La constitution pendant la réalisation de l’indépendance de l’État

Willie Gagnon est linguiste et juriste, Maxime Laporte est avocat constitutionnaliste

Les référendums, c’est bien. Ça a été mon approche politique jusqu’à maintenant. J’ai moi-même été surpris par le taux de participation de 85 % et le niveau d’implication de la population. Or, bien sûr, depuis plusieurs années, nous avons progressé graduellement vers l’indépendance. C’est-à-dire que nous avons instauré un Parlement. Nous avons exercé de plus en plus de pouvoir(s). Jusqu’à ce qu’il ne manque plus à notre indépendance que le nom. Et puis, ensuite, l’on déclarera possiblement l’indépendance. Plusieurs États ont procédé de la sorte. C’est la voie parlementaire, à travers laquelle le peuple peut très bien se faire entendre, aussi. Alors, le référendum, ça n’est jamais rien qu’un moyen parmi tant d’autres 1

— Alex Salmond

Réaliser l’indépendance est un processus

La constitution d’un État n’est pas quelque chose qui « arrive » avant ou après la réalisation de son indépendance. La constitution d’un État fait partie intégrante du processus de réalisation de l’indépendance de l’État dans les faits.

La réalisation de l’indépendance d’un État est en effet un processus. Cette réalisation n’est pas le fait d’un moment, instantané, mais bien une longue succession de faits et de gestes d’État qui s’échelonnent, de manière vraiment très générale, sur plusieurs années.

À titre d’exemple, la réalisation de l’indépendance de la monarchie du Canada s’échelonne, grosso modo, de 1867 à 1982, en passant entre autres par 1923 (Traité sur le flétan), 1931 (Statut de Westminster), 1933 (Abolition des appels au Comité judiciaire du Conseil privé en matière privée), 1949 (Abolition des appels au Comité judiciaire du Conseil privé en matière criminelle) et 1965 (Adoption du drapeau). En comparaison et selon des modalités bien différentes, toujours dans le cadre parlementaire de type britannique, la réalisation de l’indépendance de la République d’Irlande s’étend de 1916 à 1948, en passant douloureusement par 1922, pour ceux qui pensent que ce processus est aujourd’hui terminé et que la partition de l’Irlande du Nord est définitive.

Aussi, l’État du Québec a déjà une constitution2. L’État du Québec ne possède évidemment pas de texte supralégislatif formel, comme la Colombie-Britannique par exemple3. Il ne s’agit pourtant là que d’un seul élément parmi plusieurs autres. La constitution de l’État du Québec, comme celle de l’État fédéral, s’abreuve à plusieurs sources : lois, décrets, règlements, principes, jurisprudence, coutume, convention, doctrine, etc.

Dans la République, qu’elle soit celle d’un État unitaire (France) ou fédéral (É.-U.-d’A.), le siège de la souveraineté est dans le peuple. Par ailleurs, en régime parlementaire de type britannique, le siège de la souveraineté est dans le Parlement. Il en est ainsi depuis la décapitation de Charles Ier d’Angleterre, le 30 janvier 1649, qui a permis de transférer la souveraineté de sa personne au Parlement. D’ailleurs, le préambule de la Loi sur l’Assemblée nationale en fait explicitement état.

CONSIDÉRANT QU’il convient, en conséquence, d’affirmer la pérennité, la souveraineté et l’indépendance de l’Assemblée nationale et de protéger ses travaux contre toute ingérence ;

SA MAJESTÉ, de l’avis et du consentement de l’Assemblée nationale du Québec, décrète ce qui suit : (Nous soulignons.)

Du reste, il en serait quand même ainsi sans cette mention positive explicite étant donné qu’il s’agit là d’un attribut du préambule hérité de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique 4 :

Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union Fédérale pour ne former qu’une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni5 . (Nous soulignons.)

Voilà tout autant de matières constitutionnelles propres à illustrer que la constitution n’arrive pas à un moment ponctuel qu’il est possible d’isoler par rapport à un autre moment ponctuel, impossible à isoler lui non plus. Il est évidemment possible de tout jeter par-dessus bord lors d’un instant révolutionnaire X. Or, la question de savoir ce que l’on fait d’ici là demeure, voire la question de savoir ce que l’on fait si X n’arrive jamais.

