Le règne de l’opinion publique, dont on sait l’importance en démocratie, repose sur le principe que les citoyens contribuent librement à entretenir un esprit collectif. En démocratie, les organes du pouvoir, si minutieusement agencés soient-ils, dépendent de ce qu’il faut bien appeler une communauté politique.
– Fernand Dumont (Raisons communes)
L’actualité récente témoigne à elle seule du fait que le journalisme au Québec est en crise. Il y a bien sûr la crise à Radio-Canada, la situation avec les propriétés de PKP, les difficultés financières du Devoir, et bien d’autres manifestations de cette crise dans les dernières années. Certains de ces problèmes tiennent de ce qu’on appelle « l’économie politique des médias », par exemple la concentration de la presse, ou encore la dématérialisation de l’information, qui nous fait passer du papier au no man’s land virtuel de l’internet. Je voudrais plutôt me concentrer ici, sur les implications politiques qu’entraîne la situation de nos médias, en cherchant à lier deux choses apparemment étrangères l’une de l’autre : les médias et la souveraineté politique d’un peuple. Trop souvent, les critiques se bornent à analyser les rapports de propriété ou à l’aspect économique de la question médiatique. Les critiques les plus connues « à gauche » comme le modèle de propagande développé par Herman et Chomsky1, cherchent à mettre en lumière le fait que les médias sont manipulés par des intérêts économiques dominants. Je me situe plutôt dans une approche plus dialectique inspirée par les approches sociologiques de Michel Freitag et Jean Pichette2.
D’abord, affirmons d’emblée qu’on ne saurait analyser le microcosme que constitue l’espace médiatique sans le resituer à l’intérieur de ce que l’on pourrait appeler le macrocosme de la société comprise comme un Tout, ou comme on le dit en langage plus hégélien, une totalité. Ainsi, les mutations qui affectent la sphère du journalisme sont liées à, et traduisent, des mutations plus importantes qui se déroulent dans la forme ou à l’échelle de ce que Freitag appelle le « mode de reproduction de la société ». Mon hypothèse de travail dans cet article sera que la crise du journalisme traduit elle-même une crise plus générale de l’idée moderne de Res Publica, de puissance publique souveraine permettant l’autogouvernement et l’orientation des pratiques en fonction du Bien commun. Si la crise du journalisme comme institution s’avère liée au démantèlement de la souveraineté politique, il coule de source que toute réflexion sur l’avenir du journalisme et des médias au Québec doit s’articuler à l’intérieur d’un cadre théorique qui reconnaît les sociologiques d’un tel problème, et qui ne se cantonne pas au secteur médiatique, mais considère plus généralement l’état de la société québécoise comprise comme totalité. Ma démarche visera donc à retracer schématiquement l’origine du rapport entre l’espace public et le politique pour ensuite montrer comment la crise du premier peut difficilement être comprise en dehors du lien qui la rattache à la crise plus générale du politique dans nos sociétés.
Dans la modernité, les sociétés ont ouvert en leur sein un espace public et un lieu du politique où elles pouvaient se réfléchir et se regarder agir, débattre et décider pour orienter réflexivement leur devenir en exerçant la souveraineté. L’exercice d’une telle souveraineté supposait une série de médiations à l’intérieur de la société. D’abord cela suppose la reconnaissance de la société comme moment synthétique où se médiatisent la liberté, le jugement critique, mais aussi le maintien d’un certain héritage social-historique et socio-symbolique qui doit justement être ce qui est ressaisi depuis le lieu de la distance réflexive et critique3.
L’appréhension de la société comme ordre d’ensemble synthétique suppose elle-même l’existence d’un lieu du politique et d’un espace public. Cet espace s’appuie sur des institutions : bien évidemment les institutions politiques, mais aussi les institutions d’éducation, au premier chef l’université, qui est la tête de pont de toutes les institutions scolaires. Puisqu’il faut justement produire des individus cultivés capables de participer au débat public, parce que capables intellectuellement de porter un jugement synthétique. À tous les degrés (individu, institutions et société), un moment synthétique de ressaisie réflexive de la société par elle-même est appelé à s’exprimer, un moment où se mélangent liberté et objectivité héritée du commun (ce que Hegel appelait l’esprit objectif).
Or, l’existence du politique et de cet espace public de débat suppose elle-même que les individus puissent être informés de ce qui s’est produit dans leur pays (Hegel disait que le journal est la prière matinale du philosophe). C’est là que vient s’inscrire le journalisme comme médiation permettant à la fois d’informer les individus et de les faire participer au débat qui se déroule dans les pages du journal autant que sur la place publique. Le média, compris comme médiation, n’est donc historiquement pas seulement quelque chose qui sert à « communiquer » des informations, ou pire encore à vendre de la copie. Il vient re-lier les individus, leur permettant de participer à un espace public et politique qu’il contribue à ouvrir comme distance interne d’une société à elle-même, permettant ainsi sa ressaisie réflexive et critique. On peut donc dire, contrairement à ce qui pouvait nous sembler initialement délié, qu’il y a un lien intime entre l’apparition du journalisme comme institution moderne4 et l’exercice d’une souveraineté des peuples sur eux-mêmes à travers le politique.
