La politique est un sport extrême, et d’affirmer qu’elle est riche en rebondissements relève de l’euphémisme. Une campagne de peur digne de la décennie 1970 vient de se terminer, à la différence que c’est cette fois-ci le référendum et non l’indépendance en elle-même qui était la source de terribles phobies. Ainsi, en pleine consultation électorale, d’aucuns ont tremblé devant la perspective éventuelle… d’une autre consultation populaire. Pour les électeurs fédéralistes et/ou incertains, la perspective d’une marche santé d’une dizaine de minutes – le temps de voter « non » – semblait être une raison suffisante pour confier aux libéraux les clés de leur gouvernement.
Les analystes patentés s’entendent pour jeter leur dévolu sur la thèse la plus simpliste : l’article 1 serait, pour le PQ, un boulet qui l’empêcherait à jamais de gagner la faveur populaire. Il est vrai que le PQ projetait l’impression de le percevoir comme tel. Le poing levé de PKP a effectivement effrayé bon nombre d’électeurs en concrétisant la question nationale et en polarisant l’électorat autour de celle-ci au détriment du PQ. On ne transforme pas le paradigme sociétal en quelques jours de campagne.
La politique provinciale se fonde sur la partisanerie et la vente de solutions inadéquates (qu’on appelle désormais les « vraies affaires ») pour masquer le peu d’espace accordé par une condition nationale défaillante. Celle-ci ne pouvait être exempte de bouleversements devant la venue d’un indépendantiste décomplexé crédible issu du Québec inc.
La campagne a débuté sous les meilleurs augures pour le Parti québécois. Le PQ espérait sans doute pouvoir mener une campagne calme et sans éclats en maintenant un rythme stable selon la logique partisane, soit en alternant engagements, éloges du bilan gouvernemental et attaques contre un adversaire impopulaire. La recherche du consensus était ostentatoirement perceptible dès le dévoilement de la plateforme du parti, qui semblait toute formatée pour ne pas faire de vagues. L’évacuation de la création d’une citoyenneté québécoise et la promesse d’une nouvelle Charte de la langue française excluant cette fois-ci l’extension de la loi 101 au niveau collégial et aux écoles privées non subventionnées en témoignaient. Pour compléter le tableau, le PQ annonçait que la « libérale indépendante » Fatima Houda-Pépin aurait le champ libre au nom de la nécessité d’adopter un projet de loi que la députée sortante de La Pinière n’appuyait d’ailleurs pas. Aussi essentielle que soit la Charte de la laïcité, c’est l’indépendance du Québec qui est censée constituer la raison d’être du PQ. L’appui à une candidate canadianiste – aux affiches bilingues et arborant l’unifolié – établissait faussement que la question identitaire et l’enjeu national peuvent être traités de manière distincte.
Le PQ se présentait clairement devant l’électorat avec un programme de « bon gouvernement » provincial. Mais l’arrivée de Pierre Karl Péladeau a brusquement forcé le PQ à troquer le pilote automatique pour la gestion de crise. C’est là où des facteurs en apparence conjoncturels ont révélé un malaise interne structurel.
Tentant de tirer les leçons de leur échec, plusieurs péquistes estiment que la souveraineté – seul terme acceptable pour désigner le projet de pays – avait occupé une trop grande place. Alors que les partis espèrent généralement que leurs engagements soient connus et discutés, la haute direction péquiste était anxieuse à l’idée qu’on débatte de son fondement premier. Plusieurs se jettent ainsi sur la plus simple solution : affirmer clairement qu’un référendum ne fait pas partie des plans du gouvernement péquiste[1].
En supplantant l’indépendance par une position de compromission autonomiste, le PQ enfoncerait l’ultime clou à son cercueil. Les souverainistes ont beau tenter d’éclipser ce qu’ils sont, leurs adversaires seront toujours les premiers en ligne pour le leur rappeler. La stratégie prétendument rassurante a plutôt attisé la méfiance – 2014 est un exemple de plus dans ce qui constitue une très longue liste – en plus de dédramatiser durablement l’indépendance en la transformant en question de ferveur spontanée, de circonstances favorables et de calendrier alors qu’elle est affaire de rupture. Il apparait impossible de préserver le caractère essentiel et urgent d’un projet qui se substitue volontiers à la recherche de la gouvernance provinciale, un cadre étroit dont les indépendantistes devraient faire le procès plutôt que de chercher à s’y conformer.
