Professeur agrégé au département des Humanités et des sciences sociales au Collège militaire royal de Saint-Jean.
L’un des plus grands dangers qui guettent aujourd’hui le projet de l’indépendance du Québec est celui d’une perte de « sens ». Ce danger se laisse notamment observer chez les plus jeunes générations de Québécois, lesquels ne se reconnaissent plus aussi facilement en lui que les générations précédentes. Les Québécois qui sont nés, ou qui sont arrivés au pays, après le dernier référendum, ne sont pas pour autant tous devenus fédéralistes – en dépit des efforts considérables déployés par la machine fédérale pour leur faire embrasser l’identité canadienne 1 –, puisque l’identité québécoise semble assez largement revendiquée par eux. Leur manque d’adhésion au projet indépendantiste tient plutôt en grande partie au fait qu’ils ne savent plus très bien à quoi tout cela rime. Pour le dire simplement, pourquoi l’indépendance du Québec en 2015 ?
Hormis cette perte de sens, on ne saurait non plus nier que d’autres problèmes ont affecté ces dernières années, ou continuent aujourd’hui de miner l’option indépendantiste. Parmi ces phénomènes, soulignons le manque de conviction et de clarté dans le message indépendantiste de la part des représentants officiels de cette option ces dernières années. Il est inutile d’élaborer longuement sur ce problème, tant il est évident… Notons ensuite une certaine propension, au premier plan chez de nombreux Québécois généralement parmi les plus actifs politiquement, à penser et à agir comme si le Québec était déjà un État souverain. Ils oublient que le Québec fait encore partie du Canada et que le gouvernement de cette fédération continue d’exercer ses pleins pouvoirs sur des domaines pour lesquels ils revendiquent une action politique immédiate du Québec. Aussi, se sont-ils détournés de la cause indépendantiste, qu’ils estiment inconsciemment déjà réglée ou dépassée. Par ailleurs, on notera aussi le problème de la division bien réelle du vote indépendantiste sur la scène québécoise. La diversité indépendantiste n’a pas encore réussi à faire converger ses forces dans le respect de cette pluralité qui constitue assurément une force, pour peu toutefois qu’on cesse de marcher en ordre dispersé. On ne peut enfin manquer de souligner l’habileté politique des adversaires fédéralistes, notamment du Parti libéral, formation qui constitue aujourd’hui une machine politique d’une grande efficacité électorale, qui a amplement démontré depuis le dernier référendum qu’elle était capable de surclasser le Parti québécois dans les urnes.
Mais par delà tous ces problèmes bien réels, le plus important est selon nous celui du sens même de l’idée d’indépendance. Ce problème en est un de fond et il est celui pour lequel il importe le plus rapidement possible de trouver une solution, sans quoi, il sera par la suite plus difficile de s’attaquer aux autres problèmes. Pour le dire simplement, l’option indépendantiste va continuer dans la voie de l’impasse dans laquelle elle semble actuellement se destiner, si l’on ne parvient pas apporter une réponse renouvelée et actualisée à la question « pourquoi en 2015 faire du Québec un pays ? »
Pour tous les militants indépendantistes, notamment chez ceux dont l’engagement remonte à plusieurs années, la réponse à cette question pourra assurément relever de l’évidence, si bien qu’il serait en quelque sorte peu utile de s’y attarder. L’indépendance du Québec se passerait ainsi pratiquement de justification tant il va de soi que le Québec devrait voler de ses propres elles. Après tout, la liberté politique ne représente-t-elle pas la condition d’existence « normale » pour tout peuple ? Or, pour les nombreux Québécois qui ne croient plus dans le projet indépendantiste ou qui n’y ont jamais cru, pareille certitude dans le caractère « normal » de l’état politique qui devrait être celui du Québec ne constitue en rien un argument qui puisse les amener à embrasser la cause indépendantiste. Car, il faut bien voir que, pour eux, il semble au contraire tout aussi « normal » pour le Québec de continuer à faire partie du Canada, d’autant plus qu’il y est depuis sa fondation, il y a près de 150 ans… L’argument du temps jouera toujours en défaveur de ceux qui plaident pour la rupture du lien fédéral. Car, le temps est un facteur indéniable de légitimation pour toute institution politique, une vérité que les forces fédéralistes ont très bien compris. Force est de constater qu’une réponse évidente et facilement compréhensible de la raison d’être du projet indépendantiste échappe aujourd’hui à une bonne partie des Québécois, lesquels ne peuvent évidemment pas y souscrire et le défendre, faute d’en bien comprendre le véritable sens.
