L’expérience de Bergame et de la Lombardie

Rédigé à l’origine en italien pour une publication en Lombardie, ce texte a été l’objet d’une traduction et d’une profonde adaptation pour un lectorat québécois. Il reste cependant fidèle à l’esprit de la version originale. La Lombardie est une région d’Italie septentrionale. Milan en est le chef-lieu et la capitale économique et financière du pays. La superficie est de 23 857 km2 et sa population dépasse les dix millions d’habitants, ce qui en fait la région italienne la plus peuplée. Première puissance économique régionale d’Italie, la Lombardie produit à elle seule plus du 20 % du PIB du pays. Son PIB par habitant est supérieur de 35 % à la moyenne européenne. L’économie de la Lombardie se caractérise par une grande variété de secteurs dans lesquels elle s’est développée, des secteurs traditionnels tels que l’agriculture et l’élevage, à l’industrie lourde et légère, jusqu’au secteur des services, qui a fortement évolué ces dernières décennies. Au moment de la rédaction, la pandémie n’était pas encore maîtrisée, on relevait même en avril 2021 d’autres dysfonctionnements que ceux rapportés dans cet article1.

Le système de protection sociale au cœur de la pandémie. L’expérience de Bergame et de la Lombardie

Note aux lecteurs, lectrices

Rédigé à l’origine en italien pour une publication en Lombardie, ce texte a été l’objet d’une traduction et d’une profonde adaptation pour un lectorat québécois. Il reste cependant fidèle à l’esprit de la version originale. La Lombardie est une région d’Italie septentrionale. Milan en est le chef-lieu et la capitale économique et financière du pays. La superficie est de 23 857 km2 et sa population dépasse les dix millions d’habitants, ce qui en fait la région italienne la plus peuplée. Première puissance économique régionale d’Italie, la Lombardie produit à elle seule plus du 20 % du PIB du pays. Son PIB par habitant est supérieur de 35 % à la moyenne européenne. L’économie de la Lombardie se caractérise par une grande variété de secteurs dans lesquels elle s’est développée, des secteurs traditionnels tels que l’agriculture et l’élevage, à l’industrie lourde et légère, jusqu’au secteur des services, qui a fortement évolué ces dernières décennies. Au moment de la rédaction, la pandémie n’était pas encore maîtrisée, on relevait même en avril 2021 d’autres dysfonctionnements que ceux rapportés dans cet article1.

L’histoire se répète. Cela s’était déjà produit lors de la première vague de la pandémie du printemps 2020. Puis, après un été passé avec optimisme, à nous bercer dans l’illusion prématurée que le virus était maîtrisé, et que la vague de crue qui nous avait engloutis, submergeant un système social et sociosanitaire que nous considérions comme excellent et solide, était terminée.

Illusion ! Cette technologie de pointe et ce niveau avancé de spécialisation sur lequel se fonde le système sociosanitaire n’ont pu résister au choc du réel, ce n’était que chimère face à la seconde et troisième vague comme ce le fut pour la première !

Le virus nous a frappés comme une inondation et a mis en évidence que le super système sociosanitaire lombard était en fait un géant aux pieds d’argile. La deuxième et la troisième vague d’infections ont submergé et submergent encore le système social et de santé dans presque tout le pays.

Le système de santé italien et le système lombard

Le système de santé italien est un service national de santé (Servizio Sanitario Nazionale, SSN) organisé au niveau régional qui offre une couverture universelle et une large gamme de soins gratuits. Au niveau national, le ministère de la Santé, appuyé par plusieurs institutions spécialisées, fixe les principes et objectifs fondamentaux du système de santé, détermine l’ensemble des prestations de santé de base remboursables dans tout le pays et alloue des fonds nationaux aux régions, en utilisant les ressources collectées par la fiscalité générale. Les régions sont responsables de l’organisation et de la prestation des soins de santé.

Le système sociosanitaire de la Lombardie comprend huit Agences de protection de la santé (ATS) [Agenzie di Tutela della Salute], vingt-sept Agences sociosanitaires territoriales (ASST) [Aziende Socio Sanitarie Territoriali], par suite de la loi régionale no 23 du 11 août 2015, ainsi que divers autres types d’établissements soumis à la planification sociosanitaire régionale.

Les Agences de protection de la santé (ATS), créées pour remplacer les anciennes Autorités sanitaires locales (ASL) sont réparties sur le territoire de la Lombardie et de ses onze provinces ainsi que sur la ville métropolitaine de Milan.