Des résultats éloquents pour l’avenir
Au cours de cette élection, le Quebec Liberal Party est parvenu au pouvoir malgré sa volonté de signer la Constitution canadienne sans préciser sous quelles conditions ou selon quel procédé et en dépit des différentes révélations sur le passé saoudien et fiscal de son chef. La déclaration de Philippe Couillard sur la bilinguisation des travailleurs de région n’avait rien d’une bourde : elle ne faisait qu’annoncer la politique à venir. Elle constitue bien davantage un élan d’honnêteté de la part d’un chef n’ayant pas encore acquis les réflexes retors du politicien de province qui faisaient la seconde nature de son prédécesseur. Là où le raisonnement couillardiste verse dans la fraude intellectuelle, c’est lorsque celui-ci se réclame de l’ensemble de l’héritage libéral. Or, il n’y a pas un seul héritage libéral, mais bien deux, qui sont incompatibles.
Au cours de la décennie 1950, le chef libéral Georges-Émile Lapalme a préparé la Révolution tranquille en élaborant un programme d’affirmation culturelle et en faisant de son parti une formation pleinement distincte du Parti libéral du Canada, rompant avec la posture des Godbout et Taschereau qui en faisaient purement et simplement une succursale d’Ottawa. La parenthèse révolutionnaire tranquille s’est peu à peu refermée alors que les demandes du PLQ auprès d’Ottawa n’étaient nullement comblées et que celles-ci étaient revues à la baisse sans que les libéraux n’envisageant l’indépendance comme solution malgré une rhétorique officielle la présentant que une option de dernier recours. L’expulsion de l’aile nationaliste rassemblée autour de Jean Allaire et de Mario Dumont a exposé la vacuité de l’idéologie bourassiste, qui a ensuite laissé place au dépendantisme décomplexé du canadian first and foremost Daniel Johnson. Si son successeur venu d’Ottawa, plus habile que Johnson, camouflait le déclin tranquille sous des accents pseudo-nationalistes, Couillard retourne quant à lui sans gêne à l’adhésion profonde au Canada de 1982 et à ses principes refondateurs. Il ne faut guère s’y tromper : nous avons affaire ici à un véritable fanatique, déterminé à réduire le Québec à l’insignifiance et à inscrire celle-ci dans le texte du régime qui le minorise.
Contre toute attente, la Coalition avenir Québec est parvenue le 7 avril dernier à éviter une disparition annoncée. La CAQ s’en est même tirée avec un résultat honorable. Malgré un nombre de votes inférieur à son résultat d’il y a deux ans, un François Legault particulièrement combattif lors du second débat des chefs a permis une fulgurante remontée en l’espace d’une semaine, laquelle a littéralement empêché le multipartisme d’échoir. La CAQ a bien rempli la fonction que les dépendantistes lui avaient accordée au tout début : s’imposer comme formation « bleue » divisant le vote des Québécois pour permettre aux libéraux de se maintenir au pouvoir ad vitam aeternam. Ces derniers pourront toujours compter, beauté ultime du multiculturalisme constitutionnalisé, sur l’électorat anglophone et allophone pour s’assurer une base imposante.
C’est là une simple question mathématique : caquistes et libéraux pouvaient bien se disputer le terrain des « vraies affaires » et le base fédéraliste de la région de Québec, c’est véritablement pour supplanter le Parti québécois que Charles Sirois et consort ont mis sur pied l’initiative, qui a rapidement fait fuir les quelques nationalistes (Joseph Facal, Christian Dufour, Guy Laforest, etc.) qui s’y étaient aventurés.
Le multipartisme constitue une embûche majeure à la victoire (majoritaire) d’un parti nationaliste ou indépendantiste, lequel doit impérativement s’assurer de l’union du Québec français derrière lui. La CAQ est dès lors la formation qui peut, au pire, empêcher le PQ de coaliser l’électorat québécois, au mieux, le remplacer en tant que parti national. Si l’Action démocratique du Québec s’est écrasée à la suite de l’élection de 2007, principalement à cause de l’incompétence de ses élus, la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit : le PQ aurait tort de s’attendre simplement à ce que le scénario se répète uniquement parce qu’il s’est déjà produit dans le passé. La recette de Legault est une actualisation de celle de l’Union nationale jadis : nationalisme provincial et essentiellement verbal, conservatisme fiscal, demi-Charte de la laïcité.
Legault avait beau accuser son homologue libéral de « jouer au Bonhomme Sept Heures » et de « faire peur au monde » en agitant continuellement le référendum, il n’était guère différent de lui à ce chapitre.