Cette perte de sens de l’option indépendantiste est assez récente et semble s’accentuer. Lorsqu’émerge cette option dans les années 1960, tous les Québécois, ou à peu près tous, comprennent bien ce qu’elle signifie. L’indépendance du Québec devait marquer l’aboutissement logique d’émancipation collective de la Révolution tranquille. Car, après un rattrapage économique et la création d’une classe économique francophone s’ajoutant à la bourgeoisie anglophone, l’affirmation d’une culture renouvelée par la création d’institutions culturelles propres au Québec, l’expression d’ambitions internationales pour le Québec (par l’adoption, par exemple, de la doctrine Gérin-Lajoie), la création de nouvelles institutions étatiques nationales (le modèle spécifique des cégeps, la Caisse de dépôt et placement du Québec, les centres locaux de services communautaires [CLSC], etc.), le développement du modèle social et économique authentiquement québécois et, surtout, la formulation d’une nouvelle identité nationale, québécoise, succédant à celle, traditionnelle, canadienne-française, il apparaissait cohérent que la prochaine étape pour le peuple québécois fût de se donner un État complet. Ainsi conçu comme le parachèvement du processus d’émancipation, le projet indépendantiste était clair et aisément compréhensible pour l’ensemble des Québécois, si bien qu’on pouvait à l’époque adhérer à l’option indépendantiste ou même y être défavorable, mais très peu d’explications étaient nécessaires pour comprendre sa signification. Tous les Québécois comprenaient à peu près ce qu’il en ressortait de l’idée de faire du Québec un pays.
Mais pourquoi faire du Québec un pays en 2015 ? La question mérite aujourd’hui une réponse, tant celle-ci ne va plus de soi. Une réponse renouvelée et actuelle.
Rompre avec le « paradigme de la Révolution tranquille »
Vouloir redonner un nouveau sens au projet indépendantiste exige de repenser ce projet à l’extérieur du paradigme au sein duquel il a été conçu au moment de son émergence, lequel est encore aujourd’hui largement dominant dans le discours indépendantiste officiel. Ce paradigme était certes pertinent à l’époque pour rendre compte de l’état du peuple québécois et pour légitimer ce projet. C’est ce paradigme qui a permis au mouvement indépendantiste de devenir rapidement une force politique incontournable, en surclassant par exemple l’Union nationale dans le jeu politique. C’est ce même paradigme qui a conduit le camp du « Oui » à la quasi-victoire en 1995. Mais ce cadre de pensées n’est plus adéquat aujourd’hui. En d’autres mots, les indépendantistes doivent rompre avec le paradigme de la Révolution tranquille.