Ces structures s’occupent de la mise en œuvre du programme régional sociosanitaire et de la fourniture de services de santé par le biais d’entités publiques et privées, ainsi que de la surveillance et de la prévention de la santé dans les environnements publics et professionnels.

Chaque ATS est ensuite subdivisé en différents départements spécialisés : département d’hygiène et de prévention sanitaire, département de soins primaires, département de planification, accréditation, achat de services sanitaires, département vétérinaire et sécurité des aliments d’origine animale, département administratif, contrôle et affaires générales et juridiques, département de planification de l’intégration des services sociaux et sanitaires avec les services sociaux.

Les ASST remplacent les anciennes organisations hospitalières (AO), font partie des ATS sur base de compétence territoriale.

Dans le désastre mondial de la pandémie, la contribution des organisations de l’économie sociale et du « tiers secteur » s’est immédiatement retrouvée en première ligne pour répondre aux urgences de nombreuses personnes en difficulté. On parle ici de réseaux de solidarité, d’actions de bénévolat, d’associations et coopératives sociales.

Un système en difficulté

Prévention, médecine de base, réseaux de soins locaux étaient depuis plus de vingt ans la cendrillon du système, avec une tarification des actes médicaux2 peu rémunérés qui ont fortement poussé les opérateurs du système, publics et privés, à concentrer les investissements dans les services de santé, de type hospitalier, avec une intensité thérapeutique élevée, mais, disons-le faible en bien-être et en soins.

La culture de l’assistance et du soin s’est transformée en culture de la performance et des interventions dites de productions, avec une approche managériale centrée sur les budgets et la « trésorerie trimestrielle ».

Il est ainsi arrivé, par exemple, que dans le système de soins intégrés à domicile, la prise en charge des patients, réalisés par les organismes agréés soit évaluée en fonction des niveaux de production, respectant les paramètres budgétaires au détriment de la détection effective des besoins.

C’est symptomatique des situations dans lesquelles un opérateur agréé prend en charge plus de patients que prévu par le budget, ce qui n’est pas reconnu comme une augmentation de la demande, mais comme une « surproduction ».

En y réfléchissant, cela semble une aberration : ceux qui s’occupent des besoins croissants génèrent une inefficacité du système puisqu’ils produisent plus de soins, plus d’assistance, plus de services aux citoyens. Dans de nombreux cas, ces surproductions ont été « sanctionnées » comme des dépassements budgétaires à ne pas rémunérer, déterminant par conséquent des comportements de prudence ou d’évitement d’une demande croissante qui, dans les premiers mois de 2020, auraient dû être pris en considération. C’était, en quelque sorte, un signal d’alarme que ce qui était le barrage de la vague de contagion – la médecine locale et le système de santé et de soins à domicile s’érodaient.

Par conséquent, nous ne sommes pas d’accord avec l’affirmation que la cause de cette transformation se trouve dans la présence excessive d’opérateurs privés dans le système sociosanitaire puisqu’il suffirait d’aller voir combien de gestionnaires privés se sont mobilisés. Nous allons en mentionner l’un d’entre eux, le Groupe Humanitas Gavazzeni, mais on pourrait évoquer d’autres exemples de Residenze Sanitarie Assistenziali (RSA) : (Résidence d’assistance sanitaire) ou de coopératives sociales engagées dans la gestion de centres résidentiels ou de jour pour les personnes âgées ou handicapées ou en soins à domicile intégrés.

Les RSA

Les résidences d’assistance sanitaires, en abrégé RSA, sont un terme générique qui inclue des résidences offrant différents niveaux de soins pour les personnes en perte d’autonomie (maison de retraite, EPHAD…). Introduites en Italie au milieu des années quatre-vingt-dix, il s’agit de structures non hospitalières, mais avec une prestation de services de santé, qui accueillent pour une période variant de quelques semaines à une période indéfinie des personnes non autonomes, qui ne peuvent pas être assistés à domicile et qui ont besoin de soins médicaux spécifiques de plusieurs spécialistes et d’une assistance sanitaire articulée. Ils se distinguent des établissements de réadaptation par l’intensité moindre des soins de santé et la durée plus longue du séjour des patients, qui, en fonction de leur état psychophysique, peuvent dans certains cas, séjourner indéfiniment dans le même établissement.

