L’histoire politique du Québec vue à travers la lexicométrie

Les historiens pour mieux comprendre le passé cherchent à le découper en périodes plus ou moins cohérentes afin d’identifier les constantes et les ruptures qui marquent l’évolution d’une société. Les critères utilisés pour effectuer ces découpages relèvent bien souvent de l’intuition du chercheur et ne font pas toujours consensus. Récemment, deux historiens ont présenté un nouveau découpage de l’histoire politique du Québec en situant la révolution tranquille entre 1960 et 1983 prétextant que la crise des finances publiques de 1983 avait mis fin à l’ère de l’État providence qui serait à leurs yeux la caractéristique essentielle de la révolution tranquille1.

Ce découpage temporel nous a paru discutable parce qu’il ne repose pas sur des critères comparables pour inaugurer et clore la période. Comment établir rigoureusement les débuts et les fins d’une période historique sans procéder de façon arbitraire ? Pouvons-nous appliquer des outils d’analyse empirique susceptibles de faire consensus ? Comme on trouve dans la littérature historique une grande diversité d’interprétation de cette période, nous avons pensé soumettre celle des auteurs d’Une brève histoire de la révolution tranquille à une vérification empirique en procédant à une analyse lexicométrique.

De façon générale, le raisonnement sous-jacent de la lexicométrie politique est le suivant : les périodes de changement politique sont attestées par le renouvellement du vocabulaire utilisé par les acteurs politiques pour tenir compte des nouvelles réalités, enjeux et politiques qui caractérisent une période. Pour notre part, nous pensons que si le développement de l’État providence était la marque de commerce de la révolution tranquille, ce phénomène devrait se traduire dans les discours prononcés par les principaux acteurs politiques de l’époque. Ainsi, l’apparition et la disparition des vocables reliés à l’État providence pourraient servir à découper de façon plus objective la période en question.

La thématique de la Révolution tranquille

Dans une première phase, nous avons procédé à une analyse lexicométrique à partir d’un très vaste corpus des discours des premiers ministres du Québec prononcés sur plus d’un siècle, soit de 1867 à 2015. Grâce à un logiciel de statistiques lexicales, nous avons observé la répartition dans le temps des fréquences de vocables liés à l’État providence qui ont été employés par les premiers ministres québécois. Nous avons retenu pour les fins de cette expérience les syntagmes État providence, ressources et richesses naturelles, politiques sociales, sécurité sociale, social-démocratie et social-démocrate.

Force est de reconnaître que le concept d’État providence n’est pas très en vogue chez les premiers ministres québécois qui ne l’utilisent qu’à six reprises : Lesage deux fois, René Lévesque trois fois et Lucien Bouchard une fois2.

La révolution tranquille a aussi été associée à la nationalisation des ressources hydroélectriques mais l’emploi des vocables ressources naturelles ou richesses naturelles n’est pas un marqueur temporel : Lévesque, Parizeau et Bouchard emploient le premier 4 fois alors que Godbout, Duplessis, Lesage et Parizeau emploient le deuxième une fois chacun.

Nous avons examiné en plus les usages du concept de politique(s) sociale(s) qui regroupe l’essentiel des politiques qu’on associe à l’État providence. Nous observons que les Premiers ministres québécois se réfèrent au concept de politique sociale à partir du milieu des années 60, que sa fréquence atteint son apogée au début des années 70, durant le premier mandat de Robert Bourassa, mais que son usage décline jusqu’à la fin du mandat de Bernard Landry pour s’effacer par la suite du discours politique.

Lesage 19, Bourassa (1) 36, Lévesque 6, Bourassa (2) : 1, Bouchard 4, Landry 2. Si l’on se fie à cet indicateur le champion de l’État providence serait Robert Bourassa (lors de son premier passage au pouvoir) qui deviendrait de ce fait un acteur important de la révolution tranquille. Là encore, la césure proposée par nos amis historiens ne semble pas correspondre à celles observées dans l’analyse des discours gouvernementaux.