Notre proposition n’est pas de renier la raison intemporelle et universelle qui se trouve à s’exprimer derrière ce paradigme de la Révolution tranquille, qui est celle d’une aspiration à la liberté politique pour le peuple québécois. L’émancipation collective à laquelle devait conduire l’indépendance du Québec était la manière la plus adéquate pour les Québécois à cette époque de revendiquer et articuler cet idéal universel. Cette raison demeure tout aussi valide à notre époque et n’a absolument rien perdu en légitimité. Seulement, le paradigme de l’émancipation collective est aujourd’hui complètement dépassé au Québec pour traduire cette aspiration à la liberté. L’imaginaire collectif québécois ne carbure plus à cet appel émancipateur. Les Québécois ne ressentent plus ce besoin d’émancipation, persuadés qu’ils sont déjà émancipés. Cette émancipation est bien sûr essentiellement vécue sur un mode individuel, en ce que sur le plan personnel, les Québécois ne perçoivent absolument plus aujourd’hui comme ces « nègres blancs d’Amérique », image forte à laquelle certains de leurs ancêtres pouvaient s’identifier dans les années 1960. Aussi, ce sentiment des Québécois fait-il l’impasse sur sa dimension collective, laquelle demeure quant à elle entièrement inachevée tant et aussi longtemps que la destinée de la nation québécoise sera entre les mains d’une autre nation. Mais l’idée selon laquelle le peuple québécois doit s’affranchir d’un état d’infériorité par rapport aux Canadiens, n’a plus aucune résonance chez les Québécois, à plus forte raison chez les plus jeunes générations. Pourtant, le discours officiel indépendantiste reste néanmoins encore largement attaché, de manière inconsciente, à cet idéal émancipateur, à défaut d’avoir été en mesure ces dernières années d’imaginer un nouveau paradigme général dans lequel concevoir le projet indépendantiste.
Avant d’aller plus loin, nous nous permettrons une digression au sujet du dernier essai du sociologue Jacques Beauchemin, La souveraineté en héritage (Boréal, 2015), lequel illustre à nos yeux parfaitement la persistance de ce paradigme de la Révolution tranquille dans la pensée indépendantiste dominante au Québec. Son constat de départ est que la « fenêtre historique » qu’a représenté la Révolution tranquille pour la réalisation de l’indépendance du Québec est en train de se refermer, c’est-à-dire que cette période historique de chambardements sans précédent et de rattrapages collectifs a constitué une conjoncture extrêmement favorable à l’articulation de l’option indépendantiste et que cette conjoncture est aujourd’hui en train de s’effacer. Beauchemin lance ainsi un cri de cœur : si on ne réalise pas l’indépendance du Québec rapidement, demain, il sera trop tard. Nous sommes à l’heure de la dernière chance.
On ne peut nier que la Révolution tranquille a pu constituer une conjoncture politique extrêmement favorable au projet indépendantiste. De même, il ne s’agit pas pour nous de réfuter la validité de cette conception qui laissait voir dans l’Indépendance le parachèvement logique de la Révolution tranquille comme processus d’émancipation collective. Mais contrairement à ce que soutient Beauchemin, le danger n’est pas tellement selon nous de ne pas réaliser rapidement l’indépendance pendant qu’il en est encore temps – car en toute franchise, le mieux serait évidemment le mieux, nous en convenons –, mais de persister à penser que c’est le même paradigme, celui qui a permis à l’option indépendantiste d’émerger dans les années 1960, qui pourra aujourd’hui conduire le Québec vers la liberté. Le vrai danger est de continuer dans cette voie en écartant tout effort de renouvellement. Ainsi, le projet indépendantiste risque-t-il alors de devenir complètement désuet, inadéquat et dépassé. Si ce projet meurt dans les années à venir, ce n’est pas parce que la fenêtre historique ayant rendu possible sa réalisation se sera refermée, mais parce que les indépendantistes eux-mêmes auront été incapables de repenser ce projet à l’extérieur d’un paradigme devenu au fil du temps inactuel et donc désuet.
Les idées ne meurent jamais en politiques. Mais, elles ne tirent toujours leur force politique et par suite leur capacité de mobilisation que de la capacité des acteurs et des mouvements de les articuler dans des discours, des pensées et un paradigme adaptés à la conjoncture politique de l’époque. Aussi, incombe-t-il à ceux qui défendent l’idée de l’indépendance du Québec aujourd’hui d’articuler un nouveau paradigme, afin de donner un nouveau sens à ce grand projet politique.