Avec la même formule, il y a aussi les RSD (Résidences de soins pour personnes handicapées).

Les RSA et RSD en Lombardie peuvent être publics ou privés. La plupart des RSA sont gérés par des fondations qui ont une ancienne origine publique, mais elles ont aujourd’hui un statut juridique privé et peuvent être considérées comme des entités faisant partie des organisations d’économie sociale. Certaines de ces RSA sont gérés en collaboration avec des coopératives sociales, auxquelles les fondations confient la gestion opérationnelle. Depuis quelques années, il existe également de nombreuses RSA, totalement privées, gérées par des entreprises.

Les RSD sont principalement gérées par des coopératives sociales. Dans les RSA et les RSD accrédités et ayant un contrat avec les ATS, une partie des coûts est supportée par la Caisse régionale de santé (autour du 50 %), l’autre partie est directement prise en charge par les patients et leurs familles ou en cas de revenus insuffisants, par les communes où ils résident. Dans le RSA qui n’ont pas de contrat avec l’ATS, les frais sont entièrement supportés par les hôtes ou les communes de résidence.

Les frais pris en charge par les patients (« clients ») sont publiés sur les sites Internet de l’ATS ou des RSA ainsi que dans la charte de service de chaque établissement. Début 2020, il y avait 708 RSA actives en Lombardie. Les lits autorisés étaient au nombre de 64 431. Les places sous contrat, reconnues par la Région avec un contrat régulier et partiellement financées par le Fonds de santé, sont de 57 603.

Ainsi, ce n’est pas dans la distinction entre public et privé qu’il faut chercher les raisons d’une crise, mais dans le renoncement des décideurs politiques et des planificateurs du système social et sanitaire à exercer une fonction de contrôle de la programmation attentive à l’évolution des besoins, plutôt qu’à la gestion budgétaire. La conséquence a été que les urgences des hôpitaux ont explosé : la pandémie est devenue incontrôlable et nous nous sommes retrouvés avec des cercueils transportés par des camions de l’armée, des images qui ont fait le tour du monde, illustrant le drame italien. La réponse à la vague de crue de la pandémie a été héroïque et rapide, avec une énorme mobilisation de toutes les institutions locales et de la société civile : maires et responsables municipaux, ATS (Agenzia di Tutela della Salute/Agence de protection de la santé) et agents de santé, hôpitaux publics et privés, entreprises et entités du tiers secteur, coopératives sociales et citoyens. Une réponse grandiose qui a vu des actions fortes menées, comme l’hôpital construit à la Foire de Bergame par les « Alpini3 » et l’association des Artisans, les Covid Hôtels (transformation éphémère des hôtels en lieu d’hébergement ou de rétablissement de cas Covid) mis en place par les coopératives sociales avec quelques hôteliers, et des réseaux de bénévoles pour assurer un tissu relationnel et d’assistance généralisée. Le tout soutenu par l’impressionnante capacité de collecte de fonds et des dons majeurs en espèces qui ont été faits et qui ont permis la réalisation de la plupart des interventions d’urgence susmentionnées.

Nous sommes alors arrivés à l’été 2020 et tout semblait avoir été sous contrôle, une prophétie autoaccomplie de ce « tout ira bien4 » affichée sur de nombreux balcons de nos villes et villages. On a alors commencé à parler de plans de préparation pour l’automne, d’interventions pour prévenir et contenir la deuxième vague, mais l’adrénaline de la réponse d’urgence semblait épuisée : les distinctions et réflexes corporatifs des domaines d’intérêt ou de la « primauté » sur qui et comment décider sont réapparus : politiques ou techniciens, experts en santé ou professionnels bureaucratiques, etc.

Pendant les pires mois de la pandémie, entre mars et avril 2020, les infirmières et les médecins ont été célébrés comme des héros – des peintures murales de célébration sur les murs de l’hôpital ont été peintes – des milliers de photos et de reportages dans les médias ont glorifié leur sacrifice avec une tonalité quasi excessive ! Il faut aussi reconnaître que la solidarité et le dévouement des associations bénévoles, des travailleurs sociaux qui s’occupaient de l’assistance ou de la livraison à domicile de repas ont fait l’objet d’une grande attention.