L’examen du concept de sécurité sociale donne des conclusions qui se rapprochent plus de celles de Savard et Pâquet sans toutefois les confirmer totalement. On constate que l’usage du concept de sécurité sociale dans le discours politique au Québec débute en 1943 sous le gouvernement d’Adélard Godbout qui était alors confronté aux offensives du gouvernement fédéral en matière d’assurances sociales. Il est aussi employé par Maurice Duplessis qui défendait l’autonomie provinciale en matière sociale. Il n’est donc pas lié à la Révolution tranquille proprement dite même si c’est durant cette période qu’il fait flores : Godbout 4, Duplessis 5, Lesage 36, Johnson 9, Bourassa (1) 18, Lévesque 1, Bouchard 3, Charest 1.

Globalement, on remarque que c’est dans les années soixante et soixante-dix que ce syntagme est le plus employé et qu’il tend à s’effacer après 1976. C’est avec la fin du premier gouvernement Bourassa qu’il faudrait donc situer la fin de la révolution tranquille selon cet autre indicateur lexicométrique. Cette conclusion diverge de celle des historiens Savard et Pâquet.

Nous avons aussi examiné les usages des termes reliés à la social-démocratie qui est employé comme substantif 22 fois dans notre corpus. Le premier à l’évoquer fut Robert Bourassa dans le discours du trône de 1974. Bernard Landry fut le dernier à en faire usage, le 14 juin 2002. Voici le nombre de fois que chacun des premiers ministres de la période l’ont utilisé dans l’ensemble de leurs discours : Bourassa (1) 5, Lévesque 2, Bouchard 14, Landry 1. L’emploi de l’adjectif social-démocrate suit une trajectoire semblable avec un total de 22 occurrences : Bourassa 1, Lévesque 1, Bouchard 13, Landry 7.

Si on se fie à cet indicateur, la révolution tranquille ne commence pas en 1960 et ne se termine pas en 1983. C’est Lucien Bouchard qui est le principal porte-étendard de cette idéologie qui a persisté jusqu’au début des années 2000. Quelques citations permettent d’illustrer cette caractéristique de ses discours de Bouchard : « Au Québec, nous faisons le choix conscient de mener une politique social-démocrate… » (27 septembre 1997). « Nous sommes d’abord et avant tout fidèle à notre conviction social-démocrate »… (29 novembre 1997).

On pourra toujours rétorquer que les vocables spécifiques choisis comme indicateurs ne sont peut-être pas révélateurs des orientations politiques des gouvernements. Mais la lexicométrie ne se limite pas au simple calcul des fréquences, cette méthode permet aussi de comparer l’évolution dans le temps de l’ensemble du vocabulaire employé par différents locuteurs afin de montrer statistiquement où se situent les changements significatifs dans l’évolution du discours politique en utilisant non pas des critères externes arbitraires mais en faisant appel à des critères internes au discours lui-même. Le calcul de l’accroissement du vocabulaire permet de mesurer l’afflux de mots nouveaux à travers le temps et de localiser précisément les phases de changement dans l’utilisation du vocabulaire politique. Ainsi lorsqu’il y a un accroissement « anormalement » élevé de nouveaux mots, cela indique un renouveau thématique et lorsque la courbe décline cela indique que le locuteur a tendance à répéter des choses déjà dites antérieurement (par lui ou par d’autres prédécesseurs).

Pour repérer les continuités et les ruptures dans un corpus, la procédure consiste à ranger les discours par ordre chronologique puis à mesurer à espaces réguliers, le rythme d’apparition des mots nouveaux. Cela permet de calculer un rythme moyen et de mesurer l’écart entre chacune des observations et ce rythme moyen. Si un point observé est supérieur à ce qui est attendu, c’est qu’en ce point, il est apparu plus de mots nouveaux que ce qui était attendu, ce qui correspond à un renouvellement thématique et, à l’inverse, un point inférieur au rythme moyen signale un épuisement relatif du vocabulaire : l’orateur redit des choses qui ont déjà été énoncées auparavant.

Quand débute la révolution tranquille ?