C’est cette tension qui sera d’ailleurs au cœur du républicanisme moderne. En effet, comme l’explique le philosophe Bernard Stiegler5, le XIXe siècle avait vu apparaître des mouvements visant la constitution d’une chose publique, d’une Res Publica, d’où vient le mot République, d’une puissance publique souveraine. Cette idée était étroitement liée à l’établissement d’une instruction publique qui donnait le droit et le devoir à chaque citoyen de devenir majeur, comme le disait Kant, c’est-à-dire d’accéder à l’autonomie, ce qui devait lui permettre, avec d’autres de faire partie d’une « communauté publique et politique souveraine » gouvernée par l’usage public de la Raison (débat démocratique).
On retrouve ici l’idée moderne d’un État se gouvernant à travers le débat public politique, ce qui suppose les institutions éducatives et les médias permettant l’existence d’individus majeurs capables de participer à la souveraineté. Le républicanisme socialiste, celui par exemple d’un Jean Jaurès (qui écrivait tout cela dans le journal communiste L’Humanité), cherchera à montrer que la souveraineté ne doit pas uniquement constituer une liberté formelle sur papier, mais qu’elle doit s’étendre jusque dans la production ; sans quoi la classe travailleuse, dans le capitalisme, sera dans les faits privée de toute possibilité réelle d’exercer son autonomie individuelle et de participer à la souveraineté collective. On sait malheureusement que les ouvriers furent écrasés en 1848 et que Jaurès a été assassiné. Même chose pour le républicanisme québécois et les Patriotes qui le portaient.
Autrement dit, pour aller vite, le camp de la souveraineté populaire et socialiste a perdu, et c’est le camp du marché et du capital qui l’a emporté. Habermas l’a montré : lorsque la bourgeoisie était en posture révolutionnaire en face de la noblesse et l’Ancien Régime, les journaux jouaient une fonction politique et polémique. Par la suite, une fois la domination politique bourgeoise installée, les organes de presse deviennent de plus en plus de simples entreprises commerciales, à mesure que la bourgeoisie renonce à vouloir changer politiquement la forme de la société.
Marx nous dit dans le Manifeste du parti communiste que la bourgeoisie ressemble à un sorcier qui ne sait plus conjurer les puissances qu’elle a elle-même invoquées. Une fois déclenchée la machinerie folle du capitalisme, même la bourgeoisie se trouve de plus en plus soumise au dynamisme de ce système qui se subordonne jusqu’aux formes politiques (l’État, les institutions) elles-mêmes. Encore une fois, je vais très vite, mais cela veut dire que, comme le dit Marx, la bourgeoisie finit par abandonner la forme politique de sa domination pour conserver sa domination économique. Je dirais pour ma part qu’elle doit abandonner le politique lui-même : pour dominer économiquement, elle doit paradoxalement accepter de se subordonner de plus en plus aux injonctions d’un capital qu’elle renoncera de plus en plus à encadrer ou orienter politiquement. C’est ainsi le politique lui-même qui finira par être sacrifié sur l’autel de la gestion et de la gouvernance qui ont maintenant remplacé dans nos « dissociétés » (J. Généreux) ce qu’on appelait autrefois politique.
C’est dans ce retournement de la modernité, qui passe alors d’un projet de ressaisie de la réalité à la bête soumission adaptative au grand Sujet automate du capital, que l’on peut trouver le germe de l’entrée dans ce monde que Freitag appelle « opérationnel-décisionnel » ou société postmoderne, dans laquelle il ne s’agit plus de construire politiquement la réalité à travers le débat public, mais simplement de s’adapter sans réfléchir au système devenu automatique de l’économie et de la technique. Cette entrée dans la postmodernité signifie la suppression de toute distance à l’égard de la marche du monde, distance qui était liée à l’idée de médiation et qui constituait une condition de possibilité de la réflexion : comment puis-je me voir dans le miroir si je suis collé sur le réel, si je ne prends aucun recul ?
Cette sortie de la représentation ou désymbolisation signifie la remise en question, dit Jean Pichette, de « toutes les formes de médiation – y compris le politique – que la modernité avait jugé fondamentales pour la construction du monde ». Je le cite :
Nous vivons désormais dans un monde où tout écart est vu comme suspect et où la transparence apparaît comme la vertu cardinale favorisant un accès im-médiat, réputé « authentique », à la réalité. Le choix des mots n’est pas ici anodin : que peut en effet signifier le journalisme (ou, plus largement, les médias) dans un monde valorisant l’immédiateté – la négation des médiations ? Comment penser le travail journalistique dans un contexte social où les médiations apparaissent non pas constitutives de la réalité, mais comme des obstacles voilant cette réalité, bloquant l’accès à son « essence »6 ?
Quels genres de médias peuvent bien exister dans un monde qui renonce à se construire par des médiations ? Ces médias s’adaptent plutôt à un réel réduit à la brutalité immédiate des faits et de la positivité réifiée, à ce que Slavoj Zizek appelle le « désert du réel ». Le monde, ce ne serait plus l’inscription du sujet dans une culture, une structure symbolique et des institutions toujours par définition particulières et propres, comme le diraient Montesquieu ou Hegel, à l’esprit d’un peuple. Ce serait plutôt la liberté déliée d’une subjectivité réduite à son intérêt bien compris d’homo economicus, et le grand mouvement brownien de ces atomes qui évolueraient dans le monde sans frontière du libre-échange capitaliste globalisé (c’est ce que pensent les néolibéraux – de droite comme de « gauche »).