Que l’autonomisme creux et le « Québec d’abord » constituent toujours des avenues alléchantes aujourd’hui a de quoi surprendre si tant est que le cul-de-sac que constituent ces positions soit évident pour quiconque possède un tantinet de lucidité politique. Mais l’absence de discours indépendantiste dans l’espace public favorise un déplacement de l’univers politique vers le paradigme des utopies compensatoires.
Le talon d’Achille de la CAQ se situe dans sa position mi-figue mi-raisin sur une question nationale pour l’heure discréditée, mais qui traverse toute l’histoire du Québec et qui ne saurait être évacuée d’un coup de balai.
La logique autonomiste repose sur la dédramatisation des pertes. Au départ, l’indépendance du Québec était perçue par le courant autonomiste comme une solution de dernier recours ou comme un moyen de se donner un rapport de force face à Ottawa. Mais le seuil fixé par les autonomistes a connu un abaissement constant jusqu’à disparition, sans jamais que la rupture ne fut sérieusement envisagée : du réaménagement égalitaire et biculturel du Canada de Daniel Johnson à la société distincte de Robert Bourassa, il y eut nivellement par le bas, quantitativement et qualitativement, des exigences adressées au reste du Canada sans jamais que l’indépendance, pourtant au départ présentée comme solution en cas de fin de non-recevoir. Au cours de la décennie 2000, Mario Dumont lui-même refusait de récupérer les revendications du rapport Allaire qui avaient pourtant été à l’origine de la création de l’ADQ.
Aujourd’hui, l’autonomisme n’est plus que rhétorique et ne se traduit par aucune exigence concrète, ce qui constitue sans doute la posture la plus prudente devant le caractère irréformable du Canada. L’an dernier, lorsque l’historien Frédéric Bastien révéla les conditions obscures dans lesquelles le rapatriement de 1982 s’était opéré, la réponse de Legault fut que « la Constitution n’intéresse personne », s’inscrivant totalement dans le vocable fédéralisant des dernières années. Or, Pierre Karl Péladeau a bien démontré cette semaine dans les pages du Devoir en quoi, par définition, un texte constitutionnel touche étroitement le présent et l’avenir d’une communauté.
Sur quoi repose l’autonomisme de François Legault ? Il ne le sait trop. Comment la CAQ se positionnerait-elle si Philippe Couillard tentait une réouverture des négociations afin, comme il le promettait il y a peu, que le Québec adhère au régime constitutionnel canadien pour 2017 ? Comment réagirait-elle en cas de référendum sur l’indépendance du Québec ? Une situation de polarisation autour de la question nationale exposerait la vacuité de la position nationaliste de François Legault, mais encore faut-il pour cela que le PQ l’y contraigne. Et ce n’est certainement pas en congédiant son article 1 au profit d’une position alambiquée que les péquistes parviendront à un tel changement de paradigme sociétal.
Quant à Québec solidaire, son rôle de fossoyeur du mouvement souverainiste était encore une fois perceptible aux yeux de l’observateur averti. Françoise David avait beau jeu de miser sur un indépendantisme qui semblait être, aux yeux du PQ, comme un boulet dont il fallait absolument se départir. Les salamalecs et les yeux doux que s’échangeaient continuellement David et Couillard au débat des chefs avaient une valeur symbolique non-négligeable. Elle témoignait certes d’un intérêt mutuel à ce que l’autre sorte victorieux, mais aussi d’une certaine communauté d’esprit, notamment au chapitre du multiculturalisme comme doctrine politique. Les hauts cris de Françoise David devant la venue de Pierre Karl Péladeau, qui l’ont ultimement menée à affirmer qu’il y a des limites à ce qu’une coalition peut endurer, montraient bel et bien qu’en plus d’être un parti idéologisé à l’extrême qui condamne la souveraineté à des conditions intenables pour la plupart des Québécois, les rapports incestueux de QS avec le NPD et le fond marxiste-léniniste – dont François David s’est fièrement revendiquée pendant la campagne – sont bien présents. Sa logique est inhérente à l’ultragauche, elle vise l’élimination du PQ – considéré comme un imposteur et un traitre – plutôt que celle du PLQ. C’est cette même logique qui avait mené le parti à abandonner le Bloc québécois en 2011 pour tirer profit de sa marginalisation. Car QS est indéniablement le parti qui profiterait le plus d’une redéfinition du programme politique où le débat national serait anecdotique. C’est l’illustre membre de Québec solidaire (et député du NPD) Alexandre Boulerice qui a le mieux résumé la situation : le gouvernement libéral permet de régler momentanément la question de l’unité canadienne et de favoriser le débat gauche-droite de manière « paisible et sereine ». Que le passage au débat « gauche-droite » au détriment de la grille de l’intérêt national constitue non seulement un appauvrissement, mais une capitulation à la lumière de notre condition collective n’y change rien, c’est là la logique du « seul parti souverainiste » au Québec (dixit Françoise David).
Quant au Parti québécois, il en est (une fois de plus) à l’heure des bilans. Il serait pertinent qu’il évite cette fois-ci de se lancer dans une prétendue période de remise en question qui serait suspendue dès l’instant où les sondages deviendraient alléchants. Si course à la direction il y a, espérons que les militants ne se limitent pas cette fois-ci à une faiblarde logique de marketing politique en optant pour « le chef le plus populaire ». Parlant de la tête dirigeante, les péquistes auraient tout intérêt à abandonner les analyses qui limitent les raisons de leurs déboires à la couleur de la chemise du chef. La direction d’une formation politique est fondamentale – et Pauline Marois a pris la seule décision honorable qui s’imposait –, mais il serait futile de limiter l’effondrement du PQ, qui vient de passer sous son plancher habituel de trente pour cent, aux limites inhérentes à la première ministre sortante.
Le succès de la Charte de la laïcité
Les analystes étaient unanimes il y a à peine quelques mois : le débat sur la Charte de la laïcité a permis au Parti québécois d’imposer son agenda à l’espace public et de retrouver ses lettres de noblesse dans l’opinion. Depuis l’annonce du projet, Philippe Couillard n’a cessé de trébucher sur à peu près tous les obstacles qui se dressaient sur son terrain. On affirme généralement – pour reprendre les étiquettes habituelles en vogue – que le chef libéral serait trop « intellectuel » et pas suffisamment « politicien ».
Cependant, les raisons profondes de la chute, il y a quelques mois à peine, du Parti libéral du Québec nous semblent autres : Couillard prône une adhésion inconditionnelle au régime canadien et aux dogmes de sa refondation chartiste de 1982. Il l’a répété il y a peu : sa place dans l’histoire sera celle de l’homme qui signera la Constitution canadienne et qui, ce faisant, mettra fin au débat national. Sa volonté de soumission totale à l’ordre de 1982 le positionne de facto comme un adhérent à l’idéologie du multiculturalisme d’État. La nation québécoise, jadis qualifiée à tort de « peuple fondateur » du Canada, se voit ainsi formellement confinée au simple statut de minorité folklorisée. En voulant signer l’acte de refondation d’un pays reposant sur la négation du Québec comme entité distincte, Couillard consacrerait notre insignifiance pancanadienne, et notre impuissance provinciale.
Sa mise en garde aux Québécois contre la « tentation de se distinguer » collectivement, rappelait éloquemment l’apogée de l’évolution idéologique du PLQ qui a progressivement refermé la parenthèse d’affirmation nationale qui avait été ouverte par la direction libérale dans les années précédant la Révolution tranquille précisément au nom de la différenciation sociétale canadienne-française. Couillard campe résolument le PLQ comme une succursale provinciale des libéraux fédéraux, pas tant sur le plan organisationnel qu’au niveau intellectuel, en professant la soumission totale aux principes structurants du Canada que sont l’adhésion au chartisme, au bilinguisme et au multiculturalisme.
Tout cela peut sembler relever exclusivement du domaine théorique ; le débat sur la Charte a justement exposé en quoi, concrètement, les idéaux canadiens du Parti libéral étaient incompatibles avec les aspirations fondamentales des Québécois. La Charte a su concrétiser, en l’espace d’un enjeu, la question nationale. Or, avant que le projet ne soit sur la table, Couillard bénéficiait d’une forte popularité malgré sa promesse constitutionnelle et son canadianisme décomplexé. Les indépendantistes n’osaient que timidement mettre leur option sur la table, la faire passer d’horizon à projet, et seul le PLQ semblait alors incarner une position claire en la matière. La signature de la Constitution ne pouvait représenter rien de plus que l’entérinement officiel d’une situation qui prévaut de facto depuis 1982, soit celle du consentement au Canada par les différents gouvernements du Québec qui s’accommodent de la simple gouvernance provinciale et reconnaissent dans les faits la légitimité de l’ordre de 1982. Il était ainsi pour le moins ardu de tenter de justifier la pertinence de la question nationale dans un contexte où les actions des gouvernants la dédramatisent. En rompant avec le bonne-ententisme et avec la recherche perpétuelle du consensus qui ne vient jamais et qui fait en sorte que rien ne change dans la province de Québec, la Charte a su reconnecter le PQ avec le bon sens populaire et révéler la véritable nature d’un parti qui, bien que s’appuyant cyniquement sur un « Québec profond » qu’il méprise en réalité, est incompatible avec l’intérêt national.
La Charte de la laïcité – en tant que politique – s’inscrivait dans une réalité que nous avons oubliée depuis trop longtemps, soit que la construction d’une société distincte n’est ni une chose abstraite ni une affaire d’engouement populaire que l’on peut évaluer au gré des sondages. Une telle vision relève d’ailleurs davantage d’une logique de marketing que du sens de l’État. La construction de la nation québécoise est aussi une affaire d’actes d’État. L’ensemble des maux de l’indépendantisme relève généralement de la recherche de voies compensatoires relatives à notre incapacité de penser concrètement un ensemble de politiques de rupture qui s’inscriraient dans le parachèvement de notre État-nation. La Charte n’a pas suffi à relancer d’ores et déjà le débat national, mais elle aurait dû constituer le début de quelque chose, si tant est que le Parti québécois ait été en mesure de lui accoler la bonne signification. Il ne fallait pas qu’elle se suffise à elle-même et qu’elle inaugure plutôt une nouvelle ère dans le champ de l’action politique au Québec.
La Charte avait, en cessant de donner la réplique aux fédéralistes dans les termes du débat qu’ils tentent d’imposer, montré véritablement la nature canadian first and foremos du PLQ en le forçant à sortir de l’imaginaire rhétorique et doctrinaire pour le confronter à embrasser le terrain du débat politique. La Charte démontrait éloquemment aux Québécois que la provincialisation croissante de leur État n’augurerait rien de bon pour l’avenir. Elle aurait dû indiquer aux indépendantistes tout ce qu’il y a de bénéfique à reprendre l’initiative et à tenter de créer les « conditions gagnantes » plutôt que les attendre. Mais les péquistes ont préféré en faire un jouet électoral et de s’en satisfaire plutôt qu’un tremplin vers une politique d’ensemble jetant les bases d’un État-nation libéré de la tutelle canadienne. Il s’agissait là d’une mesure n’ayant aucun rapport avec le projet d’indépendance nationale, répétaient-ils. En dépit de la promesse de Philippe Couillard, les avis juridiques sur le Charte de la laïcité seront-ils véritablement dévoilés ? Ont-ils été déchiquetés ? Le caractère constitutionnel de la Charte reste peu probable.
C’était précisément le rôle de Couillard de s’en prendre à la non-légalité du projet, mais certainement pas celui du PQ de faire des pieds et des mains pour lui donner tort là-dessus. Cela s’appelle jouer selon les termes du débat que l’adversaire nous impose, soit celui du respect du cadre imposé par le régime illégitime de 1982. Quel est le mérite, de toute manière, de travailler à dédramatiser le régime canadien en martelant faussement qu’il nous aurait autorisé à aménager un espace suffisant pour définir notre propre modèle de laïcité ?
Refusant d’appliquer la clause dérogatoire, le PQ y est allé d’une recette inefficace qui consistait à feindre la surprise devant le jugement du caractère anticonstitutionnel de la Charte, comme si les Québécois allaient croire en une prétendue foi des souverainistes envers les limites imposées par le Canada. Les Québécois ont déjà joués dans ce film-là. Les souverainistes n’ont rien à gagner en affichant une prétendue croyance dans le caractère constitutionnel de leurs politiques.
Peu importe le nombre de fois que le PQ affirmait qu’il s’agissait d’une mesure n’ayant aucun rapport avec la question nationale, les canadianistes avaient, de toute manière, déjà prévu le coup, répétant sans cesse qu’il ne s’agissait que d’une manœuvre pour mousser l’indépendance dans l’opinion publique.
Aussi bien, à l’avenir, procéder à visière levée et faire de l’élection le moment inaugural de l’établissement de notre propre cadre d’action.
Ceux qui, pour terroriser les masses, faisaient de la Charte un outil machiavélique calqué sur la « stratégie Harper » se sont royalement gourés. Dans le cas des têtes « pensantes » de Québec inclusif, cela n’est pas la première fois. Pour Stephen Harper, le succès des politiques fortes qui polarisaient l’opinion et mettaient l’opposition dans une position embarrassante était un signal pour continuer à imposer son propre programme et pour aller plus vite et plus loin dans l’établissement de son projet sociétal. Pour le PQ, le succès momentané d’un projet de loi non-adopté (qui aurait pu l’être moyennant des compromis de la CAQ tout en promettant l’adoption du projet initial dans son intégralité advenant une victoire péquiste majoritaire) a plutôt poussé le parti à s’asseoir sur ses lauriers et à entrevoir l’élection à venir comme une simple formalité vers un gouvernement majoritaire péquiste qui aurait pu se consacrer au projet mobilisateur de la gestion à la petite semaine de la province de Québec.
Comment concrétiser le projet de pays ?
La question du plafonnement de l’option indépendantiste est régulièrement soumise à débat. Des interprétations et analyses multiples se confrontent fréquemment afin de résoudre un grand mystère : pourquoi le Québec n’est-il toujours pas un pays ? Les analyses ont été nombreuses, et toutes – à gauche, à droite, chez les « identitaires » comme les chez les « citoyens du monde » – semblent trouver leur réponse dans les années suivant l’échec de 1995. Il est vrai qu’il est aisé de voir dans un laps de temps relativement rapproché les racines du présent surplace de l’indépendance, si tant est que son plafonnement se soit révélé comme étant structurel depuis une quinzaine d’années.
Mais il nous semble que la véritable réponse se trouve dans la décennie 1970 et non dans les années qui suivent le référendum de 1995, comme on a souvent tendance à le penser, bien que ce soit au cours de la dernière décennie que le mur apparaisse d’une manière aussi ostentatoire.
Elle est véritablement apparue lors de l’imposition du cadre étapiste en 1974 et ce, sur plusieurs plans. En 2014, la totale incapacité du Parti québécois à défendre ou à simplement assumer son option fondatrice était frappante. Les diverses culbutes autour de référendum « quand les gens seront prêts », « qu’on ne souhaite pas », « qui pourrait ne pas arriver avant deux mandats » (Marois) ou source de pessimisme (Lisée) ont transformé la campagne péquiste en spectacle burlesque. Le PQ fuyait le débat national, laissant entendre qu’il cherchait à procéder subrepticement plutôt qu’à visière levée. Le reste de la campagne n’a été qu’improvisation et culbutage sur à peu près tous les obstacles qui se dressaient sur la route du parti. Sembler aussi incertain de sa propre raison d’être n’a évidemment pas de quoi atténuer les insécurités populaires à l’endroit de cette dernière. Quoi qu’il en soit, le mantra du « il n’y en aura pas tant que les Québécois ne seront pas prêts », faisant écho aux « conditions gagnantes » de Lucien Bouchard et à « l’assurance morale » de Bernard Landry, a suscité la méfiance, mais n’avait pourtant rien de nouveau. Il ne s’agissait là que de la poursuite logique du principe étapiste hérité des années 1970, lequel repose sur l’idée qu’une « bonne gouvernance » de la province de Québec suscitera progressivement l’engouement pour le projet de pays.
La séparation du processus électoral de la réalisation de l’indépendance retarde – dans sa théorie même – la préparation de la reconnaissance de facto de l’État indépendant : si le référendum est le moment inaugural, alors les diverses démarches tactiques ne pourraient en principe être entreprises que non-légitimement. À l’inverse des premiers programmes du PQ, qui permettaient la défaite tactique ciblée sur quelques batailles sans que les conséquences ne soient fondamentalement dramatiques, la stratégie de l’étapisme fait plutôt reposer tous les espoirs et toutes les possibilités sur la seule consultation référendaire, dont l’issue sera fondamentalement déterminante pour l’avenir collectif. C’est là que se dresse le mur psychologique.
Plus encore, l’extrême souci de transparence démocratique mène inexorablement à un exercice de stratégie ouverte, où la mécanique est inscrite à la vue des adversaires de la souveraineté[2]. L’étapisme permet de surcroit à Ottawa de se préparer et de s’investir dans l’appareil démocratique québécois, les lois votées à l’Assemblée nationale ne s’appliquant pas à celui-ci. L’exemple du référendum de 1995 est éloquent à bien des égards, comme en ont témoigné les nombreuses révélations survenues en 2005 lors de la commission Gomery sur l’utilisation de sommes faramineuses au nom de l’unité canadienne et des octrois massifs de citoyenneté canadienne à ceux qui aspiraient à son obtention. L’étapisme transforme ainsi une question essentiellement sociale et politique en l’enfermant dans un juridisme idéaliste que les opposants au projet ne jugent généralement pas nécessaire d’accaparer. Il évacue ainsi les notions de rapport de force et de stratégie d’État au profit de l’espoir qu’Ottawa, par esprit démocratique, accepte de négocier et de reconnaitre le verdict référendaire.
On ne saurait non plus omettre de mentionner la profonde contradiction du virage. Le PQ et le souverainisme moderne, nés du constat d’un plafonnement apparent de la Révolution tranquille, reposaient sur la critique du provincialisme, c’est-à-dire sur le procès d’un cadre étroit de point de vue et pauvre d’ambition, où le Québec serait condamné à discuter constamment de la manière d’aménager son statut de minorité, et où la politicaillerie partisane empêcherait la formulation de solutions complètes aux problèmes nationaux. Puisque tant de pouvoirs essentiels échappent au gouvernement du Québec, la politique québécoise tourne autour de la vente de rêves et non de résultats, reposant sur la gestion des pertes et des conséquences. La condition nationale québécoise se résumerait à une acceptation résignée de solutions inadéquates. Ce qui ne veut évidemment pas signifier qu’il faille nier la nécessité de gérer adéquatement les pouvoirs dont le Québec bénéficie déjà en tant que province, mais qu’il est impératif d’en constater l’insuffisance.
En l’absence de formulation et de partage d’une vision commune de son intérêt national, une partisanerie de slogans accrocheurs pour masquer le manque de contrôle des moyens règle seule le jeu politique.
Or, l’étapisme condamne de fait les souverainistes à se convertir à cette matrice provinciale qu’il nous présentait auparavant comme une fatalité pour quiconque souhaitait se conformer aux limites imposées par le régime. Il mène les souverainistes à transformer les scrutins en élection pour un « bon gouvernement » à l’instar des autres formations qui, elles, assument pleinement leur consentement au Canada.
Il amène les élites souverainistes à établir une corrélation entre le taux de popularité du gouvernement, qui serait le résultat d’une gestion provinciale adéquate, et la possible progression de la cause. Or, un gouvernement souverainiste qui serait particulièrement performant ne démontrerait-il pas que le statut provincial suffit amplement pour assurer un développement adéquat de la nation québécoise en fonction de ses exigences ? Même si sa gestion avait été médiocre, la logique inhérente à la recherche du pouvoir l’amènerait à troquer la rhétorique sur le caractère ingouvernable de la province au profit d’un marketing visant à redorer le bilan gouvernemental. Dans le cas d’un bilan décevant, l’impopularité d’un gouvernement souverainiste rebuterait les Québécois, qui ne souhaiteraient vraisemblablement pas confier la création d’un nouveau pays à une équipe qui ne parvient pas à s’occuper convenablement d’une province. Il n’est pas non plus négligeable de mentionner que dans la plupart des sociétés libérales, lesquelles connaissent une fragmentation croissante et un déclin du lien collectif au nom du passage progressif de la démocratie de représentation à la démocratie de participation, la stabilité d’un taux de satisfaction élevé d’un gouvernement est pour le moins assez rare, lequel a à composer avec différents corporatismes et à satisfaire leurs intérêts communautaires. L’attitude des syndicats à la veille du référendum de 1980 était éloquente en la matière…
L’étapisme impose la critique politicienne plutôt que le procès du Canada, embrassant une vision essentiellement gestionnaire, combinée aux dangers d’une accoutumance du pouvoir et d’une intériorisation des réflexes de la gouvernance provinciale. Il pousse le souverainisme sur la pente glissante du politiquement correct qui lui-même l’entraîne sur celle de la peur du conflit ouvert. Il mène aussi au refus du conflit des légitimités en donnant son assentiment au cadre canadien, mais il est vrai que cette partie de la critique ne prendra sa pleine pertinence qu’à la suite du rapatriement de la Constitution canadienne en 1982, alors qu’il était désormais possible de faire reposer l’indépendance sur le refus de l’acceptation d’un régime juridico-légal que le Québec n’avait pas signé, contrairement au texte de 1867.
Il n’en demeure pas moins qu’en voulant dédramatiser le sens profond d’un appui au PQ, c’est l’indépendance en elle-même qui s’en trouve banalisée, représentant si peu une urgence qu’elle peut être remise à plus tard, alors que les souverainistes eux-mêmes admettent que la véritable priorité est une gestion adéquate de la province tout en démontrant par leurs actions la possibilité de cette dernière. La « souveraineté », qu’elle soit assortie d’une association ou d’un partenariat avec trait d’union, n’en devient pas pour autant rassurante pour ceux qui la craignent, mais son caractère incontournable s’en trouve évacué dans les actions concrètes malgré les discours officiels.
Conclusion
Ces réflexions visent un renouvellement en profondeur de la doctrine indépendantiste. Une grille d’analyse de l’intérêt national doit impérativement remplacer celle du calcul politicien. C’est ce cadre qui doit guider le PQ pour l’avenir, à travers chaque prise de position. De par le canadianisme décomplexé de Philippe Couillard, l’espace politique pourrait bien évoluer de manière désastreuse vers un tel schème de pensée. Ce n’est pas par une opposition relevant de la logique partisane que les libéraux, dont la mission historique de succursalisation du Québec est désormais claire, échoueront dans leurs desseins. La promesse de Philippe Couillard de signer la Constitution pour 2017 reste toujours d’actualité, et le bon docteur a bien pris soin de ne pas préciser les moyens qu’il comptait employer, ni même les conditions d’une éventuelle adhésion.
Pour que le rapport des Québécois à la question nationale évolue dans le sens que les souverainistes l’espèrent, l’indépendantisme se doit d’être résolu et affirmé. Non seulement le PQ n’a rien à y perdre dans sa situation actuelle, mais choisir un autre chemin pourrait mener à l’éclatement du parti. L’indépendance, rappelons-le, n’est pas qu’un simple statut qui peut se décider en l’espace d’une journée référendaire. Elle se construit. En cela, le principe de la gouvernance souverainiste de Pauline Marois se justifiait par des bases lucides, mais s’est soldé par une absence totale de contenu. Ce ne sera pas la première fois qu’un diagnostic adéquat, ici celui du mur psychologique du « grand soir » et de l’accent mis essentiellement sur la mécanique tacticienne, se solde par une absence de solutions adéquates pour y remédier.
Le PQ erre depuis trop longtemps les voies compensatoires de la vie partisane en s’éloignant de ses fondements premiers. Sa dégelée lui permettra peut-être de revenir à ceux-ci. Si l’élection doit être référendaire, aussi bien qu’elle le soit à l’initiative des indépendantistes et non à leur insu.
Le PQ a été fondé pour réaliser l’indépendance, pas pour administrer la province de Québec. L’article 1 du programme du Parti québécois doit être sujet à débat non pas au niveau de l’objectif, mais de son cadre de réalisation. Cela n’implique nullement que le débat doive se transformer en exercice de stratégie ouverte centré sur les questions tactiques. Bien au contraire, la transformation de l’indépendance en question de mécanique, de calendrier et d’initiative est la conséquence directe d’un référendisme cherchant uniquement à capter l’humeur populaire. Gagner l’élection n’a aucune importance sans mandat d’action. Or, le PQ sera condamné à la marginalité s’il ne parvient pas à cerner et à éliminer le vieux dispositif étapiste dont les effets délétères se font sentir d’une élection à l’autre. Ce sera là la base d’une véritable gouvernance indépendantiste.
[1] Jean-François Lisée s’est déjà empressé, avec la subtilité d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, de jeter la responsabilité de la défaite péquiste sur son concurrent probable à la direction du parti, Pierre Karl Péladeau. Les savants graphiques que Lisée utilise pour appuyer ses dires démontrent pourtant à l’observateur attentif que l’inversement de tendance avait débuté avant l’arrivée de PKP… Meilleure chance la prochaine fois !
[2]Pierre Marois, étoile montante du PQ à cette époque, commentait en 2000 le virage de 1974 de la sorte : « L’indépendance est un projet qui va déranger de gros intérêts. Tu ne te prépares pas à faire une grande révolution comme celle-là en dévoilant tous tes instruments, tes outils et une partie de ta stratégie. Or, pour moi, le référendum c’était une stratégie possible. On ne va pas foutre ça dans un programme de parti politique ».
Comme l’écrit Stéphane Kelly : « [e]n s’appliquant à donner un relief plus stratégique, plus stable, plus harmonieux au projet souverainiste, il ne compliquait pas la vie de ses adversaires fédéralistes. Au contraire. Dès 1974, Morin réussissait à encadrer le mouvement à l’intérieur de bornes prévisibles ».