Pour répondre à cette question nous avons effectué une première expérience en comparant l’accroissement du vocabulaire de Maurice Duplessis et celui de Jean Lesage. Ce premier graphique porte sur 176 textes et 398 933 mots.

Graphique 1. Croissance du vocabulaire dans les discours de MM. Duplessis (1945-1959) et Lesage (1960-1966).
Nombre de vocables nouveaux apparus dans chaque tranche de 500 mots. Discours classés par ordre chronologique, variable centrée et réduite.

Graphique 1

Pour les deux hommes, on assiste à un apport de mots nouveaux au début de leurs mandats respectifs, suivi par un épuisement rapide chez Duplessis, une stabilisation chez Lesage. Chez Lesage, l’ampleur de la nouveauté est beaucoup plus forte que chez Duplessis à la fin de la guerre. On assiste à une innovation continue pendant les trois premières années (1960-1963) où sont posés les principaux thèmes qui vont dominer la vie politique du Québec pendant près de 40 ans. Puis, il se produit un léger tassement, avec deux reprises significatives (décembre 1964 puis début 1966 pour le lancement de la campagne électorale).

Quand se termine cette « Révolution tranquille » ?

Pour répondre à cette question, nous étendons le corpus analysé pour couvrir la période 1960-2013. Ce second graphique porte sur 979 textes et 2 370 570 mots. Comme précédemment, les discours sont classés par ordre chronologique, on compte le nombre de mots nouveaux apparus tous les 1000 mots. Cette observation est rapportée à la tendance moyenne sur toute la période (axe horizontal au milieu du graphique).

Graphique 2. Croissance du vocabulaire dans les discours des premiers ministres québécois (1960-2013). Nombre de vocables nouveaux apparus dans chaque tranche de 1000 mots. Discours classés par ordre chronologique, variable centrée et réduite

Graphique 2

Les deux flèches indiquent les meilleurs ajustements linéaires possibles dans une approche « macro3 ».

La rupture principale se situe début 1999. L’apport de mots nouveaux qui se produit à ce moment concerne essentiellement les contraintes financières et le libéralisme économique. Au vu des discours des premiers ministres québécois, il apparaît donc clairement que la révolution tranquille se prolonge jusqu’à la fin du XXe siècle.

La période 1960-1999 est-elle homogène ?

La partie gauche du graphique suggère que la « révolution tranquille » n’est pas homogène. On voit se dessiner trois épisodes principaux. Dans la première période qui va de 1960 à 1976, Lesage (1960-1966), Johnson et Bertrand (1966-1970) et Bourassa (1970-76) se situent en continuité fondamentale.

La seconde période correspond à l’arrivée au pouvoir du Parti québécois (le 15 novembre 1976), les discours prononcés par René Lévesque créent un événement lexical en introduisant de nouvelles thématiques et de nouveaux enjeux. Ce renouvellement du vocabulaire suit une courbe ascendante jusqu’au début novembre 1979, qui correspond à l’ouverture de la période référendaire puis se stabilise jusqu’au 31 mai 1982 où s’amorce la phase de déclin ce qui correspond grosso modo au rapatriement unilatéral de la constitution canadienne par le gouvernement fédéral et au début de la crise des finances publiques. Ensuite, un déclin continu se produit jusqu’au printemps 1999 où le point le plus bas est atteint. Cela correspond aux gouvernements péquistes de R. Lévesque, J. Parizeau, L. Bouchard et au gouvernement libéral de R. Bourassa (décembre 1985-août 1994).