Dans un tel monde, les institutions de la souveraineté politique, au premier chef l’État, sont appelées à être réduites à un simple relais de la logique systémique. Selon Bernard Stiegler, notre époque en est une « liquidation de la souveraineté politique et économique » et de « renoncement à former par l’éducation [et, pourrait-on ajouter, le journalisme] une majorité qui, comme autonomie acquise dans la fréquentation des savoirs rationnels, était pour les [Lumières] la condition sine qua non d’une telle souveraineté ».
Dans le capitalisme, il y a instrumentalisation de l’État, qui est compris non plus comme puissance prétendant incarner la souveraineté d’une communauté politique (chez Hegel par exemple), mais bien de plus en plus comme comité de gestion des affaires de la bourgeoisie, puis dans la globalisation, comme relais local des nouvelles normes concurrentielles élaborées depuis le nouvel ordre transnational. L’Université subit le même détournement que l’idée d’État : nous assistons à la reconversion tendancielle de l’instruction républicaine et de l’Université classique, après le passage par l’éducation de masse fordiste, sous la forme d’une éducation à la concurrence globalisée des individus apatrides.
Quant aux médias, ils sont de plus en plus inutiles, dans leur fonction d’institution d’un espace public de débat, dès lors que la réalité n’est plus réputée se construire réflexivement, mais automatiquement, en dehors de tout débat significatif (ce qui n’exclut pas le pseudo-débat à fonction spectaculaire qui ne débouche jamais sur rien, bien au contraire !). C’est ce qui explique notamment le déclin des médias publics toujours liés à une souveraineté politique elle-même en dissolution. Ce qui permet aux médias de devenir du simple divertissement spectaculaire participant de la montée de l’insignifiance théorisée par Castoriadis, ou de la barbarie comme le dit Michel Henry. C’est ce qui leur permet de se réduire à de la simple « communication » dépolitisée dans ce que Freitag appelait la nouvelle « société de communication » ou « société informatique ».
Selon Stiegler, les États, l’éducation et également la communication médiatique et informatique sont maintenant non seulement détruits dans leur mission d’instituer réflexivement et politiquement la réalité. Ils sont remobilisés et mis au service de la destruction de la souveraineté, laquelle était fondée sur le passage de la minorité à la majorité comme l’entendait Kant. Autrement dit, l’État, l’éducation, les médias, bref, les anciennes médiations, sont transformés et passent, pour utiliser une typologie freitagienne, du statut d’institution à celui d’organisation. Les anciennes médiations sont alors mises à contribution contre la construction de la majorité (autonomie de la personne) et contre la souveraineté qu’elles étaient jadis appelée à servir. L’État capitaliste, l’éducation et les médias sont donc de moins en moins en mesure de former les citoyens nécessaires à l’exercice de la souveraineté.
Par exemple, la nouvelle société de communication postmoderne situe de moins en moins les sujets déracinés dans une mémoire (ce « se souvenir » qui est, rappelons-le, le fondement du commun pour Fernand Dumont), un passé, une communauté, un cadre symbolique, une culture ; elle leur apprend à cohabiter avec la technologie informatique, à être mobiles, à intégrer une culture où l’on vit viral et où l’on parle le globish. La communication fluide et fluctuante de la liquid society ne sert pas seulement de lien social de remplacement à des gens que ne relie plus une culture et une appartenance à la totalité d’une communauté politique concrète, elle participe directement, comme le disait Freitag, du nouveau mode de production de la réalité, qui devient elle-même produite par la fusion de systèmes économiques, techniques, gestionnaires, informatiques et communicationnels.
Quelle direction prendront la « société » et la réalité ? Ce ne sera pas décidé réflexivement par ce que l’on pourrait appeler des libertés situées dans un cadre culturel-symbolique et politico-institutionnel, mais le résultat des opérations des systèmes impersonnels et irréfléchis auxquels nous avons remis le soin de produire la réalité : ainsi la communication, ses tendances, ses modes virales et ses « flashmobs » évanescents tiendront lieu de projet politique de remplacement. Hayek, grand architecte de notre monde devenu néolibéral, pensait par exemple le marché comme un grand processeur d’information où l’individu informé en temps réel par la communication cybernétique7 serait en mesure de prendre les meilleures décisions stratégiques pour s’adapter à son « environnement ».
Marx avait remarqué que la société moderne était contradictoire, en ce qu’elle demandait à l’individu d’être à la fois le citoyen modèle de l’État (comme chez Hegel), et en même temps d’être l’Acteur économique égoïste de la société civile. Cette tension schizophrène se résorbe lorsque l’individu n’est plus appelé à se penser comme citoyen, comme liberté située, mais à se rapporter uniquement immédiatement au réseau financier, technique, communicationnel et économique. Les nouveaux citoyens de la communication sont partout chez eux dans les écrans parce qu’ils ne sont dans les faits plus nulle part et que c’est le capital qui est partout chez lui dans le nouveau monde de la technique.