Le principe de l’effectivité6

[N]otre pays s’est toujours fondé, dans ses décisions de reconnaissance d’un État, sur le principe de l’effectivité, qui implique l’existence d’un pouvoir responsable et indépendant s’exerçant sur un territoire et une population. Ce n’est pas encore le cas, mais la voie est tracée. D’ores et déjà émerge la nation palestinienne, identifiée comme telle aux yeux des autres nations du monde 7.

En droit international public, le principe de l’effectivité (factum) est le principe de base quant à l’indépendance des États. Ce principe est nécessaire, quoique non suffisant, à vérifier formellement un ensemble de critères susceptibles de qualifier les divers attributs de la souveraineté : population permanente, territoire défini, gouvernement, relations internationales, permanence des institutions, de la possession et de l’occupation, volonté et capacité à respecter le droit international, degré de « civilisation », reconnaissance des autres États, état de droit8, lois, traités, impôts, etc.

L’État, comme sujet de droit international, devrait avoir les caractéristiques suivantes : a) une population permanente ; b) un territoire défini ; c) un gouvernement ; et d) la capacité d’entrer en relation avec les autres États9.

Le principe de l’effectivité est le principe de droit international défendu par Me André Jolicœur, amicus curiæ pour le Québec, lors des audiences du Renvoi relatif à la sécession du Québec10. Celui-ci se résume grossièrement à la maxime : « Le fait précède le droit ». Autrement dit, selon ce principe, un état de fait, même illicite dans un cadre donné11, s’il procède du principe de l’effectivité, engendre un nouveau cadre de droit, son propre cadre de droit.

En pratique […] la légalité naît de la réussite et la réussite confirme le droit : « Lorsqu’un État nouveau se forme par sécession […], lorsqu’après la cessation de toute lutte [le cas échéant] la nouvelle organisation politique aura maintenu la séparation pendant un temps suffisamment prolongé, quand elle présentera une autorité stable et solidement organisée, indépendante, pleinement décidée à respecter et capable de faire observer les prescriptions du droit international, les autres États pourront et même devront reconnaître le nouvel État 12. »13

Quoi qu’il en soit, il importe relativement peu en pratique qu’un peuple possède ou non le droit indiscutable d’accéder à l’indépendance, du point de vue de certains États, s’il réussit à exercer en fait de façon efficace le droit qu’il prétend avoir. […] Les juristes n’ont aucune illusion sur ce point : ‹  In cases of secession it is less a question of right than of success or failure14 . ; [Dans les cas de sécession] le problème est rarement susceptible de solution juridique15 ; « Up to now the success or failure of an attempt at self-determination represented no special merit or lack of it but, in success, good fortune and effective strength, including external assistance, or, in failure, bad fortune and the lack of the force needed to put it across 16».17

Ce que plaidait alors l’amicus curiæ était que même si l’indépendance du Québec se faisait en rupture avec le droit interne fédéral, voire avec le droit international lui-même, elle engendrerait son propre cadre de légalité si elle s’avérait être effective, et ce, dans tous les domaines.

[…] l’État existe comme personne du droit des gens au moment même où ses éléments constitutifs sont réunis. La reconnaissance, dit-on, constate seulement l’effectivité de cette nouvelle situation afin d’en tirer les conséquences normales sur le plan des relations internationales ; […] avant 1970, l’Allemagne de l’Est, reconnue par 26 États seulement, était un État au sens du droit international même si elle n’était pas reconnue par le camp des pays occidentaux18. (Nous soulignons.)

L’effectivité vaut titre. Par exemple, un titre de souveraineté sur un territoire donné pourra être contesté avec succès par prescription acquisitive si justement la possession dudit territoire est prouvée être effective, soit procéder dans les faits du principe de l’effectivité (factum), et s’écouler durant un certain laps de temps (tempus)19. Il en va de même pour tous les aspects de l’indépendance, notamment l’exercice effectif de la souveraineté exclusive dans toutes les sphères de compétence normalement dévolues aux États indépendants.