Nous sommes de l’école idéaliste en politique : nous croyons que ce sont les idées qui mènent le monde et que tout n’est pas déterminé par les conditions matérielles ou les conjonctures politiques. Il n’y a aucun fatalisme dans l’état actuel des choses pour l’option indépendantiste, même si bien sûr, celle-ci a déjà connu de meilleures années. En fait, nous nous inscrivons en faux contre ceux qui voient dans cette option le projet d’une (ou de deux) génération(s). L’analyse de Beauchemin contribue paradoxalement à accréditer l’analyse de nombreux fédéralistes qui s’efforcent depuis des années à annoncer la mort de l’option indépendantiste en arguant précisément du fait que cette option n’aura été au fond l’affaire que d’une seule génération, soit celle des baby-boomers. Beauchemin ne souscrit pas une telle analyse, mais, par son constat, contribue néanmoins indirectement à lui donner un certain crédit : il en est effet difficile de ne pas sentir derrière son appel une intimation directe adressée à sa génération afin qu’elle réalise l’indépendance avant qu’elle ne quitte la scène. Si on peut souhaiter sa réalisation prochaine, il n’y a toutefois pas lieu de conclure que tout est foutu, si l’indépendance du Québec n’advient pas à court terme. Pour peu que l’on parvienne à imaginer un nouveau paradigme pour donner sens à ce projet, celui-ci demeure aujourd’hui tout aussi pertinent et actuel qu’il pouvait l’être dans les années 1960. C’est là tout le sens de notre proposition républicaine vers l’indépendance 2.
L’indépendance du Québec : une appropriation collective par le peuple québécois de ses institutions politiques
Repenser le projet indépendantiste par la voie républicaine passe d’abord et avant tout par la reconnexion de ce projet avec le principe de la souveraineté du peuple. D’un point de vue républicain, l’indépendance du Québec doit signifier une appropriation collective par le peuple du Québec de ses institutions politiques. Depuis la Conquête britannique, le peuple québécois vie dans des institutions politiques qui lui ont été imposées et qui ne sont pas son œuvre et sur lesquelles il n’a pratiquement aucune prise. Toute sa vie collective est conditionnée par des institutions politiques que consacre un régime politique érigé sur la négation implicite de son caractère souverain3 et qui se rattache à des principes politiques qui sont contraires à ses intérêts. Le peuple québécois est contraint d’exister politiquement et d’aménager sa vie démocratique dans un cadre politique fondé sur le principe monarchique – le Canada est une monarchie constitutionnelle à la tête de laquelle se trouve la reine Élisabeth II d’Angleterre, est-il parfois utile de le rappeler – et il est aujourd’hui dominé par une vision du pouvoir et de la société d’inspiration libérale anglo-saxonne4. Reconnecter l’indépendance avec le principe de la souveraineté populaire doit permettre de concevoir ce projet comme l’expression de la volonté collective du peuple québécois, lequel entreprendra ainsi, en faisant sécession du Canada, de se doter d’institutions politiques bien à lui, conforme à ses valeurs, garantes de l’intérêt général et qui pourront exprimer adéquatement ses ambitions collectives.
Prendre la voie républicaine vers l’indépendance exige de rompre avec cette impression largement partagée chez les Québécois, qui rattache le projet indépendantiste davantage à l’idée de la souveraineté de l’État du Québec, qu’à celle de la souveraineté du peuple québécois. Cette impression est en bonne partie alimentée par le discours indépendantiste officiel. Dans cette perspective, l’indépendance du Québec marquerait le passage pour le Québec du statut de demi-État à celui d’État complet, ou souverain, et cela, grâce au rapatriement de pouvoirs actuellement détenus par le gouvernement fédéral (ceux de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1982). L’indépendance servirait ainsi à consolider les pouvoirs de l’État du Québec. En ce sens, le projet indépendantiste s’apparenterait ainsi à une sorte de « super arrangement politique » visant le transfert de champs de compétences entre deux ordres de gouvernement… Il n’y a assurément rien dans tout cela pour enthousiasmer celui qui n’est pas encore acquis à l’idée de l’indépendance du Québec. Rien non plus pour stimuler l’ardeur politique d’un peuple appelé à prendre en charge son destin politique.