Cette fuite dans les écrans n’a plus rien à voir avec le fait de s’informer pour participer politiquement à la construction d’un monde, mais tout à voir avec l’abandon cette capacité de construction du monde à un processus automatisé sur lequel nous nous déchargeons de la volonté, de la liberté, du jugement, de la pensée, de l’autonomie et de la souveraineté. De sorte que le réel lui-même devient de plus en plus le lieu d’une adaptation sans distance à un procès sans sujet ni fin que nous ne construisons plus, mais dans lequel nous nous enfermons passivement. Nous nous informons ainsi pour pouvoir suivre et nous adapter à la construction technocommunicationnelle qu’est devenu le « réel », et non plus pour être les agents réfléchis de sa co-construction politique.
Après ces considérations théoriques générales, voyons comment ces considérations sur le rôle des médias et leur rapport au mode de reproduction de la société devrait se traduire dans la perspective de construction de ce que Fernand Dumont appelait un « socialisme d’ici », appuyé sur ce que j’ai appelé, suivant le terme de Gilles Labelle, une « liberté située ». La première chose est que la situation médiatique québécoise ne peut pas être pensée ni comme un problème abstrait, ni comme un problème qui ne concernerait que le microcosme de la sphère médiatique – devenue communicationnelle. Certes, le problème peut-être rapporté idéal-typiquement au passage d’un mode de reproduction politico-institutionnel à un mode opérationnel-décisionnel ou postmoderne de société, chose qui concerne au fond toute la civilisation occidentale (et en ce sens, il s’agit comme le dit Freitag d’une crise de civilisation).
Face à cette crise, l’urgence est de penser la préservation ou la resaisie d’une liberté et d’une souveraineté situées au sein d’une société comprise comme totalité culturelle-symbolique, institutionnelle et politique. Le problème se pose aussi dans l’articulation de nos médias à d’autres médiations, par exemple éducatives et politiques, lesquelles sont elles-mêmes en crise du fait du démantèlement généralisé de la souveraineté étatique, et qu’elles sont appelées de plus en plus à produire ce que j’appelle des individus-contre-la-souveraineté ou des subjectivités anti-institutionnelles – bref, des dividus déracinés dont le désir prétend se brancher immédiatement sur l’universel d’une « humanité » abstraite réduite au réseau communicationnel et technico-économique. La crise des médias doit ainsi être comprise comme étant intimement liée à la crise de l’éducation, de la culture et du politique, bref comprise comme étant liée à la crise et à la dissolution de l’ensemble des médiations qui caractérisaient la société issue du projet moderne.
Dans « La fatigue culturelle du Canada français », Hubert Aquin, critiquant Trudeau, avait bien montré que l’individu ne peut pas se rapporter immédiatement à l’universel, comme le veut la représentation libérale de la liberté. Que cet universel soit celui du citoyen du monde, de l’humanité abstraite, du prolétariat international importe peu : le problème reste le même, à savoir qu’on ne peut immédiatement, d’un point de vue dialectique, se rapporter à l’universel, puisqu’il faut toujours la médiation du particulier pour y participer, dans ce cas-ci celle d’un groupe culturel, d’une communauté ou société donnée. Aquin s’appuie sur Hegel pour reprocher au Canada de Trudeau son absence de dialectique, son caractère profondément non dialectique. L’écrivain rappelle que l’individu ne peut se rapporter à l’universel qu’à travers la médiation du particulier, c’est-à-dire son inscription dans une « culture globale », terme qui porte à confusion puisqu’au fond il s’agit de défendre non pas le « global », mais l’enracinement de la subjectivité au sein d’une culture épanouie, et donc d’une totalité sociétale concrète, d’une communauté politique vivante.
La République inachevée8 qu’est le Québec, est, on le sait, pour l’heure embourbée sur le chemin de son devenir souverain jusqu’à devenir une passoire pour les pipelines de l’Ouest. Il n’empêche qu’il s’est construit ici un espace public aussi inachevé que la république inachevée et du socialisme d’ici, encore pour l’heure irréalisé, qu’il aurait dû servir. Il est ironique que cette construction soit notamment née sous le manteau d’une institution médiatique liée à la souveraineté fédérale canadian : Radio-Canada, qu’on démantèle aujourd’hui honteusement (et qu’il faut bien sûr chercher à sauver). Il faut bien sûr ajouter à cela d’autres médias (Le Jour, Le Devoir, la revue Liberté, Parti Pris, L’Action nationale et autres espaces) qui ont permis l’autoréflexion d’une culture, d’une nation et d’une société sur elle-même.
Actuellement, nous vivons une période d’écrasement de la souveraineté (dans les deux sens d’implosion et de laminage). Chez ses défenseurs, elle s’est récemment réduite à cette peau de chagrin la « gouvernance souverainiste ». Ceux-ci ont laissé place à des idéologues comme le président du Conseil du Trésor, Martin Coiteux, qui se lance ouvertement dans le démantèlement de la souveraineté : celui-ci entend réussir la réingénierie de l’État là où Jean Charest n’avait pas terminé le travail, et nous emmener dans l’État minceur néolibéral du XXIe siècle. Cela ne veut pas dire que l’État va disparaître : le néolibéralisme a tout de même besoin de la puissance étatique. Seulement, il repose sur un État beaucoup moins social et beaucoup plus axé sur le développement du secteur privé, la généralisation de la concurrence dans tous les secteurs de la société, ce qui veut aussi dire la mise en pièces de nombreux services publics.