Animus et corpus

Dans tous les domaines de compétence de l’État, l’effectivité de l’État « doit comporter les deux éléments du corpus (l’exercice des prérogatives de la puissance publique) et de l’animus (l’intention de posséder à titre de souverain)20 », selon le canon romain. Autrement dit, il s’agit de l’intention, l’idée, le cadre mental d’une part (sa déclaration, son expression, sa consignation) ; puis la réalité des faits, les gestes, les actions d’autre part (la chose en soi, physiquement, concrètement, par la présence). L’effectivité d’une situation, d’un geste d’État, se mesure donc à l’aune de ce que ce geste procède d’une volonté (animus) et de ce que par ailleurs le geste est bien posé dans le réel (corpus). L’un sans l’autre, le geste d’État n’est pas effectif, il ne procède pas du principe de l’effectivité.

La constitution d’un État touche l’animus. Sans corpus, elle est vide.

La ligne de front

Selon toute vraisemblance, l’indépendance de l’État du Québec sera contestée par l’État prédécesseur. Aussi, même si elle ne l’était pas, il serait carrément téméraire, arrogant, voire stupide, pour le Québec de ne pas se préparer à combattre cette contestation vigoureusement. L’éventail de tous les moyens dont disposera le gouvernement fédéral pour contester l’indépendance de l’État du Québec est très vaste.

Cependant, il y a trois domaines de contestation potentielle qui, à vue de nez, seront normalement ciblés de manière prioritaire par l’État prédécesseur : 1) l’intégrité territoriale quant à la possession et à la souveraineté ; 2) les relations étrangères ; 3) le rapport entre l’État et les nations qui ne lui sont pas étrangères. Il y a bien sûr une multitude d’autres domaines de contestation potentielle et cette courte liste ne saurait en rien être exhaustive. L’effectivité de l’État du Québec dans ces trois domaines précis sera cependant cruciale à établir dans les faits le nouveau cadre juridique de sa souveraineté, pour l’instaurer.

Intégrité territoriale

Les frontières du Québec posent problème de Blanc-Sablon à la rivière Eastmain. En effet, la frontière du Labrador est toujours contestée21 par Québec, puis la frontière du Nord-Ouest22 ne comprend toujours pas les îles côtières (Nunavut) et bouge selon les marées23.

La possession effective de ces zones, soit une possession procédant du principe de l’effectivité, par l’État du Québec sera nécessaire à établir sa souveraineté territoriale. Comme il a déjà été dit ici, l’effectivité de la possession se mesurera à son animus et à son corpus. Autrement dit, l’intention de posséder le territoire et les gestes d’État soutenant cette possession devront exister.

La constitution saura pourvoir à satisfaire le critère de l’animus. Seulement. Aussi, comme l’effectivité procède également du corpus, des gestes devront soutenir les intentions dont la constitution peut être l’expression, si tant est que cette intention soit véritable, au risque d’être vide de sens et de portée.

Relations étrangères

Il s’est écoulé plus de 10 ans entre l’entrée en vigueur de la constitution irlandaise (1937) et l’entrée en vigueur du Republic of Ireland Act (1948). Cette loi très courte comporte 5 articles : 1) abrogation de la loi précédente 2) proclamation de la République 3) la dévolution de tous les pouvoirs exécutifs au président, y compris, nommément, les relations étrangères 4) la date d’entrée en vigueur à la discrétion du gouvernement 5) la forme du titre court de la loi.

Le fait est que ces dispositions, eussent-elles été incorporées à la constitution de 1937, eurent été sans effet, voire casus belli. L’Irlande n’était alors pas en position d’entretenir des relations internationales effectives. Déclarer en détenir la compétence exclusive dans la constitution de 1937 n’aurait rien permis d’autre que d’en exprimer l’intention (animus) sans que celle-ci ne soit soutenue par les faits (corpus). À ce moment-là, le Royaume-Uni continuait en effet à entretenir des relations internationales au nom de l’Irlande et la Couronne était toujours à la tête de l’État irlandais. Autrement dit, ces dispositions auraient satisfait le critère de l’animus, mais pas celui du corpus ; ces dispositions n’auraient pas été effectives ( factum).

