 2013-2020) sont « entièrement imputables aux achats que lui a imposés par décret le gouvernement Charest » ! Selon les estimations réalisées par Jean-Thomas Bernard, spécialiste en énergie, il sera très difficile de trouver d’ici cette date des acheteurs du nord-est des États-Unis prêts à payer 10 ou 11 cents pour cette électricité d’exportation. Dans cette région, l’électricité se vend actuellement autour de 4 à 6 cents le kilowatt-heure.
Avantage concurrentiel de tels surplus ?
Pour éviter de sombrer dans l’alarmisme ambiant, d’aucuns tentent de se réfugier dans une vision optimiste du développement. Ainsi, les énormes surplus du Québec pourraient à moyen terme lui procurer un « avantage concurrentiel » du fait qu’ils pourraient représenter un facteur d’attraction, nombre de nouvelles entreprises voulant s’implanter en sol québécois. C’est l’argument évoqué par la première ministre du Québec le 30 janvier dernier, lors de son passage à Davos.
Une des raisons pour lesquelles cet argument ne tient pas d’emblée la route repose sur le fait qu’ici même les PME achètent leur énergie à un coût déjà plus élevé que certains de leurs concurrentes américaines alimentées avec de l’électricité produite au gaz de schiste ou bien avec celle qu’on leur vend à 4 cents du kilowatt-heure. En fait, notre traditionnel avantage concurrentiel de pouvoir alimenter les entreprises à un coût sensiblement plus bas que les États du nord des États-Unis va tenir de moins en moins. Et on pourrait dire qu’on accélère les choses en vendant nos surplus en solde de débarras. Les PME québécoises à grande valeur ajoutée sont par définition des PME exportatrices ; elles sont principalement localisées dans le cœur industriel du Québec et la grande région de Montréal. En réalité, leur meilleur avantage concurrentiel serait maintenant de se rapprocher encore davantage des grands marchés nord-américains, considérant l’inexorable et constante progression des coûts reliés au transport des marchandises, facteur clé d’une vitalité économique. Quel poids représente ce risque de délocalisation versus celui de l’attractivité ? Aucune recherche n’existe à ce sujet, mais le sujet mérite attention.
Que faut-il par contre espérer par contre du côté des entreprises grandes consommatrices d’énergie hydro-électrique ? Là encore, ne faut-il pas ici aussi regarder la situation froidement ? Jusqu’à présent, le Québec n’a jamais réussi à s’affirmer avec force dans ses négociations. Bien au contraire, faut-il le rappeler, il a été constamment à la merci des multinationales implantées dans nos régions-ressources nordiques. Ces mégaentreprises, c’est un fait, possèdent toutes des usines dans plusieurs pays du monde, ce qui leur procure un rapport de force extrêmement élevé lorsque vient le temps de négocier les tarifs d’électricité. En général, elles en ont toujours tiré profit. Lors de la consultation sur l’avenir énergétique du Québec en 2005, l’Association québécoise des consommateurs industriels d’électricité (AQCIE) ne s’était d’ailleurs pas gênée pour jouer la carte du « déménagement des opérations, voire des usines vers d’autres localisations américaines ou canadiennes » en cas d’« incertitude ou instabilité » dans la politique tarifaire du Québec. C’est cette « loi du plus fort » qui conduisit à des ententes comme celle de 2011 assurant la livraison d’un bloc d’électricité de 500 mégawatts (MW) à Aluminerie Alouette à un tarif « préférentiel amical » jusqu’en 2041, un cadeau entraînant une hausse tarifaire de 2 % (180 millions $ par année) pour l’ensemble des clients que nous sommes.
6/ Où sont passés les beaux principes de la Fédération québécoise des municipalités sur le développement régional ?