Au cours de l’été 2020, en revanche, les personnels de santé, la société civile, le tiers secteur, les forces sociales ont été progressivement oubliées, tant par les médias que par certains décideurs politiques, parfois les mêmes qui en mars les ont dépeints comme des superhommes, mais qui en juillet, à la veille du rite des « vacances du mois d’août », n’ont pas hésité à les qualifier de prophètes de malheur et de « cassandre » qui ruinaient l’atmosphère de « l’apéritif » avec lequel on voulait vite oublier la pandémie.

Appuyer la relance, mais sans les organisations de l’économie sociale

Peut-être aussi en raison de ce changement rapide du climat, il y a eu peu d’implication des organisations de l’économie sociale dans la planification des réponses structurelles à la pandémie et dans la programmation des activités de relance, financées par une intervention économique extraordinaire de l’Union européenne avec le programme « Next Generation EU5 », pour la préparation des plans nationaux de relance et de résilience (Recovery Plan)6.

Dans cette ambiance, on semble assister à un centralisme massif de l’État et du secteur public en tant que seul programmeur, sans qu’il y ait une relecture des énormes erreurs causées précisément par le manque de capacité à exploiter adéquatement la contribution de la société civile.

Au contraire pour lutter contre les conséquences de la pandémie les milliards d’euros du « Recovery found » ne suffiront pas et il faudra compter sur les acteurs et les ressources des organisations de l’économie sociale, et de la société civile.

Nous sommes donc ici face à une troisième vague, à des variants du virus, et à de nouveaux « confinements » et restrictions. Avec des hôpitaux toujours sous pression et une médecine locale et surtout un système de soins à domicile débordé, incapable de répondre à la demande.

Heureusement, ces derniers mois, le système de santé a trouvé un meilleur calibrage des soins, les protocoles de gestion des urgences ont été consolidés, une partie des citoyens apparaît beaucoup plus consciente et prudente alors que ce qui nous étonne encore, c’est la prévalence, par de nombreux décideurs, d’une recherche d’annonces percutantes ou d’un positionnement sur la vague médiatique, que le flair de tel ou tel politicien identifie comme plus rentables en ce qui concerne le consensus immédiat.

Cependant, les pieds du géant sont toujours faits d’argile et les soins à domicile, bien que renforcé par l’urgence, ne sont pas encore devenus une priorité commune. Les organisations du tiers secteur et de l’économie sociale sont encore majoritairement considérées comme auxiliaires ou utiles uniquement pour répondre aux urgences ou aux situations marginales, mais il n’y a pas de changement de paradigme dans les formes d’implication des institutions publiques ni d’une partie des principaux acteurs de la santé privée.

Prenons le cas des « infirmières communautaires » qui a été présenté comme une intervention extraordinaire pour renforcer le réseau d’assistance sanitaire de la région.

Enrôlées dans un délai serré notamment par des structures publiques, ce programme a « attiré » les infirmières qui travaillaient dans le RSA ou dans le réseau des soins à domicile intégrés, entraînant un effet de « transfert de ressources » plutôt qu’un réel renforcement du système, bref déshabiller Pierre, pour habiller Paul ! N’aurait-il pas été beaucoup plus efficace d’augmenter simplement le financement, en vue d’une meilleure implantation des services locaux de soins infirmiers et des maisons de retraite ? À notre avis oui.

Le résultat politique de ceux et celles qui peuvent se vanter d’avoir embauché quelques milliers d’infirmières dans le système public, de pouvoir prétendre avoir inversé la tendance des dernières années de coupes au Fonds national de la santé et au Fonds national des politiques sociales est cependant plus palpable.

Pourtant, c’est une lecture superficielle qui ne saisit pas les fractures sociales qui traversent le monde contemporain et comprend la fragilité, le malaise et les besoins de bien-être comme des phénomènes en marge de la société : une vision qui nourrit une vision « désuète » des besoins sociaux comme des conditions concernant les personnes « malheureuses » (quand le regard est celui de la bienveillance entre la charité et le paternalisme), ou les personnes « déviantes » (quand le regard est celui du jugement qui condamne les pauvres ou les malades).

Des besoins insatisfaits

Ce que la pandémie a démontré et ce qu’une partie importante de la classe politique ne semble pas saisir, c’est que le besoin d’assistance est une expérience transversale qui affecte toutes les couches sociales de la société, et la tâche de la politique devrait être d’éliminer les obstacles qui rendent la réponse à ce besoin « universel » fortement inégalitaire.