De manière inversement analogue, le Dominion du Canada signait un traité international avec les États-Unis d’Amérique en 1923. La conclusion du Traité sur le flétan n’était pas légale. Le statut de Dominion du Canada conférait en effet la charge de ses relations étrangères au Royaume-Uni. Néanmoins, le traité a été parafé (animus) et a été respecté (corpus) par les signataires, tous les deux sujets de droit international. En effet, il ne faut pas nécessairement être un État indépendant reconnu par tous les autres pour être sujet de droit international. C’est ce type de précédent qui, par sa nature effective (factum), a permis au Commonwealth de forcer le Royaume-Uni à promulguer le Statut de Westminster (1931) et à scinder la Couronne. Voilà qui illustre en quoi le respect du principe de l’effectivité, même s’il touche de petites choses qui peuvent sembler24, permet le développement constitutionnel de l’État. Il est primordial de tenir compte de cet impératif fondamental : le fait précède le droit, il l’engendre.

Relations intérieures

Il y a, sur le territoire de l’État du Québec, différents groupes humains qui relèvent de nations que ne lui sont pas étrangères. Autrement dit, ces groupes ont leur foyer national à l’intérieur des frontières de l’État du Québec et non à l’extérieur, comme les Italiens en Italie ou les Mongols en Mongolie. À ce propos et dans la perspective particulière du principe de l’ effectivité, il importe de préciser quelques notions de base.

Notions fondamentales

La sécession est un fait de la vie :

Le droit international [public] n’interdit pas la sécession : la séparation d’une nation25 ou d’un groupe ethnique n’est ni autorisée ni interdite par les règles de droit en place ; elle est tout simplement considérée comme un fait de la vie, à l’extérieur du cadre du droit, et auquel le droit peut attribuer des conséquences juridiques sur la base des circonstances en l’espèce26.

Or, en droit international public, seuls les États sont susceptibles de jouir de l’indépendance, de la souveraineté ; seuls les États peuvent être sujets de droit international (mises à part les grandes institutions internationales, qui par ailleurs ne jouissent de la souveraineté sur aucun territoire). Une « nation27 » ou un « groupe ethnique » peuvent bien faire sécession, celle-ci ne se fera jamais autrement que sur une base territoriale et la reconnaissance de l’indépendance dudit groupe, qu’elle soit politique ou juridique, ne se fera jamais sur rien d’autre que la reconnaissance de l’existence d’un État, en bonne et due forme.

[…] toute communauté humaine ne constitue pas un peuple […] Les peuples seraient ainsi les sujets qui sont titulaires du droit d’autodétermination28.

Aussi, le droit international réfère plutôt à la notion juridique de peuple en ces termes :

[…] l’approche juridique de la notion de peuple est essentiellement « territorialiste » […] Le droit international reconnaît l’existence d’un peuple à partir d’une assise territoriale donnée, et non l’inverse29.

Autrement dit, tant et aussi longtemps que les nations du Québec ne sont pas constituées en peuple, sur une assise territoriale effective, elles relèveront de l’État du Québec et celui-ci doit garantir leurs droits30, au risque de voir un autre État le faire au péril de sa propre souveraineté. Il est encore une fois ici question d’effectivité.

Le caractère performatif

D’aucuns argueront qu’il suffit d’inclure quelque chose à la Constitution écrite pour que cela devienne vrai, pour que cela existe, autrement dit, pour créer la chose. La notion juridique d’acte performatif existe bel et bien et se comprend aisément par l’énoncé de la formule performative : « Je vous déclare mari et femme », ou encore les phrases « L’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge », « L’hymne national est la “Marseillaise” » ou « La devise de la République est “Liberté, Égalité, Fraternité” de la constitution française ». Ces phrases sont toutes de nature performative, c’est-à-dire que leur proclamation dans le texte constitutionnel constitue la chose en soi : le dire, c’est le faire. Les choses ne sont évidemment pas si simples quand on y regarde d’un peu plus près.