Considérant le caractère particulier racoleur ou trompeur de la formule PPP accrochée à la politique libérale des minicentrales, on se serait normalement attendu à davantage d’analyse et de perspicacité chez les intervenants régionaux, en particulier chez ceux de la FQM. Après une décennie de savants colloques et d’études commanditées sur les conditions à mettre en œuvre pour créer une véritable dynamique du développement local et régional au Québec, il faut se demander ce qu’il reste de tout cela. La réaction fort émotive de Bernard Généreux, président de la FQM, au lendemain de la mise au rancart des minicentrales par le gouvernement du Parti québécois étonne encore : « victoire des écolos sur le monde rural, suprématie des urbains sur les régions » (Le Soleil, 5 février 2013). Cette attitude est en soi assez illustrative d’un courant de pensée à saveur régionaliste qui a circulé pendant un temps dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean et voulant que l’usufruit des ressources naturelles doive d’abord retourner à la région.
Ce principe est pourtant discutable à plus d’un égard. Il fait en sorte qu’il y aurait au Québec un petit nombre de municipalités bénies des dieux du seul fait que, ô miracle, une rivière à potentiel énergétique traverse leur territoire. Heureuse fatalité procurant automatiquement aux contribuables qui y résident (et à leurs descendants sur une période de 40 ans dans le cas des minicentrales) le droit à des « redevances ».
Et l’approche territoriale du développement ?
Depuis des années, on nous enseigne qu’un projet structurant est d’abord celui qui, une fois inscrit dans son milieu, saura produire un ensemble de rapports économiques ou commerciaux apte à créer une réelle synergie avec d’autres entreprises locales ou régionales, dans le dessein de favoriser, de façon pérenne, la production et le développement de l’emploi. Une véritable politique régionale doit en conséquence se traduire par une amélioration des services aux personnes et aux familles, par une amélioration de la qualité du cadre de vie (qualité de l’environnement, protection et mise en valeur des paysages locaux, naturels et bâtis), par une meilleure offre de services aux entreprises, par des programmes adaptés sur les plans agricole, forestier et touristique. Autant de conditions essentielles au rehaussement de l’attractivité territoriale de nos collectivités locales et de nos régions.
Considérant ces principes, quel impact peut bien avoir à long terme sur une collectivité régionale un projet de minicentrale comme celui du Canyon de la rivière Sainte-Anne ? Nous l’avons dit, toutes les opérations de conception, de génie-conseil, de négociation d’ententes, de gestion comptable, de négociation des droits hydrauliques et immobiliers, de signature de conventions, tout cela est entièrement réalisé à Montréal. Que reste-t-il à la région après 40 ans ?
7/ Un rapport au patrimoine naturel plutôt équivoque
Le tourisme durable est un tourisme qui contribue au développement économique et culturel des territoires ainsi qu’au développement humain des populations qui y vivent, travaillent ou séjournent. Il permet une répartition équitable des revenus touristiques, protège l’environnement local et planétaire en préservant l’équilibre des écosystèmes et en optimisant l’utilisation des ressources (Barcelone. 2004, l’Agenda 21 de la culture).
Difficile d’expliquer comment un sentiment de fierté longuement entretenu et manifesté à l’égard des plus beaux attraits naturels locaux peut soudainement s’avérer fragile devant la promesse d’un providentiel « développeur ». C’est cette réalité que j’ai constatée avec stupéfaction en 2008 relativement au parc Vincennes de Beaumont que certains élus ont rendu disponible pour un plat de lentilles. Décidément, on a encore de sérieux problèmes d’appréciation des valeurs chez nombre de nos représentants. Presque partout sur la planète, les cascades et les chutes d’eau sont soigneusement préservées pour être exploitées à des fins de marketing local et d’attrait touristique. Il faut savoir que de tout temps, elles ont inspiré les poètes et attiré les voyageurs. C’est cette valeur touristique et à la rigueur mystique qui, jusqu’ici, aurait dissuadé les Islandais d’exploiter les attributs pour produire de l’énergie.