En fait, si nous nous arrêtons pour réfléchir un peu plus attentivement, nous pouvons constater que les « fragilités sociales » et les besoins d’assistance et de soins relationnels traversent de plus en plus fréquemment les vies normales. Les « fractures » que l’on croyait autrefois situées en marge des couches sociales se retrouvent aujourd’hui de plus en plus proches de la vie et du quotidien de chacun d’entre nous.

C’est peut-être aussi pour cette raison que les sentiments de peur et de ressentiment de la population en situation d’insécurité augmentent de manière si importante, même si de nombreux indicateurs statistiques, évalués de manière rationnelle, devraient alimenter un sentiment contraire. Les crimes diminuent, mais nous nous sentons plus insécurisés ; nous nous sentons menacés par les étrangers qui sont présents dans une moindre mesure que ce que nous percevons ; nous nous sentons plus pauvres, mais l’épargne augmente.

Toutefois, il ne s’agit pas de simples distorsions entre perception et réalité, et encore moins de victimisation, mais nous pensons que ce sont des signes importants à prendre en compte quant à la présence d’une série de « failles » profondes qui risquent d’exploser dans les années à venir ; un niveau d’inégalités sans précédent qui pourrait fracturer davantage un pays, dans lequel, précisément sur la question du bien-être, est encore l’objet de grands écarts de perception et d’appréciation.

Les écarts entre générations et territoires, avec un système qui protège beaucoup les personnes âgées et peu les jeunes, protège les enfants, mais pas toujours les familles, rejoint les problèmes les plus connus et les plus documentés, mais ne comprend pas les besoins émergents et les nouvelles fragilités.

Ainsi, en matière de couverture, il existe de grands écarts entre les zones géographiques : entre le nord et le sud en premier lieu, mais aussi entre les zones centrales et métropolitaines et les banlieues, urbaines ou rurales.

Les besoins ont augmenté, mais la capacité globale à les prendre en charge a diminué et les systèmes de protection sociale peinent à maintenir un lien de confiance entre les institutions et les citoyens.

Depuis quelques années, on constate que l’écart entre les besoins émergents et les ressources publiques disponibles ne cesse de se creuser : par exemple, le pourcentage de personnes âgées non autonomes bénéficiant de soins publics à domicile est en moyenne de 10 % à l’échelle nationale. Si l’on considère également les personnes hospitalisées dans les résidences et les centres de jour pour personnes âgées, on arrive à 30 % des personnes qui auraient besoin d’aide. De plus, en moyenne, les interventions de soins à domicile sont insuffisantes, si l’on considère la moyenne est de 17 interventions par an et par personne assistée. Tout le reste est de la responsabilité des familles et de leur pouvoir d’achat pour acheter des services sur le marché avec son inévitable dimension de discrimination socio-économique selon les moyens des familles.

Le niveau moyen de couverture s’effondre dans de nombreuses régions du sud, où les services de soins à domicile sont peu présents. Il se trouve qu’un grand marché informel de services de soins s’est étendu dans tout le pays, qui voit la présence d’environ un million et demi de soignants/aidants (plus communément appelés « badanti »)7 ce qui représente en fait la principale forme de réponse que les Italiens ont « auto-organisée » pour répondre à leurs besoins. En effet, si l’on compare à nouveau les données, en ce qui concerne les services destinés notamment à la population des personnes âgées non autonomes, il s’avère que nous disposons d’environ 300 000 lits dans des structures protégées ou des résidences sanitaires.

Tout aussi évidentes sont les données relatives au personnel qui s’occupe du travail de soins, si nous pensons que, les employés du système national de santé sont environ 600 000, ou que les employés des coopératives sociales italiennes qui constituent le plus grand réseau d’entreprises qui s’occupent de services sociaux, sont au nombre de 355 000, il est clair qu’une grande « fracture » traverse le système de protection sociale italien et concerne la partie du travail de soins publics ou collectifs, effectué par le réseau de services publics et privés, et celle du travail de soins informels et souvent non déclarés. Dans cette fracture, le virus s’est infiltré et a provoqué sa déflagration.

L’enjeu du vieillissement de la population

Dans les décennies à venir, comme le montrent les analyses sur la démographie, le vieillissement de la population, l’augmentation de l’espérance de vie et l’augmentation des situations de non-autosuffisance, mettrons encore plus de pression sur le système de protection sociale, ce qui avec la transformation de la cellule familiale et le système de sécurité sociale réformé risque d’ouvrir des brèches dans la possibilité pour de nombreuses personnes de s’assurer une vieillesse digne et protégée.

L’orientation vers des solutions individuelles (les « badanti »/soignants) a apporté des réponses importantes, mais sa pérennité dans le temps est limitée, et elle représente aussi une solution qui finit par isoler des personnes encore plus fragiles ou ayant des besoins sociaux intenses. Ce processus est encore accentué si l’on considère la fragmentation croissante des ménages : 44 % des ménages italiens n’ont qu’un seul adulte à la maison et 8 millions de personnes vivent seules.

Un système de protection sociale reposant principalement sur des transferts monétaires aux familles et non sur des services réels en fonction des besoins, sur lesquels repose jusqu’à présent une grande partie de la stabilité de la cohésion sociale de notre pays, ne pourra plus résister face aux projections démographiques et économiques : le poids des charges de retraites a l’incidence la plus élevée d’Europe sur le total des dépenses publiques de protection sociale (environ 50 % en Italie contre 35 % dans les autres pays).

Une dépense sociale basée sur un transfert monétaire qui, cependant, ne représente pas une prise en charge des besoins sociaux risque d’alimenter une dérive des dépenses vers le statu quo et en sus, ne produit pas d’innovation.

Les dépenses pour les prestations civiles d’invalidité et les allocations d’accompagnement dépassent 16 milliards d’euros et sont en constante augmentation, ce qui confirme que nos dépenses sociales sont concentrées sur les allocations d’invalidité et d’accompagnement et non sur les services, une dépense qui est certes nécessaire à l’heure actuelle, mais peu corrélée aux degrés réels de besoin de la population, c’est-à-dire qu’elle n’est pas corrélée aux besoins réels du bien-être de chaque bénéficiaire.

Ainsi se produit une dynamique qui pousse fortement les dépenses à augmenter, car les besoins incompressibles déterminés par le vieillissement de la population et la fragilité des familles s’accroissent. La poursuite de ces politiques de transferts monétaires ne contribue pas à endiguer l’appauvrissement progressif des individus et des familles avec enfants ou personnes âgées, mais, surtout, n’assure pas une perspective et un horizon de sortie de la condition de détresse, qui trouvent dans la prise en charge par les services et la collectivité le véritable antidote et la vraie ressource.

C’est pourquoi nous devons agir davantage dans le sens de l’autonomisation et de l’orientation vers des solutions partagées, plus difficiles à organiser et culturellement éloignées de la coutume qui a été établie, mais qui sont la voie à suivre si nous voulons donner durabilité et qualité à un système de protection sociale de plus en plus chargé.

Nous aurions dû mieux utiliser les mois passés pour travailler sur ce projet et nous sommes à nouveau appelés à répondre à une urgence avec la nouvelle montée de la pandémie.

Une fois de plus, les différences de compétences, de capacités économiques, de capital relationnel des personnes et les distances culturelles risquent d’alimenter des formes de « segmentation » de la société auxquelles s’ajoutent de multiples inégalités, déterminées par les différentes capacités d’accès aux services, à l’information et aux compétences nécessaires pour accéder aux services et accéder aux transferts monétaires. Ainsi, de nouvelles formes d’inégalité dans l’utilisation des services sociaux se creusent, notamment en raison de la difficulté de concilier les services et les dépenses sociales privées avec les dépenses sociales publiques.

Trouver de nouvelles voies

Ce contexte exige de trouver de nouvelles voies pour reconstruire un système de protection sociale innovant et souple qui, en plus d’être un instrument de cohésion sociale, peut également être la clé de nouvelles opportunités de développement comme nous le soutenons depuis un certain temps, en tant qu’entreprises de l’économie sociale, lorsque nous affirmons que la protection sociale n’est pas un coût, mais un investissement et qu’aujourd’hui, dans les économies matures, le système de bien-être et de protection sociale est indispensable pour assurer la stabilité et la compétitivité du système productif et économique. Alors qu’une fois de plus nous risquons de les opposer les uns aux autres avec la reproduction obstinée de la question : faut-il sauver l’économie ou la santé ? Comme si les deux questions n’étaient pas liées.

Nous pensons toutefois qu’il est utile et approprié de mettre en place un système de santé et de protection social, adéquat pour garantir le fonctionnement du système entrepreneurial et soutenir le développement économique.

Pour cette raison, il serait nécessaire d’œuvrer à la promotion et au renforcement des liens sociaux et au renforcement des relations, non seulement comme une dimension naturelle de l’action entre les personnes, mais en tant que modalité de comportement entre les organismes et les institutions, tant au niveau local et régional qu’au niveau étatique, jusqu’à ce qu’une perspective européenne des politiques sociales soit atteinte.

En ce sens, il est nécessaire de relancer une idée de justice sociale et de cohésion, où une plus grande responsabilité des personnes envers le bien commun devient la base sur laquelle construire un modèle de développement économique et social durable et inclusif, qui a besoin d’un projet de ville et de territoires capable de valoriser la proximité, les réseaux relationnels solidaires, de redécouvrir le mutualisme et une autre conception de l’économie. En somme, un modèle de développement qui part de la création de valeur plutôt que de poursuivre l’extraction de la valeur.

Nous devons promouvoir une idée de bien-être communautaire qui unit les contextes locaux et les systèmes de production, qui intègre le bien-être municipal et régional aux réseaux de protection mutualistes et contractuels, aux réseaux d’assistance d’entreprise et de responsabilité solidaire. Il faut rappeler qu’un système économique en transformation ne doit pas et ne peut pas considérer les politiques sociales comme des formes de charité ou de sécurité sociale publique, mais plutôt comme le fondement qui soutient une société et son système productif. Nous devons être capables de construire une société qui renverse la relation entre économie et bien-être, car nous croyons que la résilience et la stabilité du système économique et productif découlent de notre capacité à réinventer les systèmes de soins, de protection sociale, d’assistance, d’éducation et de formation.

En effet, il est inconcevable d’imaginer qu’à l’échelle non seulement d’un pays comme l’Italie, mais d’un continent comme l’Europe, des personnes âgées, des familles vulnérables et des jeunes qui deviennent adultes de plus en plus tard, puissent augmenter l’emploi, la productivité et le progrès social si nous ne savons pas comment assurer un système de soins et de protection à cette population.

Autrement dit, ce sera le bien-être et le travail qui soutiendront l’économie et la possibilité de continuer à faire de l’activité pour de nombreuses entreprises, autre chose que la fin du travail. Il est certain que la nature et les formes de travail vont changer, comme nous les avons connus au cours des derniers siècles, et le bien-être, la culture et la formation, la santé et la protection de l’environnement doivent devenir des facteurs essentiels pour une croissance économique durable qui revient à considérer l’équité comme une valeur fondamentale.

Il faut imaginer différemment les territoires, les villes, les collectivités locales, car les lieux de relation sont la condition nécessaire pour construire des lieux de travail et des lieux de rencontre pour les personnes. En d’autres mots, c’est le fondement de la cohésion sociale. Pour réaliser ces intentions aujourd’hui, à une époque de grandes transformations, il faut imaginer les institutions comme des organisations de rencontre ouvertes pour être source d’innovation sociale.

Le bien-être et la protection sociale ont définitivement cessé d’être une question exclusive des politiques publiques, tout comme il a cessé de concerner exclusivement des segments marginaux de la population. Le bien-être concerne tout le monde et constitue un puissant outil de développement ainsi qu’un secteur fondamental d’investissement, de croissance et d’emploi. Un bien commun à tous les niveaux.

CECOP– Cicopa Europa

CECOP– Cicopa Europa est la confédération européenne des coopératives industrielles et de services. Les membres sont des fédérations nationales de coopératives, et des organisations qui promeuvent les coopératives. Les 25 membres sont actifs dans 15 pays européens.

On y dénombre plus de 40 000 entreprises, employant 1,3 million de travailleurs, principalement dans trois types de coopératives :

  • Coopératives de travail associé, gérées démocratiquement et détenues par les travailleurs qui partagent les risques et les responsabilités.
  • Coopératives sociales (employant 270 000 travailleurs) qui répondent aux besoins des communautés en fournissant des services sociaux, culturels, éducatifs et environnementaux.
  • Coopératives de producteurs indépendants. Ces coopératives aident à surmonter l’isolement et à améliorer la sécurité, en partageant les ressources, les avantages et des éléments tels que les services de marketing ou de comptabilité, l’espace de travail et les équipements.

CECOP est également l’organisation régionale européenne de CICOPA, l’organisation sectorielle mondiale pour l’industrie et les services, qui fait elle-même partie de l’Alliance coopérative internationale (ACI).

La coopération sociale italienne

L’expérience de la coopération de la solidarité sociale est née en Italie en janvier 1963 concrétisant ainsi l’idée de donner à la solidarité une dimension entrepreneuriale, sous forme de coopérative, mais ce n’est qu’en novembre 1991 que la coopération sociale se voit doter d’un cadre juridique grâce à la loi constitutive n. 381/91.

La loi fait écho à une expérience, tout d’abord, spontanée et non codifiée dans le droit civil, et ensuite, plus articulée et très présente dans de nombreux territoires italiens, et l’érige en norme.

La loi 381/91 établit dans son article 1 : « Les coopératives sociales ont pour objet d’œuvrer à l’intérêt général de la communauté pour la promotion humaine et l’intégration sociale des citoyens par : a) la gestion de services sociaux, sanitaires et éducatifs ; b) le développement d’activités diverses – agricoles, industrielles, commerciales ou de services – en vue de favoriser l’insertion de personnes défavorisées par le travail.

Selon le dernier rapport officiel publié par l’Institut italien des statistiques (ISTAT) sur les coopératives8, en Italie, les coopératives sociales sont 14 263. Les deux tiers sont des coopératives actives dans le domaine des services sociaux, sanitaires et éducatifs, et un tiers qui pratique l’insertion par le travail des personnes défavorisées.

 

 


1 Outre un retard dans l’approvisionnement des vaccins, la région de Lombardie a tenté d’implanter un système de réservation des rendez-vous qui s’est avéré un échec. Il a finalement fallu revenir à la proposition initiale, utiliser la plateforme numérique des postes italiennes pour lesdites réservations.

2 Mondialement connus comme DRG – Diagnostic Related Groups

3 Les Alpini sont des militaires actifs et réservistes ou qui ont accomplis leur service militaire chez les Chasseurs alpins. Ils sont présents et mobilisables pour donner un coup de main à l’organisation d’une fête locale par exemple, ou en cas de catastrophe naturelle afin de porter les premiers secours aux personnes en difficulté. L’Italie compte presque 4500 sections ou associations d’alpini. Leur gigantesque rassemblement annuel attire chaque année un demi-million de personnes.

4 En référence à : « Andrà tutto bene » Ça va bien aller.

5 Suivant des échanges soutenus et une décision marquante à savoir la première historique d’émettre des obligations européennes et ainsi, de partager la dette, l’Union européenne a accouché du programme « La facilité pour la reprise et la résilience » qui est le principal instrument au cœur de NextGenerationEU. L’objectif est d’aider les pays de l’UE à sortir plus forts et plus résilients de la crise actuelle. https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/recovery-coronavirus/recovery-and-resilience-facility_fr

6 Dans le Plan l’EU, a alloué 209 milliards d’euros du Fonds de relance à l’Italie pour les six prochaines années : 127 milliards sont des prêts qui permettent d’économiser sur l’écart entre les taux d’intérêt nationaux et européens ;

Sur les 82 milliards de ressources qui sont définies comme un « fonds non remboursable », une partie de la contribution de l’Italie contribue au budget de l’Union européenne – c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de prêts marchands – mais fait partie du fonds commun. Pour cette raison, ces ressources peuvent également être investies dans des interventions qui rapportent de la valeur au fil du temps – sous la forme d’économies plus importantes ou de dépenses moins élevées. Nous ne sommes donc pas en face d’un plan d’austérité (comme lors de la crise de 2011), mais la construction de programmes de réformes qui devront de toute façon impliquer des sacrifices et une grande volonté de changer de nombreuses habitudes établies.

7 Il s’agit d’un soignant qui se rapproche du concept de « dame (homme) de compagnie », la personne vivant généralement au domicile de la personne en situation de recevoir l’aide. La grande majorité des aidants sont d » origine est-européenne (Ukraine, Moldavie), une partie, est en situation irrégulière et donc payée au noir (phénomène d’évasion fiscale).

8 https://www.istat.it/it/files/2019/01/Rapporto-cooperative_sintesi-per-la-stampa.pdf

Giuseppe Guerini est président de Confcooperative Bergamo et de Cecop-Cicopa Europa et Enzo Pezzini fait partie du Centre de recherche en science politique – Université Saint-Louis Bruxelles.

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