« Je vous déclare mari et femme » a un effet juridique performatif dans un contexte donné. Si une personne dans la rue prononce cette phrase à l’attention d’un chien et d’un chat, elle n’a aucun effet. Il en va de même pour toutes les proclamations performatives. Mis à part leur énoncé, qui relève de l’animus, il y a toujours une contrepartie relative au contexte relevant du corpus. Quand la constitution irlandaise énonce que l’irlandais est la langue officielle de l’État et que le texte irlandais d’une loi a préséance sur sa version de langue anglaise, cet énoncé a des conséquences dans les faits. Encore faut-il que la machine d’État soit en place pour engendrer ces faits. Là est la question. L’animus sans corpus est sans effet. Le principe de l’effectivité ne connaît pas d’exception.

Le conflit de légitimité

Comme l’élaboration de la constitution, par le truchement de toutes ses sources, est inextricablement liée à la réalisation de l’indépendance de l’État au point de s’y confondre la plupart du temps, il importe d’en mesurer toute la portée. Ce simple constat a des conséquences très concrètes sur la manière de procéder.

La réalisation de l’indépendance de l’État du Québec suppose, comme toutes les indépendances par ailleurs, l’application systématique du principe de l’effectivité. Aussi, étant donné le caractère irréductible du principe de l’effectivité, le conflit des légitimités est inévitable. Non seulement est-il inévitable, mais il constitue à ce titre l’instrument même de la réalisation de l’indépendance. En terminant, prenons trois exemples : 1) le chef de l’État ; 2) les communications ; et 3) la frontière du Nord-Ouest.

Le chef de l’État

Depuis plusieurs années, la question de l’abolition du poste de lieutenant-gouverneur par l’État du Québec pour en remplacer la fonction par un autre acteur comme le président de l’Assemblée nationale, par exemple, refait surface de manière cyclique. Or, l’existence du lieutenant-gouverneur relève de l’État fédéral et de sa constitution. Cette constitution ne peut pas être modifiée unilatéralement par l’État du Québec. Qu’à cela ne tienne.

Le Québec a tout le loisir de faire adopter une loi de nature supralégislative ou tout simplement quasi constitutionnelle qui instituerait un chef d’État (animus), qui n’est pas le lieutenant-gouverneur, à qui l’État pourrait attribuer toutes les fonctions relevant présentement du lieutenant-gouverneur. Ensuite, l’État pourrait payer ce chef d’État et lui faire sanctionner toutes ses lois (corpus). L’État pourrait également fermer le robinet au lieutenant-gouverneur, purement et simplement.

De cette situation résulterait un conflit de légitimité entre deux États. Il suffit d’imaginer que l’un des deux sanctionne une loi que l’autre refuse de sanctionner. Un tel état de fait sera susceptible de permettre d’opérer un transfert de souveraineté en rupture avec le cadre du droit (l’on ne saurait trop insister), sur la base de la confrontation entre l’effectivité des gestes d’un État et l’effectivité des gestes de l’autre État. Que l’on comprenne bien : rompre le cadre de droit par l’ effectivité, c’est en engendrer un nouveau. Autrement dit, c’est étendre la constitution et, par voie de conséquence, la souveraineté de l’État qui gagne le conflit.

Les communications

Le CRTC accorde des licences pour l’usage des ondes et les droits de diffusion. Que le Québec n’accorde-t-il donc pas lui aussi ses propres licences ? Cette compétence résiduelle du pouvoir constitutionnel fédéral aurait très bien pu être dévolue aux États fédérés. Il n’y a pas de raison pour laquelle cela ne pourrait pas être. Terre-Neuve (R.-U.) n’hésitait pas à accorder des concessions forestières à des sociétés de Nouvelle-Écosse en plein territoire contesté par le Québec, ce qui lui permettait d’asseoir à la fois le corpus de ses intentions (animus). Mutatis mutandis.