Chaque Québécois doit absolument visiter le Canyon Sainte-Anne. Résultat d’une érosion qui creuse la roche depuis environ un milliard d’années, le site offre un spectacle naturel absolument saisissant. En 1850, le géographe et écrivain américain Henry David Thoreau décrit le site en ces mots : « Un abîme des plus sauvages, des plus frustes et des plus prodigieux, très étroit et profond, où une rivière s’était frayé un passage à travers une montagne de roc ». C’est ce canyon exceptionnel qu’Axor et les élus locaux voulaient convertir en site énergétique pour un maigre 23 MW à exporter à perte. On planifiait y couler quelque 6200 m3 de béton (prise d’eau, déversoir, ouvrages d’amenée) et se connecter au réseau de distribution d’Hydro-Québec au moyen de lignes aériennes. Pour donner bonne conscience, l’étude d’impact tentait de faire croire que par de fausses roches en béton projeté autour du barrage de retenue et par le maintien d’un « débit esthétique », on s’assurait de conserver intégralement le spectacle unique et exceptionnel du phénomène naturel des chutes (brumes et effets sonores des bouillonnements d’eau). Pourtant il suffit d’aller voir les chutes de la Chaudière à Lévis pour anticiper le résultat que cela allait donner. En détournant une partie du débit de la rivière vers la centrale, le débit a été perturbé suffisamment pour affecter la magie qu’offrait jadis ce site naturel.
D’où vient ce manque d’analyse et d’appréciation de la valeur éternelle de nos sites remarquables ? Comment expliquer que la culture et la nature ne soient pas plus sérieusement identifiées comme sources ou facteurs importants du développement ? Qu’est-ce qui attire les nouvelles cohortes de touristes dans un pays, une région si ce n’est la découverte de patrimoines et de paysages différents ? Bref, tout le contraire de ce que tentent de nous laisser croire bien des organismes locaux de promotion économique en quête d’argent vite fait.
À la fin des années 1990, l’OCDE avait lancé un avertissement à ses États membres voulant qu’au cours des prochaines décennies, ce soit le tourisme culturel qui allait s’avérer la principale source de richesse des économies régionales. Plus récemment une autre instance organisation du tourisme (OMT) rappelait que « le tourisme est devenu l’un des principaux postes du commerce international ». (Faits saillants du tourisme – Édition 2008, Organisation mondiale du tourisme).
Conclusion : l’eau, un patrimoine commun
Depuis la Révolution tranquille, nous assumions qu’il existait un solide consensus autour de l’idée que l’eau, source d’énergie et de vie, constitue le patrimoine collectif de tous les Québécois. Une ressource qui ne saurait être appropriée, ni en tout, ni en partie, par quiconque : groupes d’investisseurs, contribuables locaux ou autres utilisateurs qui voudraient en tirer un avantage privilégié. Il s’agit là d’un principe d’équité fondamentale que le GIRAM s’apprêtait d’ailleurs à demander au BAPE de réaffirmer solennellement dans son rapport d’examen du projet du Canyon de la Rivière-Sainte-Anne.
Le soir du 22 janvier 2013, devant les commissaires du BAPE, en nous présentant comme porte-paroles du GIRAM, nous avons eu la sourde impression que certains élus municipaux, certains membres de groupes d’intérêts locaux présents (chambre de commerce, entrepreneurs) nous regardaient d’un œil un peu suspect, sans doute des « urbains » pour reprendre le terme de Bernard Généreux, venant mettre leur nez dans une affaire qui ne les concerne pas. Mais a-t-on informé les populations correctement du côté de la FQM et de la firme de génie-conseil ? Dans les prospectus, on parle allègrement de « redevances municipales » comme s’il s’agissait d’une réalité admise. Pourtant, dans cet univers de l’exploitation des ressources naturelles et dans notre régime de droits, le principe de la redevance fait essentiellement référence à ce que l’État a l’obligation de prélever comme compensation, au nom de l’ensemble des citoyens du Québec, seuls véritables propriétaires de la ressource. On fait confusion entre « redevances » et compensations financières devant obligatoirement être consenties par un promoteur à tout groupe de citoyens qui, pour quelque raison, pourraient subir préjudice au chapitre de la qualité de vie à la suite d’une nouvelle activité industrielle. Et les minicentrales n’entrent manifestement pas dans cette catégorie de situations.
En même temps, cet épisode des minicentrales aura fait voir l’ambigüité et aussi la fragilité de considération qu’une part importante de nos élus locaux ou nationaux entretient encore à l’égard de la ressource culturelle et patrimoniale du territoire. Les sites exceptionnels de notre paysage naturel et culturel, tout comme le patrimoine bâti, ne participent-ils pas largement à donner une âme au Québec ?
Bref, encore une fois, on aura constaté une absence de sentiment national et de vision de pays.