Cette volonté d’en découdre est aussi présente dans le démantèlement de l’éducation mis de l’avant par les ministres qui se succèdent si vite qu’on peine à garder leur nom en mémoire, hormis peut-être celui de M. Bolduc dont le ridicule a fait une légende pour sans doute bien longtemps. Ce monsieur, qui dit ne pas voir de problème avec l’absence de livres dans les écoles, a cherché à détruire la formation générale au collégial, dont la philosophie, c’est-à-dire l’âme humaniste des cégeps, une institution clef issue de la Révolution tranquille. Cette attaque sur les médiations étatiques et éducatives se répercute également sur les médias, notamment sur Radio-Canada (attaque qui vient bien sûr du fédéral), mais aussi à travers, par exemple, la crise financière au Devoir. On pourrait allonger la liste : le point étant que les médiations institutionnelles sur lesquelles repose l’existence de la société québécoise sont en crise. Le libéralisme anglo-saxon, l’Ontario, le ROC, les USA et la globalisation tiennent lieu de nouvelle étoile polaire pour nos élites. Nos institutions sont transformées en organisations, canadianisées, américanisées, internationalisées, globalisées et plus généralement commercialisées. La politique énergétique canadienne et étasunienne a déjà décidé de notre sort ; à l’heure de la crise climatique, nous entrons dans le pétrofédéralisme. Comme le dit M. Couillard, nous avons une dette envers le Canada, qui prend si bien soin de nous à travers la péréquation…on ne saurait donc lui refuser de passer ses pipelines sur le territoire du Québec. De telles déclarations auraient été impensables il y a ne serait-ce que dix ans ; signe que le mouvement de recanadianisation est bien amorcé.
Dans la nouvelle société néolibérale, l’individu ne semble plus être là que pour défendre son intérêt, pour prospérer et s’enrichir dans un espace global désymbolisé et désinstitutionnalisé. Nous entrons dans ce que M. Freitag appelait L’abîme de la liberté : une conception de la liberté désituée, déracinée qui ne reconnaît plus quoi que ce soit qui transcenderait l’individu (et ce sens proprement néolibéral). Qu’il s’agisse de l’entrepreneur businessman qui fait du e-commerce ou le jeune rebelle qui vit davantage dans Facebook-Twitter que dans la suite du monde de Pierre Perreault, nous affrontons principalement une conception de la liberté qui se croit de plus en plus indépendante d’un monde, cependant même que ce monde est de plus en plus abandonné à des systèmes impersonnels et irréfléchis. Pour sortir d’un tel marasme, il y a plusieurs questions urgentes à penser ou repenser.
Il faut bien sûr d’abord repenser notre conception de la liberté : comment pouvons-nous en revenir, contre la politique généralisée de l’absence à soi9 et au monde qu’organise le capitalisme cybernétique, à une conception enracinée de la liberté ? À défaut de réfléchir à cette nécessaire synthèse entre liberté et commun, la société continuera de se vouer à deux conceptions également aliénées de la liberté. D’une part, la conception libérale, qui s’en tient à l’individu monadique porteur d’intérêt et refuse toute transcendance de la morale ou du bien commun sur ces monades, préférant s’en remettre au mécanisme du marché, soi-disant « axiologiquement neutre » (Michéa) ou, à « l’extrême-gauche », à la libre circulation de la « Multitude » des singularités productives (Negri). En face, une résurgence du national-populisme, où le retour du refoulé ramène sous forme aliénée les formes du commun : repli nationaliste, obsession sécuritaire, choc des civilisations, etc.
Seule une conception réfléchie de l’articulation entre la liberté et l’appartenance à une communauté politique peut faire rempart à la fois au libéralisme apatride et au communautarisme de repli. Ceci suppose la « production » d’individus majeurs et cultivés capables d’autonomie, de jugement et capables de participer à la vie d’une communauté politique, bref, des individus qui veulent vivre non pas seulement dans l’informatique ou le marché, mais quelque part, dans un pays. On retrouve ici l’idée noble du patriotisme au sens classique, c’est-à-dire de celui qui a conscience des valeurs, des mœurs et des lois de la communauté à laquelle il appartient, et qui se fait une fierté de les incarner au quotidien (ainsi du patriotisme10 chez les Grecs, ou encore chez Hegel).
Aujourd’hui, le discours qui se présente comme « critique » télescope tout dans des chaînes d’équivalence : la nation, c’est l’État-nation, donc le nationalisme, donc la haine de l’autre et la guerre, donc le Mal. Il faudrait dépoussiérer un peu tout cela et nuancer un peu la chose. Pour cela, le secours d’une pensée dialectique, qui reconnaît notamment l’importance de la culture, est essentiel. Il est incontestable que le nationalisme a souvent été utilisé pour jouer sur les émotions populaires, pour mobiliser le peuple et l’envoyer dans des guerres immondes. Mais, comme le dit Jean-Claude Michéa, le « nationalisme est à la nation ce que le psychologisme est à la psychologie ». Autrement dit, on n’est pas condamné à choisir entre le nationalisme chauvin ou le nombrilisme apatride. A-t-on par exemple songé aux conséquences qu’entraîne l’incapacité actuelle des « dissociétés » néolibérales à penser l’humanisme et le commun ? Nous devenons incapables de faire société, et le quotidien devient cette guerre (économique) de tous contre tous qu’évoquait Hobbes, où l’Autre ne peut plus être rencontré que sous la forme du « rapport de force », de la collision ou du choc. La solution n’est pas seulement la « tolérance » subjective envers autrui. Il faut penser aménager des communautés où le Bien commun est débattu, institué et fait loi. Cette discussion ne se déroulera pas immédiatement à l’échelle du monde, mais d’abord au niveau local et au niveau des communautés nationales (ce qui n’empêche absolument pas un esprit internationaliste de prévaloir). De plus, le débat ne saurait être monopolisé par une élite : il doit être organisé autour d’un usage public de la raison auquel chacun-e est convié.
L’exigence d’une démocratie de proximité plus profonde et plus élargie, par exemple celle portée par le printemps érable de 2012, trouve ici sa place. Le lien avec l’éducation également : comment espérer une telle prise en charge des communautés politiques par elles-mêmes sans rebâtir un projet d’éducation humaniste11. Mais un tel débat réflexif est impossible sans qu’existe ici, au Québec, des médias compris comme des institutions pouvant participer à la réouverture d’un espace public qui autrement se referme de plus en plus sur l’insignifiance, ne devenant plus que la chambre d’écho d’un réel devant lequel nous avons démissionné. Il faudrait donc réfléchir de manière urgente à la mise en place de médias dédiés à la culture et au débat public au Québec. Par exemple, le projet de fonder une Radio-Québec vouée à la réflexion, au débat intellectuel, à la culture et à l’information intelligente. Le sens de ces nouvelles institutions médiatiques étant lui-même inséparable d’une réflexion plus générale sur ce qu’il advient de la puissance publique et de la souveraineté du peuple du Québec.
En effet, ces médias réflexifs ne servent à rien si le lieu du politique qu’ils servent à médiatiser et représenter est lui-même refermé, désinstitutionnalisé et privé de souveraineté. Il y a donc une articulation intime entre la reconstruction des médias, de l’espace public, du politique et de la souveraineté12.
Cette souveraineté ne pourra pas exister si elle ne peut reposer sur des institutions vouées à son maintien et sa reproduction dans le temps. On assiste depuis quelque temps à un retour à ce qu’on pourrait appeler le localisme : un intérêt pour les institutions démocratiques de proximité, pour les enjeux municipaux, écologiques et agricoles qui se posent au niveau du village, de la ville, de la commune13. Mais l’approfondissement de la souveraineté populaire, les exigences de démocratie plus profonde, la quête de justice sociale seront condamnés à demeurer à l’état de protestation tant qu’elles se limiteront à quémander ces revendications auprès d’un pouvoir sur lequel la population n’a que peu ou pas de prise puisqu’il est abandonné à la classe dominante et aux intérêts économiques capitalistes. Dans leur main, la puissance publique ne sert pas la souveraineté populaire ou le Bien commun : elle sert simplement de relais à la globalisation capitaliste et à la logique dissolvante du commun qu’elle suppose. Il faut donc mettre en place un nouveau rapport à la souveraineté politique qui permette l’autodétermination du peuple et qui lui donne une prise sur le politique14 et sur l’économie15 au lieu qu’il en soit l’esclave. Le sociologue Gilles Gagné avait identifié trois critères de jugement pour guider nos jugements et actions dans le Québec futur : 1) sortir du pétrole, 2) sortir de la croissance économique à tout prix, 3) sortir du capitalisme. Il me semble qu’il s’agit là d’un bon programme de principe, étant entendu que tout cela est plus simple à dire qu’à faire. Ceci dit, il y a péril en la demeure ; c’est pourquoi la reconstruction des médiations médiatiques, éducatives et politiques de notre société est une urgence collective.
Conclusion
Mais il y a plus essentiel, et qui ramène à une question de mémoire. C’est en fait une caractéristique des hommes de ne pouvoir vivre dans l’immédiat, où les bureaucraties les cueilleraient comme des lapins. Les hommes se souviennent, et c’est pourquoi ils sont rétifs aux organisations et veillent à leurs allégeances.
– Fernand Dumont (Raisons communes).
En somme, nous pouvons dire que la crise des médias est inséparable d’une crise plus générale du politique et des médiations symboliques et institutionnelles sur lesquelles il prend appui. La liberté n’est pas un donné qui trouverait son fondement dans l’individu. Elle suppose une articulation entre l’individu, le langage, la culture, le symbolique, les institutions/médiations, le politique et la société. Elle suppose que soit aménagé au sein de cette société une place pour l’autonomie individuelle, le débat public, l’usage public de la raison, bref, la délibération, mais aussi un pouvoir ou une puissance publique capable d’assurer l’effectuation des normes et lois générées par la discussion publique ou consignées dans la tradition du droit ou dans les mœurs (Hegel). Dans un tel monde, la parole n’est pas un flatus vocis, et la raison n’est pas seulement une lubie personnelle : à travers l’usage en commun de la parole et de la raison (qui doit dès lors se vouloir non pas simple raison instrumentale, mais être au contraire le plus ouverte et sensible possible), les sujets peuvent prendre en charge le monde commun et la communauté politique dont ils héritent. L’exercice de la souveraineté suppose d’accepter cet héritage. À l’inverse, la subjectivité capitaliste-néolibérale est celle qui en vient à être privée de monde. La société opérationnelle-décisionnelle postmoderne (Freitag) est celle qui réduit la parole à un divertissement, un caquetage ou un bruit (duckspeak orwellien), cependant que la direction du monde est abandonnée aux systèmes de la communication informatisée, de la technique et de l’économie, si bien que, dans la nouvelle mégamachine, nous ne décidons plus de rien, humains-machines d’une société machine où la communication, la technique et l’économie font tout à notre place, tant et si bien que leur fonctionnement optimal comme moyens devient plus important que toute finalité véritable. Le seul sens devient ainsi le fonctionnement optimal et l’accélération du système des moyens. La crise écologique nous montre à elle seule les conséquences de l’emballement d’une telle machinerie.
À la lumière du chemin parcouru ici, on comprendra aisément que la question de la crise des médias n’est pas seulement une question économique, de ressources, ou de mode de propriété. En elle, il se pose une question encore plus cruciale : la place que nous laissons encore a la liberté, a la pensée, au symbolique et à la représentation dans ce qui meut le monde. Parlons-nous pour habiter le monde ou parlons-nous pour ne rien dire ? C’est à mon ami Jean Pichette et à la pensée de Michel Freitag que je dois de m’avoir ouvert à cette approche dialectique du rapport entre médias et médiations, approche depuis laquelle j’écris maintenant et qui m’apparaît importante pour toute réflexion visant à refonder des institutions médiatiques, un espace public et une souveraineté politique québécoise digne de ce nom en solidarité avec les autres peuples du monde à l’échelle internationale. En 1844, Marx avait montré que le sujet aliéné était celui qui était « sans objet » (F. Fischbach), c’est-à-dire qu’il était coupé non seulement de produit de son propre travail (son objectivation), mais aussi coupé de toute la culture objectivée par l’activité de l’humanité antérieure. Revendiquer la liberté en voulant entendre par là l’arrachement de la subjectivité à l’égard de toute forme instituée ou constituée ne fait que reproduire cet évidement intérieur de la subjectivité qui est la définition même de l’aliénation. Les forces propres de l’humain, dit Marx, sont toujours des forces sociales, et non des forces individuelles. C’est pourquoi la liberté ne se trouve pas dans le geste nihiliste qui consiste à refuser toute totalité sociétale, mais au contraire, dans la reconnaissance que l’enracinement, comme le disait Simone Weil, est l’un des besoins les plus profonds de l’âme humaine.
1 Ce modèle étudie la façon dont les intérêts économiques dominants sont imposés aux discours médiatique au moyens de « filtres » qui mettent en forme le contenu.
2 Voir Jean Pichette, « Penser le journalisme dans un monde en crise », À bâbord, no 18, février-mars 2007, https ://www.ababord.org/Penser-le-journalisme-dans-un. Voir aussi Éric Martin, Le journalisme et la désymbolisation du monde. Pour une critique dialectique de la crise contemporaine du journalisme, mémoire de maîtrise codirigé par Yves Couture et Jean Pichette, UQAM, 2007, http ://www.archipel.uqam.ca/810/1/M10032.pdf
3 Autrement la raison abstraite tourne à vide, à la manière d’un moteur sans huile, c’est d’ailleurs un peu ce qui arrive maintenant.
4 Attention, il est question ici de l’idéal du projet moderne, qui n’a pas été complètement réalisé en pratique : dès les premières critiques socialistes, nous voyons que certains animaux sont plus égaux que d’autres et l’on ne peut pas dire que le prolétariat n’aie jamais disposé des conditions effectives de l’exercice de cette autonomie individuelle et collective.
5 Bernard Stiegler, États de chocs. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2012.
6 Pichette, ibid.
7 C’est sans doute ce qui explique que pratiquement aucun de mes 160 étudiants ne lit le journal ou ne connaît Gaston Miron ou Richard Desjardins (j’ai vérifié), mais qu’ils sont tous branchés en permanence sur le flux réseau wifi avec leur pitonneuse, partis quelque part dans le non-lieu et la temporalité élastique de la communication.
8 Voir Gilles Labelle, « Péguy et la fausse république du Québec », Le Devoir, 19 avril 2008.
9 Je ne parle pas du soi sans contenu de l’ère du vide, du sujet sans objet victime de la privation de monde (Franck Fischbach), mais bel et bien du soi qui participe pleinement de l’ethos d’une communauté politique vivante.
10 Le patriotisme est donc irréductible au nationalisme belliqueux ou chauvin. Même des anarchistes, comme Élisée Reclus, n’hésitaient pas à s’en réclamer. Hélas, le mot fait aujourd’hui peur à bien du monde, si bien qu’une Révolte des patriotes, si elle peut être appréciée aujourd’hui comme lutte contre la domination, est presque inaudible dans ce qu’elle portait de positif comme volonté de construire un pays où le peuple se saurait être chez lui, quand elle n’est pas tout simplement oubliée. Assimiler le patriotisme à quelque chose d’automatiquement mauvais, voilà bien l’une des forces du libéralisme (et plus tard du trudeauisme). Hubert Aquin, lui, ne s’était pas laissé enquiquiner (voir La fatigue culturelle du Canada français).
11 Actuellement, dans le sillage du Rapport Demers, le gouvernement Couillard et le ministre Bolduc font tout l’inverse, se proposant d’affaiblir la formation générale pour accélérer la production de techniciens, fussent-ils peu ou pas cultivés. Cela finit par former des gens que l’on a dépossédés de la possibilité d’entrer en contact avec la culture. Voilà ce que constitue un « vol d’identité » au sens profond, et non seulement au sens du clonage d’une carte bancaire.
12 Je précise que je n’entends pas souveraineté comme domination d’un État capitaliste, d’un comité de gestion des affaires de la bourgeoisie (Marx) sur un peuple instituant dès lors privé de toute prise sur le pouvoir. C’est effectivement ce à quoi nous sommes de plus en plus confrontés, ce qui fait que la pensée d’entendement en déduit « logiquement » qu’il faut abandonner l’idée de l’État, l’idée de la souveraineté, voire parfois jusqu’à l’idée de « peuple » elle-même, toujours suspectée d’être vaguement fascisante. La pensée dite « critique » en vient bien souvent à concéder le monopole des mots souveraineté, peuple, nation, culture, État à la droite, défendant plutôt le droit des individus. Du reste, on sait que, pour la droite économique, il n’y a plus de citoyens ni de peuple : il n’y a plus que des contribuables. Je pense qu’il faut remettre les pendules à l’heure. Cela commence par un refus d’abandonner des mots parce qu’ils seraient automatiquement salis. Bien sûr, des nuances s’imposent. Justement, en faisant des nuances, on parvient à voir que jamais les mots ne sont unidimensionnels, même s’ils semblent le devenir dans un monde qui rapetisse lui aussi jusqu’à l’unidimensionnalité (Marcuse). Le mot de souveraineté peut ainsi au sens de Jean Jaurès, être lié à une idée du républicanisme, de la Res publica comme puissance publique et chose de tous. Chez Jaurès, la souveraineté est populaire, démocratique. Elle ne se limite pas à la liberté politique, mais suppose aussi la souveraineté du peuple dans le monde du travail et de l’économie. C’est pourquoi Jaurès disait que le véritable républicanisme était nécessairement socialiste. À l’inverse, on peut se demander ce que vaut une souveraineté politique dans un monde par ailleurs soumis aux injonctions du capital, souveraineté dès lors purement formelle, du type de celle dont « jouissent » nombre de pays du tiers-monde, souverains sur papier, mais esclaves dans les faits de la domination du maître argent. La véritable souveraineté est souveraineté politique et économique, elle est liberté des peuples de s’autodéterminer, de prendre soin de leur population, de leur culture, de leur société, de la nature et de leur territoire. Cela n’exclut aucunement que plusieurs nations, peuples, communautés linguistiques ou culturelles n’habitent une même communauté politique. Cela n’exclut nullement que ces communautés politiques entretiennent entre elles des rapports de solidarité et d’hospitalité, bien au contraire : c’est ce qu’il faudrait faire !
13 L’anarchiste écologiste Murray Bookchin et son municipalisme libertaire sont extrêmement intéressants sur ces questions. Or, Bookchin sait bien que la prise en charge des communes par elles-mêmes nécessite la création de ce qu’il appelle des contre-institutions, lesquelles opposent un nouveau fonctionnement à la verticalité des institutions capitalistes ou technocratiques du passé ; elles n’en sont pas moins, même si neuves, des institutions, et Bookchin sait très bien que sans un tel appareil institutionnel nouveau, aucune indignation ne pourra dépasser le stade de la manifestation, sonore, mais vite épuisée dans son expression. Ceci dit, ces institutions locales ne pourront exister sans relais au niveau des pays. Je ne crois pas que le monde puisse se limiter à être une juxtaposition de communes locales, aussi démocratiques et écologistes soient-elles. À l’inverse, une souveraineté qui se limiterait à vouloir créer un État capitaliste national (voué à soutenir le fantasme de la croissance infinie de l’argent dans une planète par ailleurs finie) ne serait guère plus démocratique que ce que nous connaissons déjà dans le statu quo. C’est pourquoi, tout comme Jean-Claude Michéa, je pense que la pensée de Proudhon peut être utile ici, plus précisément le principe de subsidiarité. Le maximum d’autonomie devrait être dévolu, lorsque possible, aux communes locales. Mais il y a des questions cruciales qui ne pourront être réglées qu’au niveau « national », qui pourrait fédérer un ensemble de communes, ou même à un niveau international dans une rencontre des différentes communautés politiques. Ces souverainetés prendraient chacune la forme d’une république sociale (socialiste, puisqu’ayant abandonné l’obsession de la croissance économique à tout prix, le productivisme écocidaire, les énergies sales et le sacrifice de soi dans le travail sans sens) et seraient organisées non plus autour d’un État capitaliste, mais autour d’institutions explicites et démocratiques du politique (Castoriadis). Autrement dit, d’un point de vue institutionnaliste, la soi-disant « