Des artistes de la plume en ont fait des livres. D’autres de l’image, des séries télévisées. Et des officiels dont c’était le boulot, des rapports… tablettés. Un ennemi, tapi sous l’étal d’un marché, allait un jour surgir, mettre à l’arrêt la terre entière et faucher un nombre impressionnant de ses habitants. « La paranoïa est créative ». Elle divertit. Mais quand la bombe sanitaire imaginaire éclate pour vrai, elle tue plusieurs fois plus que Pearl Harbor, Nagasaki, Hiroshima, les tours jumelles, etc. C’est un cataclysme planétaire confinant à l’isolement des individus par milliards et dissolvant des lieux de communion par millions. Une crise existentielle humaine majeure s’est installée. La terre a décroché.
Un choc salutaire
Dans l’urgence, deux objectifs se sont imposés : minimiser les pertes et préserver la relance économique. Et pour les atteindre, appeler au secours l’État, mettre la gouvernance politique en position de tête, interpeler les experts, territorialiser l’intervention, instiller des comportements civiques, responsables et solidaires de toute la population et faire sauter plusieurs dogmes économiques hégémoniques des dernières décennies : ouverture des marchés, levée des frontières, équilibre budgétaire, privatisation des services publics, etc., etc.
En quelques jours, dans l’espace public, le paysage discursif s’est métamorphosé. Les soignantes et les soignants aux conditions et à la considération modestes sont devenus des « anges gardiens ». Les humbles travailleurs et travailleuses du secteur alimentaire ont vu leur statut haussé en « service essentiel ». Les « ayant perdu leur emploi » ont été gratifiés d’un revenu minimum garanti. Des établissements privés ont été mis en tutelle. Tous les secteurs économiques touchés ont démarché l’État pour qu’il vole à leur secours. Le tout en parfaite contradiction avec leur idéologie.
Il s’en est même trouvé pour évoquer tantôt la démondialisation, tantôt l’achat local, et l’autonomie de production de biens essentiels, et le contrôle des frontières, et les intérêts nationaux, et la gouvernance nationale, etc. En parlant spécifiquement du Québec. La pandémie létale du coronavirus a endeuillé des milliers de familles, creusé les inégalités, mis à rude épreuve le dispositif sociosanitaire, ébranlé les infrastructures économiques et chamboulé profondément les rapports de proximité. Les Québécois et les Québécoises ont été forcés de « réinventer » leur quotidien. Voudront-ils retrouver le modèle perdu ? Ou capitaliser sur le choc salutaire provoqué par cette crise pour en sortir durablement en décidant d’aménager les conditions d’un destin englobant assumé en totalité.
Cette crise en porte plusieurs. Dans l’édition du 28 et 29 mars 2020 du quotidien français Libération, Edgard Morin avance que nous sommes en présence d’une « polycrise » :
Ces crises (sanitaire, politique, économique et démocratique) sont interdépendantes et s’entretiennent les unes les autres. Plus l’une s’aggrave, plus elle aggrave les autres… Plus profondément, cette crise est anthropologique : elle nous révèle la face infirme et vulnérable de la formidable puissance humaine, elle nous révèle que l’unification techno-économique du globe a créé en même temps qu’une interdépendance généralisée, une communauté de destins sans solidarité. C’est comme si le monde n’entrait plus dans nos grilles d’analyse. Les repères intellectuels aussi sont bousculés.
Proche centenaire, Edgard Morin assume encore aujourd’hui son rôle d’interroger les nouvelles réalités pour aider à en comprendre le sens et fournir aux acteurs sociaux les clés qui leur permettent d’ouvrir toujours l’avenir en enrichissant l’aventure humaine par la défense et la promotion de l’intérêt général.
Les politiques cherchent les solutions rapides pour parer aux difficultés pressantes. On ne peut pas le leur reprocher. Mais les crises sont complexes. La présente, en particulier. Et comme le suggère Morin, se pose la question de la justesse de nos catégories pour la comprendre. Et au Québec « dans le Canada », où se superposent, se concurrencent et se contredisent plusieurs centres de gouvernance en période « normale » comme en temps de pandémie, il appartient particulièrement aux intellectuels d’interroger la fécondité pratique des apports théoriques dominants qui ont produit les résultats que nous connaissons.
Force nous est de constater que la prégnance des grands récits historiques et des grandes structures d’analyse ne pèse pas du même poids que jadis et que, depuis près d’un demi-siècle, avec la montée du courant néolibéral anglo-saxon, se sont multipliées jusqu’à s’imposer dans certaines institutions les approches pointues, empiristes, individualistes et non dialectiques qui secondarisent et même contestent la légitimité des approches macros ou englobantes ayant pour objet la société, ses rapports de classes, de genres, de communautés, avec la nature ou d’idéologies. Il s’en trouve pour faire de la « sociologie sans société ». Celle-ci n’étant que « construction historique », relative par définition, sans valeur, sans culture et, encore plus, sans proposition universelle. Comptent la reconnaissance des identités particulières et leurs droits.
Ces propositions « post-matérialistes » et « post-nationales » permettent difficilement de prendre à bras le corps toute la réalité complexe de la pandémie actuelle, de son origine, de son expansion fulgurante, de ses impacts foudroyants sur la vie humaine, sur les économies nationales, sur les inégalités territoriales, sociales et communautaires et sur les gouvernances tant mondiale qu’internationale, nationale, régionale et locale. Elles cohabitent bien avec le capitalisme globalisé qui vassalise l’État, détruit la nation, dévalue la société, marchandise la culture et le bien commun et qui instrumentalise même l’université au profit de l’individualisme. Certains de leurs adhérents se disent quand même de gauche !
La dépolitisation des fronts de lutte
L’emprise de ces approches au Québec reflète vraisemblablement la dépolitisation et la fragmentation du mouvement social réussies par le courant néolibéral qui, monté en puissance partout en Occident au cours de ces années, a conduit le politique à céder à l’économique les principaux champs décisionnels. La représentation politique s’édulcorant elle-même d’autant.
Ces approches s’appuient également sur la reconnaissance et l’inscription des libertés individuelles dans des grands textes législatifs qui ont produit une jurisprudence régulièrement défavorable aux libertés démocratiques collectives.
Se pose alors et à nouveau le défi du développement d’une culture commune proposant les idéaux universels de liberté, d’égalité, de solidarité, de justice et de transparence. Tous gages de débats démocratiques éclairés. Sur ce registre, pourtant, tout n’est pas relatif. Ces idéaux sont des conquêtes. Encore aujourd’hui doivent-ils supplanter les obscurantismes, les absolutismes et les dogmatismes de quelque nature qu’ils soient et d’où qu’ils viennent.
Une approche englobante
La pandémie est la pointe d’un iceberg. Elle est la dimension sanitaire d’une profonde crise écologique, anthropologique, économique et politique. Jugulée, une autre surgira, posant les mêmes problèmes de santé, de mortalité, d’inégalité, d’iniquité, de pertes d’emploi, de rapports sociaux déstructurés et de gouvernance erratique. Le modèle de développement mondialisé et hégémonique, sans pandémie déjà, est une aberration à la solde de régimes totalitaires et de magnats capitalistes qui ne contribuent plus à la caisse commune. C’est à sa transformation que plusieurs groupes au Québec travaillent. À plusieurs niveaux. Directement ou indirectement. En rangs dispersés, de plus en plus. Divisés sur la question nationale, notamment.
Il n’y aura pas de sortie durable de la crise ni de transformation du modèle dominant de développement à la faveur de programmes de transition consistants sans un mouvement social fort, porteur de ces propositions.
Il est quelque peu singulier que des militantes et des militants portant un projet progressiste de transformation majeure des rapports économiques, sociaux, culturels ou démocratiques fassent peu de cas de la question nationale québécoise et qu’inversement des militantes et des militants indépendantistes affirment haut et fort qu’on s’occupera de ces questions « après ». Les deux camps ont tort. Le social est indissociable du national et vice-versa.
Les Patriotes du milieu du XIXe siècle proposaient à la fois une rupture avec la monarchie britannique et un projet démocratique et social. Au début du XXe siècle, la naissance de grandes organisations syndicales, coopératives, financières et culturelles de la société civile s’est faite sur la base de revendications sectorielles ancrées dans la volonté d’autonomisation des communautés. Dans l’effervescence du « Maitre chez nous » et de la Révolution tranquille, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), la revue Parti pris et le Front de libération des femmes ont lié les luttes sociale et nationale que le Parti québécois a relayées en partie dans son programme et concrétisées dans sa gouvernance. La proposition structurelle à portée sociale soumise au référendum de 1995 était massivement partagée par les Partenaires de la souveraineté constitués de l’ensemble de forces vives du Québec. La déconfessionnalisation du système scolaire, la création des centres de la petite enfance, la mise en place des dispositifs de développement local et régional, la reconnaissance de l’économie sociale et bon nombre de mesures issues du sommet de 1996 procédaient de la même volonté : rompre avec le statu quo et lier le social et le national. Au Québec, historiquement, le progrès et les principales avancées sociales ont été gagnés en provoquant des ruptures et en les inscrivant dans un projet d’avenir pour la nation.
Façonner les conditions
Personne ne peut nier que la couronne britannique et ensuite le Canada ont toujours nié le caractère national des francophones pour les noyer dans un ensemble majoritairement anglophone. Et cela jusqu’à aujourd’hui dans leurs offensives aussi disproportionnées qu’illégales lors des campagnes référendaires de 1980 et 1995, dans leur renvoi à la Cour suprême de 1998, dans leur promulgation de la loi dite sur la clarté en 2000, dans leur scandale des 332 millions $ de commandites de 1993 à 2006, dans leur loi de reconnaissance du Québec comme nation « à l’intérieur du Canada » de 2006 ou dans leur contestation, toujours en cours en 2020, de la Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec (loi 99).
La constitution canadienne, de facture coloniale, est tutélaire. Sa révision, dans sa période récente, en 1982, a dépouillé encore davantage le Québec de ses pouvoirs. Et bien qu’il l’ait refusé, elle lui est appliquée. Le Québec y détient un statut de subalterne.
Le combat contre cette tutelle néocoloniale n’a rien de frileux ou du repli. Accéder au monde est un projet fort. La liberté politique des nations, condition sine qua non de leur pleine reconnaissance, fait partie des importantes conquêtes modernes et est inscrite dans les grands textes internationaux. Près de 200 nations s’en sont prévalues.
Ce combat, au Québec, en est un pour établir les bases d’une démocratie qui donne à cette nation les pleins pouvoirs de définir son dessein politique, de construire ses outils de développement économique et social et d’habiter son territoire selon ses idéaux. Une occasion en or que provoque et accélère le choc de l’actuelle crise pour ceux qui portent un modèle alternatif durable de développement humain, social et écologique. Et c’est précisément en les inscrivant dans la lutte nationale que les revendications formulées par ces divers groupes peuvent trouver leur plein sens, l’indépendance rendant davantage possible leur actualisation.
Quel type de démocratie ?
Celle issue du peuple et non pas de la reine, de ses représentants, de ses juges ou d’autres autorités qui lui sont extérieures. Globalement les indépendantistes portent un projet républicain, décentralisé, participatif et représentatif de toutes les composantes de la nation. Ils proposent de rompre avec la monarchie et tous ses symboles, avec le parlementarisme britannique et tous ses privilèges, avec les élections uninominales à un tour et leur non-représentativité de la diversité politique, avec la non-séparation de l’exécutif et du législatif et la superpuissance du premier ministre, avec la politisation du judiciaire et son gouvernement des juges et avec la reconduction du religieux sous le mode de la non-préférence en lieu et place de la laïcité. Cette démocratie n’est pas et ne pourra jamais être canadienne. Elle peut et sera québécoise.
Quel type d’économie ?
Une économie plurielle (publique, privée, sociale) démocratisée (participation des salariés) et écologique (décarbonisée) qui comble les besoins des Québécoises et des Québécois et se déploie dans un dispositif régularisé par les instances de développement locales, régionales et nationales. La pandémie actuelle induisant un processus de démondialisation pour que les populations s’autonomisent davantage dans la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, le Québec compte une longue tradition d’économie à finalité sociale, une pratique régulière de la concertation des principaux acteurs et des leviers publics et associatifs puissants de développement économique (Caisse de dépôt, fonds de travailleurs, Desjardins, Hydro-Québec, Investissement-Québec, etc.) qui lui appartiennent en propre. Se dotant d’un État aux pleins pouvoirs législatifs, fiscaux et de traités internationaux, l’État et ses partenaires peuvent réalistement élaborer une feuille de route pour réussir la transition vers une économie durable respectueuse de la nature et laissant derrière nous le modèle productiviste et consumériste dominant et calamiteux. Radicalement irrecevable dans le Canada pétrolier. Davantage possible dans le Québec hydro-électrique.
Quel type de société ?
D’origine, de langue et de culture françaises. Nourri par ses origines, conscient de l’impossibilité des francophones du Canada de se gagner un statut d’égalité qui leur aurait permis de se maintenir, de se développer et de rayonner, comptant sur une masse critique suffisante de francophones sur son territoire, le Québec, au fil du temps, a pris un ensemble de mesures pour devenir en Amérique du Nord une société de langue commune et de culture françaises. Une volonté systématiquement combattue avec succès par le Canada. L’indépendance est le seul statut disponible pour la reconnaissance pleine et entière du peuple québécois et le tremplin nécessaire pour sa participation à la richesse langagière et culturelle du monde.
La société québécoise est aussi plurinationale. Ont précédé sur le territoire québécois des nations autochtones qui ont subi, comme les francophones, le colonialisme canadien. Le nationalisme indépendantiste doit être décolonisateur en reconnaissant aux Premières Nations leur statut national. Et la mouvance indépendantiste en a la pratique. En particulier sous la direction des gouvernements indépendantistes, celui de René Lévesque le premier, le Québec a négocié plusieurs traités de nation à nation avec les nations autochtones. Ces traités sont cités comme exemplaires dans le monde. En congédiant définitivement le fédéralisme canadien, le Québec est en mesure d’achever ces avancées en négociant avec les Premières Nations les structures politiques définitives qui leur permettront d’assumer d’une manière pérenne leur destin. Ce qui est juridisme et empilage de rapports sans suite au Canada doit être au Québec la création de conditions nouvelles pour des accords mutuels de pleine reconnaissance et de gouvernance autonome structurée de la nation québécoise et des premières nations.
La nation québécoise reconnaît sans réserve les droits spécifiques de sa composante historique anglophone dans les domaines de l’éducation, des communications et des institutions culturelles. Elle reconnaît également à ses individus membres le droit d’être servis en anglais dans les services publics. À la différence du sort réservé aux francophones au Canada.
La nation québécoise est également interculturelle. Elle reconnaît la richesse des apports qui lui viennent du monde entier et qui par leur intégration enrichissent sa propre culture. Elle s’oppose à la ghettoïsation promue par l’idéologie canadienne du multiculturalisme.
Quel type de gouvernance ?
Politique, au plein sens du terme.
Politique d’abord en étant intraitable quant au rang de l’intérêt général au-dessus de tous les autres. Ce qui engage à valoriser la prise du pouvoir non pas pour le pouvoir lui-même, mais comme puissant moyen émancipateur (lois, impôts, fiscalité, services, justice, sécurité, défense, relations extérieures, traités, etc.) pour répondre aux besoins concrets des individus, des communautés et de la société et non pas pour l’accumulation de valeurs abstraites à cacher dans le paradis fiscaux. Ce qui engage aussi à les inspirer et à les aider à dépasser leurs limites. La politique n’est pas « sale ». C’est l’art de donner la parole, la décision et la capacité d’action au plus grand nombre en tablant sur l’intelligence collective, la cohérence et la cohésion, tout en bridant les intérêts particuliers.
Politique aussi quant aux mandats. La gouvernance doit être décentralisée, régionalisée et localisée pour que le trajet entre l’expression des besoins et l’organisation des réponses soit le plus court possible. Transparente, participative et imputable, elle table sur la responsabilité et l’imputabilité de tous les acteurs et du milieu et rompt avec les approches d’imposition bureaucratique, technocratique et élitiste. Elle est de l’ordre de l’autonomisation (empowerment) collectif. Davantage possible dans le cadre québécois que dans l’ensemble canadien.
Politique également quant à la détermination des politiques publiques. La gouvernance politique indépendantiste doit formuler des propositions fortes de démocratisation de l’éducation, de la culture et des communications ; de salariat, de prévention, de protection et de services à domicile dans la santé et les services sociaux ; d’indépendance et d’accès à la justice ; de transition écologique dans l’agriculture, la construction, la consommation, l’énergie et le transport ; d’animation civique dans les communautés pour la participation de ces dernières à la détermination et la livraison des services publics et à l’implantation du nouveau modèle de développement économique et social.
Le combat pour l’indépendance, une opportunité géante et féconde
L’indépendance est l’objectif premier de centaines de milliers de Québécois et de Québécoises. Des changements majeurs de divers ordres le sont pour un nombre tout aussi impressionnant de militants et de militantes. Le surgissement d’un autre pays en Amérique du Nord ouvrira forcément plusieurs brèches dans lesquelles s’engouffreront ces diverses propositions. Rien ne sera mécanique et tout sera démocratique. Et l’indépendance est d’ores et déjà une opportunité géante et féconde de transition vers un modèle de développement prospère, car plus égalitaire, plus solidaire et plus respectueux de la nature. L’indépendance, c’est pour changer la vie et paver l’avenir. L’affaire de qui a un projet.
* Président de la CSN (1983-1999). Professeur invité, École de travail social, UQAM.