La frontière du Nord-Ouest

Comme il en a déjà été question ci-dessus, la frontière du Nord-Ouest pose problème. Les principes qui président au règlement des conflits de souveraineté territoriale entre États, dont le principe de l’effectivité, sont nombreux en droit international, variant selon le contexte, notamment celui d’un territoire inhabité. L’installation de simples bornes territoriales sera généralement jugée relever de l’animus pour n’exprimer que l’intention. Les efforts du gouvernement Harper pour retrouver les vestiges de l’expédition Franklin au fond de l’océan Arctique en sont un autre exemple31.

Comme toujours, le principe de l’effectivité est un critère essentiel, mais non suffisant. Autrement dit, sans effectivité, point de souveraineté, mais l’effectivité ne la garantit pas nécessairement. Aussi, en matière de prescription acquisitive, s’ajoute le critère du temps. Un titre de souveraineté territoriale sera effectivement renversé s’il est contesté par un geste d’État effectif (animus + corpus) qui dure dans le temps (tempus). À quand un port en eaux profondes sur une île côtière de la Baie d’Hudson pour alimenter en matériel et en transport les installations isolées d’Hydro-Québec et la population de l’Abitibi, esclave de lignes de chemin de fer mal desservies contrôlées par le gouvernement fédéral ? Indépendamment de la valeur en soi de cette dernière proposition sur le plan économique, une chose est certaine par ailleurs : ne rien faire est absurde.

L’on ne saurait trop le répéter : le fait précède le droit.

 

 

 


 

1 Traduction libre d’une entrevue à la chaîne Sky News, le 21 septembre 2014, soit trois jours après le référendum du 18 septembre sur l’indépendance de l’Écosse.

« Referendums are great. They have been my policy. Even I have been surprised by an 85 % poll and the degree of public engagement. But of course, for many years, so it was a gradual attitude to independence. That is to say that you establish a parliament, you establish successively more powers until you have a situation where you are independent in all but name and then, presumably, you declare yourself to be independent. Many countries have proceeded through that route. That is a parliamentary route, where people can make their voice heard as well. So, a referendum is only one of a number of routes. »

2 La constitution québécoise : une perspective historique. Turp, Daniel Revue québécoise de droit constitutionnel, vol. 2, 2008

3 Constitution Act (R.S.B.C. 1996, c. 66) — Loi instituant une « constitution » de la Colombie-Britannique, sous la constitution fédérale, se limitant à décrire le fonctionnement de l’État, à l’image de la Loi sur l’Assemblée nationale du Québec.

4 Droit constitutionnel, 5e édition, Brun, Henri, Tremblay, Guy, Brouillet, Eugénie, Éditions Yvon Blais 2008.

5 Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.)

6 Le mot « effectivité » et tous ceux de la même famille sont ici en italiques. Il s’agit en effet d’un terme juridique d’usage courant emprunté, par la plupart des commentateurs, à la doctrine juridique de langue anglaise ( effectiveness, effectivity) qui sert, en français, à isoler le sens juridique du terme polysémique « efficacité » utilisé auparavant, jusque dans les années 1980, environ.

7 Dans un entretien à Libération, le président de la République salue « l’émergence de la nation palestinienne ». Mitterand, François, Le Monde, 24 novembre 1988, p. 7, col. 1 (cité dans Crawford 2006)

8 The Creation of States in International Law, Crawford, James R., Oxford University Press, 2 e édition [1979] 2006.

9 Traduction libre du texte original de langues anglaise et espagnole : « The state as a person of international law should possess the following qualifications : a) a permanent population ; b) a defined territory; c )  government ; and d) capacity to enter into relations with the other states. ») — Convention on Rights and Duties of the States, Convention de Montevideo, intégrée à la charte de l’Organisation des États américains (OEA), 26 décembre 1933

10 Renvoi relatif à la sécession du Québec, Cour suprême du Canada, 20 août 1998

11 « […] il importe peu que des violations du droit soient à l’origine de l’apparition d’un État nouvea. […] Pas plus que l’adultère dont il est le produit ne suffit pour contester à un enfant la vie. »

Droit international public, précis de la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain. Verhœven, Joe, Éditions Larcier, Bruxelles, 2000, p. 60

12 Traité de droit international public, Fauchille, P. t. I, Paris, Rousseau, 1922.

13 L’Accession à la souveraineté et le cas du Québec, Brossard, Jacques, Les Presses de l’Université de Montréal, 1976, pp. 97-98. — Projet de livre rejeté par Claude Morin et Louis Bernard au moment des premiers jets, en 1964, tel que précisé en avant-propos.