La suite du graphique montre une courte période intermédiaire avec un afflux modeste de nouveau vocabulaire. Cette période correspond au retour au pouvoir du Parti québécois dirigé par Jacques Parizeau, le 12 septembre 1994. Mais son règne est abrégé par la défaite référendaire du 30 novembre 1995 qui provoque sa démission et son remplacement par Lucien Bouchard qui complète le mandat obtenu en 1994. Le Parti québécois sera réélu en octobre 1998. Dès le début de ce deuxième mandat de Lucien Bouchard se produit une rupture lexicale avec la période antérieure puisqu’on observe un renouvellement majeur du vocabulaire qui traduit l’émergence et la prédominance d’une nouvelle idéologie. On pourrait qualifier ce changement de révolution néo-libérale. On peut conjecturer que s’amorce ainsi un changement dans la conception du rôle de l’État québécois. À partir de mars 1999, la courbe ne cesse de grimper et les écarts de s’accentuer avec de fortes oscillations en fin de période. Cette tendance à l’accroissement rapide du vocabulaire peut aussi s’expliquer par l’arrivée successive à la tête du gouvernement québécois de trois dirigeants en un court laps de temps. Lucien Bouchard annonce sa démission le 11 janvier 2001, il est remplacé par Bernard Landry puis, le 14 avril 2003, par Jean Charest dont les discours le placent dans la continuité de cette révolution néo-libérale.

Cette analyse de l’accroissement du vocabulaire permet de repérer les grandes césures historiques et de constater que l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti ou d’un nouveau chef provoque souvent un renouvellement du vocabulaire. Nous avons ainsi situé le début de la Révolution tranquille avec l’arrivée au pouvoir de Jean Lesage en 1960 et la fin entre 1994 et 1999. On peut aussi observer à l’intérieur de cette grande période des phases intermédiaires. Ainsi après une période d’innovation lexicale, il y a eu à partir de 1966 un essoufflement jusqu’en 1976, cette première phase fut suivie par un sursaut en 1977 avec l’arrivée au pouvoir du Parti québécois. Il y a aussi quatre sous-périodes où la tendance à la répétition l’emporte sur le renouveau, Daniel Johnson, Robert Bourassa (à deux reprises) puis Lucien Bouchard (durant son premier mandat), ce qui suggère que ces trois dirigeants ont poursuivi la ligne politique de leurs prédécesseurs. Il semble donc que l’histoire politique du Québec moderne (après 1960) se divise en deux grandes époques : la première, inaugurée par la Révolution tranquille se termine en 1994 et la seconde s’amorce en 1999 après un interlude de tâtonnements qui va de 1994 à 1999.

L’avantage de cette méthode tient au fait qu’elle ne dépend pas de l’idiosyncrasie du chercheur et qu’elle peut être reproduite par d’autres chercheurs. Elle permet aussi des découpages temporels plus précis et surtout plus conformes aux tendances idéologiques qui s’expriment dans les discours politiques. Toute personne intéressée pourra obtenir les mêmes résultats en exploitant la base de données mise en ligne par Cyril et Dominique Labbé à

http://lexicometrie.univ-grenoble-alpes.fr/

Nous renvoyons le lecteur intéressé par cette méthode à nos travaux antérieurs dont Les mots qui nous gouvernent4 et Le discours gouvernemental au Canada, au Québec et en France (1945-2000)5.

 

 


1 Voir Martin Pâquet et Stéphane Savard, Brève histoire de la révolution tranquille, Montréal Boréal, 2021.

2 Comme nous raisonnons sur la présence et l’absence de vocables spécifiques afin de situer dans le temps leur emploi, nous utilisons les fréquences absolues. De plus, les corpus de la période qui nous intéresse, soit de 1960 à 2015, sont de tailles assez semblables ce qui nous permet de comparer des effectifs absolus.

3 Sur cette méthode : voir Dominique Labbé et Denis Monière, « Segmentation des corpus chronologiques : 143 ans de discours gouvernemental au Québec ». In Bolasco Sergio, Chiari Isabella, Giuliano Luca (Eds). Proceedings of 10th International Conference Statistical Analysis of Textual Data. Rome : Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto, 2010, Vol 2, p. 805-816. http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/27/96/64/PDF/LabbeMoniereMots.pdf

4 Denis Monière et Dominique Labbé, Les mots qui nous gouvernement, Montréal, Monière-Wollank Éditeur, 2008. https://www.researchgate.net/publication/44844483

5 Denis Monière et Dominique Labbé, Le discours gouvernemental au Canada, au Québec et en France (1945-2000), Paris Honoré Champion 2003.