La question de la souveraineté du peuple est ici laissée en marge de ce projet, puisqu’il ne la concerne pas directement. Ce qui est ici visé est la souveraineté de l’État québécois. Or, cette perspective doit être renversée. La finalité de l’indépendance ne devrait pas essentiellement consister à réaliser la souveraineté de l’État du Québec, mais plutôt à viser la consécration institutionnelle de la souveraineté du peuple québécois. Car d’un point de vue républicain, la souveraineté du peuple précède celle de l’État. Celle-ci prend sa source dans celle-là et en est indissociable : la souveraineté de l’État est l’incarnation institutionnelle de la souveraineté du peuple, première et fondatrice. Car le peuple est « la source primitive de toute autorité légitime », pour reprendre les mots de Ludger Duvernay. Ce sont les peuples qui fondent les États et qui confèrent aux institutions politiques leur légitimité et non l’inverse ! Il ne saurait en être autrement avec le projet de l’indépendance du Québec. Et telle devrait être la signification profonde du projet indépendantiste : celui d’une appropriation collective, par le peuple souverain du Québec, de ses institutions politiques. Ce n’est pas l’État du Québec qui est ainsi exclusivement concerné avec le projet indépendantiste – en partie, et de manière indirecte –, mais aussi, et avant tout, le peuple québécois lui-même. C’est en ce sens que le projet de l’indépendance du Québec doit appartenir au peuple québécois, suivant la logique républicaine d’un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Prendre le virage républicain doit également permettre de contrecarrer cette autre impression largement répandue chez les Québécois, selon laquelle le projet indépendantiste s’offre aujourd’hui essentiellement comme celui d’une famille politique organisée en partis et en groupes militants. Il s’affiche ainsi comme un projet politique dont la réalisation revient à une certaine classe politique – les « souverainistes » ou les « indépendantistes » –, servant davantage ses intérêts électoraux que ceux du peuple québécois dans son ensemble. On sait qu’une telle impression est fausse, mais force est néanmoins d’admettre qu’elle est très répandue. Cette impression se voit d’ailleurs confortée par la stratégie indépendantiste officielle même, qui accorde bien peu de place au peuple. Le rôle de ce dernier se réduit essentiellement à dire « Oui » le grand soir d’un référendum. Tout le processus devant conduire à l’indépendance est confisqué par une certaine élite politique, à la tête des partis indépendantistes, à qui il incombe d’élaborer, en retrait de l’espace public, la grande stratégie indépendantiste, laquelle pourra être déployée lorsque les conditions gagnantes pour la tenue d’un référendum auront été réunies. Aussi, de nombreux Québécois ne se sentent-ils plus personnellement interpellés par ce projet et ont-ils cessé d’y croire, car ils ont l’impression d’en avoir été dépossédés. Ce projet n’est plus le leur, puisqu’il est celui de l’indépendantiste… Notre description n’est pas parfaitement fidèle à la réalité et invite à des nuances, mais malgré cela, elle décrit à grands traits une impression largement partagée chez de nombreux Québécois.
Reconnecter le projet indépendantiste avec le principe de la souveraineté du peuple doit également passer par une révision complète de la grande démarche indépendantiste elle-même. Tout effort de redéfinition du sens du projet indépendantiste perdrait totalement en pertinence s’il n’impliquait pas une remise en cause de la présente démarche politique au sein de laquelle le peuple québécois tient un rôle négligeable. La démarche est également garante de la réussite de ce projet et du véritable caractère républicain dont elle tire son impulsion. Repenser l’indépendance sur la base du principe républicain de la souveraineté populaire doit conduire le peuple québécois à une appropriation de ses institutions politiques. Or une telle appropriation ne doit pas attendre la réalisation de l’indépendance pour être amorcée ; elle doit également, et de manière tout aussi fondamentale, inspirer la démarche même devant y conduire.
La démarche constituante
Placer au cœur de la démarche vers l’indépendance le peuple québécois exige de s’engager dans une « démarche constituante ». La grande stratégie indépendantiste actuelle est fondée sur le « tout-référendum », véritable clef de voûte du processus devant conduire le Québec à l’indépendance. Cette stratégie, comme nous l’avons vue lors de la dernière campagne électorale semble aujourd’hui davantage rapporter aux fédéralistes qu’aux indépendantistes. Dans le jeu électoral, le référendum, brandi sous la forme d’un épouvantail, semble plus efficace, que lorsqu’il est présenté comme proposition politique inspirante pour se faire élire. On entend depuis la défaite de 2014 chez le camp indépendantiste un appel à clarifier cette question. Il faut lever tout le flou entourant le référendum, répète-t-on partout. Très bien. Mais comment y arriver ? Le véritable problème n’est pas simplement de nature « communicationnelle ». Car, quoi dire de plus aux Québécois au sujet du référendum, sinon qu’il est la voie la plus noble pour tout peuple pour trancher la question de son statut politique ? Le problème tient plus fondamentalement à la pertinence politique de cette stratégie fondée sur le tout-référendum. Soyons clairs. Le référendum sur le statut politique du Québec est un mécanisme incontournable pour accéder à l’indépendance. Pour une question aussi importante que celle-ci, il est normal que le peuple québécois puisse s’exprimer directement sans l’entremise de ses élus. Mais cette stratégie tend à cantonner le peuple québécois à un rôle en quelque sorte de « spectateur » de son propre avenir politique, alors qu’elle confie à une élite tout le contrôle de la démarche, en plus de laisser aux adversaires fédéralistes l’initiative politique. Le problème est de faire reposer l’entièreté de la grande stratégie indépendantiste sur cette consultation, ce qui est du coup exclure le peuple québécois de la démarche vers son indépendance. Cette consultation référendaire ne saurait épuiser tout le sens du projet indépendantiste. Le peuple québécois doit pouvoir se prononcer sur son avenir autrement que dans le cadre d’une seule consultation portant sur une seule question. Son rôle doit être complètement repensé en faveur d’une plus grande participation.
Mettre le peuple au centre du projet indépendantiste passe par une démarche constituante. Cette dernière permettra au peuple québécois d’exercer sa souveraineté en se dotant d’un État et d’institutions politiques fondés sur une constitution politique qui sera son œuvre, le reflet de ses ambitions collectives.
Le référendum comme élément de la démarche constituante
La question de la constitution est actuellement complètement absente de la grande stratégie devant conduire à l’indépendance, dans la mesure où celle-ci fait partie des choses à régler une fois acquise l’indépendance. Ainsi, l’approche actuelle dissocie-t-elle la question du statut politique – question que doit venir trancher le référendum – de celle touchant la constitution. Il nous faut repenser complètement le rapport entre la question constitutionnelle et celle du statut politique du Québec. En fait, la déclaration d’indépendance ne doit pas être un objectif politique autonome, détaché de la question de la constitution. Ces deux enjeux distincts ne doivent pas être traités l’un à la suite de l’autre. Au contraire, la détermination du statut politique du Québec, à travers un référendum, devrait être un élément d’une démarche plus large de reprise en main par le peuple québécois de ses institutions politiques.
Lancer une démarche constituante serait également l’occasion pour le peuple québécois de s’impliquer dans l’élaboration du projet de pays sur lequel débouchera l’indépendance. Ce serait alors l’occasion de rompre avec l’impression ressentie par une partie de la population québécoise pour qui voter « Oui » au référendum consiste à signer un « chèque en blanc » aux indépendantistes pour réaliser l’indépendance. Dans une démarche constituante, le peuple québécois serait convié à s’exprimer sur la forme des institutions qu’il souhaite se donner, sur les grands principes du vivre-ensemble, sur la meilleure manière de garantir le maintien de son caractère national, etc., le tout devant être inscrit dans sa constitution. Ainsi, le peuple québécois pourra-t-il, en toute connaissance de cause, se prononcer sur le statut politique qu’il souhaite donner à sa communauté politique. Ainsi pourra-t-il déjà travailler à se donner des institutions politiques bien à lui, conforme à sa vision du monde et à ses ambitions collectives. Au surplus, une telle démarche permettrait aux indépendantistes de reprendre l’initiative politique, en cessant ainsi d’attendre passivement les conditions favorables à la tenue d’un référendum. Car la décision de tenir un référendum ne relèverait plus d’une conjoncture sur laquelle les indépendantistes n’ont pratiquement aucune prise. Elle s’inscrirait plutôt dans une démarche politique plus large, initiée et structurée par les indépendantistes.
Conclusion
En somme, pour saisir l’ampleur de la tâche qui attend aujourd’hui les indépendantistes avec ce tournant républicain, dressons un parallèle avec la tâche qui a été celle des indépendantistes de la première heure au Québec. Pour ceux-là, la tâche était de sortir le nationalisme canadien-français de la logique de survivance dans lequel il s’était jusqu’alors cantonné depuis l’échec des Patriotes, soit depuis plus d’un siècle, pour le faire entrer dans le néonationalisme souverainiste. Il s’est agi de sortir le nationalisme de sa seule dimension culturelle pour le faire entrer dans le politique. La tâche n’a pas été facile. Celle à laquelle sont conviés les indépendantistes en 2015 ne l’est pas plus. Il faut aujourd’hui sortir l’indépendantisme québécois de cette logique d’émancipation collective pour le faire entrer dans celle d’appropriation collective par le peuple québécois de ses institutions politiques. C’est de la souveraineté du peuple québécois dont il s’agit avec l’indépendance du Québec, de cette souveraineté que bafoue le présent régime canadien et qui contraint le peuple québécois à vivre dans des institutions politiques qui ne sont pas de son œuvre, sur lesquelles il n’a aucune prise et qui ne servent pas ses intérêts. Le modèle républicain nous offre des outils et un nouveau paradigme pour réussir une telle transition. Car il ne fait nul doute à nos yeux que la voie républicaine est la plus sûre vers la République libre du Québec. q
1 Cette entreprise de construction identitaire nationale semble par ailleurs être d’une redoutable efficacité partout au Canada, y compris dans certaines régions qui avaient jusqu’ici montré une certaine réticence à endosser cette identité au nom d’un patriotisme plus régional. Que l’on pense à l’Alberta ou à Terre-Neuve par exemple. Chez les jeunes générations de Terre-neuviens et d’Albertains, on semble aujourd’hui en effet endosser l’identité canadienne en des proportions aussi importantes qu’en Ontario par exemple.
2 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre dernier essai, L’Indépendance par la République. De la souveraineté du peuple à celle de l’État (Fides, 2015), dans lequel nous élaborons plus longuement cette proposition républicaine. Le présent article reprend certains arguments présentés dans notre essai, tout en apportant des éléments explicatifs supplémentaires.
3 On peut également souligner que ce régime nie également la souveraineté du peuple canadien, de même que celle des peuples autochtones. Mais ce sont là des considérations autres.
4 Le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon représentent les deux principales manières de donner sens au politique dans les démocraties libérales contemporaines. Ces deux traditions politiques reposent chacune sur une manière de se représenter la société dans son ensemble, de concevoir le rapport entre la société et ses membres, de penser les finalités de la communauté politique et la nature du pouvoir politique et, par-dessus tout, de donner un sens aux institutions politiques. Si la tradition libérale anglo-saxonne est bien implantée au Canada, au Québec, on observe la présence de repères républicains importants. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre essai Précis républicain à l’usage des Québécois (Fides, 2014) pour une analyse plus poussée de cette question.
* Professeur agrégé au département des Humanités et des sciences sociales au Collège militaire royal de Saint-Jean.