14 Conséquences juridiques de la transformation des États sur les traités, Kiatibian, S., 1892.

15 The Age of Nationalism, Kohn, H., New York, 1962.

16 The Right of Self-Determination in International Law, Kusi, J.A., mémoire de maîtrise en droit (polycopié), McGill University, Montréal,1970

17 Voir Brossard ci-dessus, p. 111

18 Droit international public, 6e édition, Arbour, J.-Maurice, Parent, Geneviève, Éditions Yvon Blais, Cowansville, imprimé aux États-Unis, 2012.

19 Principles of International Law. Kelsen, Hans, 2e édition par Robert W. Tucker. NewYok, Holt, Rinchart and Winston, 1966, p. 316 (cité dans Kohen 1997 ci-dessous, p. 25)

20 Possession contestée et souveraineté territoriale, Kohen, Marcelo G., Publications de l’Institut universitaire des Hautes études internationales de Genève, Presses universitaires de France, Paris, 1997.

21 Proclamation royale 1763 : les côtes du Labrador sont accordées à Terre-Neuve — Acte de Québec  ١٧٧٤ : les côtes du Labrador sont transférées à la Province of QuebecNewfoundland Act 1809, 49 Geo. III, c. 27 (Imperial) : retour à la situation de 1763 — Acte de l’Amérique du Nord britannique sur les droits seigneuriaux 1825, 6 Geo. IV., c. 59 (Imperial) : déplacement de la frontière de la rivière Saint-Jean à Blanc-Sablon vers l’Est et du fleuve au 52e parallèle vers le Nord — Lois de l’extension des frontières de Québec 1898, 61 Victoria, c. 3 : prolongement du territoire du Québec jusqu’aux rivières East Main et Hamilton (Churchill) vers le Nord et jusqu’à la bande d’un mile longeant la côte du Labrador vers l’Est en ignorant l’Acte de 1825 et l’Acte de 1809 — conflit jugé devant le conseil privé de Londres en 1927 au profit de Terre-Neuve (R.-U.) c. le Canada.

22 « Plan Nord et frontières – Flou intenable », Antoine Robitaille, , Le Devoir, 8 juin 2015 ; « Le Plan Nord et nos frontières incertaines », Mathieu Jacques, – Avocat et maître en droit, McGill University, Le Devoir, 29 avril 2015 ; «La frontière oubliée du Québec », Mathieu Jacques, – Étudiant à la maîtrise, Faculté de droit, McGill University, Le Devoir, 24 août 2010

23 Lois de l’extension des frontières de Québec 1912, 2, Geo. V, c. 45

24 Dans une proposition de 2010 (Des collèges du Québec, GAGNON, Willie) nous avancions l’idée de mettre sur pied, en parallèle et au-delà du réseau des délégations du Québec déjà en place à l’étranger, un réseau de Collèges du Québec, sur le modèle des collèges français.

« […] la France administre 243 collèges français (77 en gestion directe et 166 conventionnés) répartis dans près de 130 pays à travers le monde. Il lui en coûte 320 M€ (447,87 M$) par année, soit 40 % de la facture totale. Grosso modo, cela fait une moyenne de 1,84 M$ par collège, versé par l’État français. Pour le reste, ces écoles privées sont financées à 58 % par les frais de scolarité et à 2 % (en moyenne) par les pays d’accueil. La scolarité dispensée dans ces établissements va de la maternelle aux portes de l’université. »

Un semblable réseau pour le Québec sera assurément plus modeste. Il est même possible d’imaginer pouvoir carrément collaborer avec la France pour offrir des programmes conjoints. Aussi, avec ses employés, ses édifices, ses diplômés, son financement et son organisation, il sera susceptible d’asseoir l’une des bases, à la fois sur la plan de l’intention (animus) et sur celui des faits (corpus), de l’effectivité (factum) de l’État en matière de relations étrangères.

Les chiffres ont changé depuis, selon l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), opérateur du ministère des Affaires étrangères et du Développement international de la République française :

« Le réseau d’enseignement français à l’étranger rassemble 494 établissements scolaires, implantés dans 135 pays, qui scolarisent environ 330 000 élèves dont 60 % sont étrangers et 40 % sont français. Tous sont homologués par le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. 74 de ces établissements sont gérés directement par l’Agence (établissements EGD), 156 ont passé une convention avec elle (établissements conventionnés) et 264 autres sont des établissements partenaires. »

25 Le mot « nation » désigne tantôt « nation », tantôt « peuple », tantôt « État », en langue anglaise.

26 Traduction libre de « International law does not ban secessionism: the breaking away of a nation or ethnic group is neither authorized nor prohibited by legal rules; it is simply regarded as a fact of life, outside the realm of law, and to which law can attach legal consequences depending on the circumstances of the case. » (Nous soulignons.)

Self-Determination of Peoples: A Legal Reappraisal. Cassese, Antonio, Cambridge University Press, Cambridge, 1995, 375 p., p. 340

27 « La nation comme le peuple sont des communautés humaines caractérisées par la participation à un même passé et par la volonté de se construire un futur. Dans le cas de la nation, l’accent est mis sur l’origine commune. Dans le cas du peuple, il est mis sur la volonté d’un futur. La légitimation, pour la nation, est rétrospective, pour le peuple, elle est prospective. »

Pour un droit des peuples. Echeverria, José, Casses, A. et Jouve, E. (dir.), Berger-Levrault, Paris, 1978.

28 Voir Kohen ci-dessus, p. 410

29 Ibid., p. 413

30 Il est proposé depuis 2006 (Des nations autochtones 2006, Du foyer national 2006 et Du territoire 2007 , Gagnon, Willie) de fonder les rapports entre l’État du Québec et ses nations sur une base territoriale. Autrement dit, de fonder la prestation des services de l’État pour une nation à tous les habitants d’un territoire donné, peu importe la nation à laquelle ils appartiennent, sur la stricte base du territoire. Autrement dit, l’enseignement public en langue crie, à titre d’exemple, pourrait être dispensé à tout le monde, à toutes les personnes, qu’elles soient cries ou non, dans le périmètre d’un territoire donné, défini d’avance. Voilà qui ferait d’une pierre deux coups : désenclaver les rapports entre l’État et les nations qu’il abrite du cadre raciste de la Loi sur les Indiens (Fédéral) et fonder lesdits rapports sur la base du principe de l’effectivité territoriale, opposable aux titres étrangers.

31 Le PM annonce que le navire de l’expédition Franklin ayant été découvert est le NSM Erebus, communiqué du premier-ministre du Canada, Ottawa, Ontario, 1er octobre 2014

Willie Gagnon est linguiste et juriste, Maxime Laporte est avocat constitutionnaliste
Les référendums, c’est bien. Ça a été mon approche politique jusqu’à maintenant. J’ai moi-même été surpris par le taux de participation de 85 % et le niveau d’implication de la population. Or, bien sûr, depuis plusieurs années, nous avons progressé graduellement vers l’indépendance. C’est-à-dire que nous avons instauré un Parlement. Nous avons exercé de plus en plus de pouvoir(s). Jusqu’à ce qu’il ne manque plus à notre indépendance que le nom. Et puis, ensuite, l’on déclarera possiblement l’indépendance. Plusieurs États ont procédé de la sorte. C’est la voie parlementaire, à travers laquelle le peuple peut très bien se faire entendre, aussi. Alors, le référendum, ça n’est jamais rien qu’un moyen parmi tant d’autres 1
— Alex Salmond

Récemment publié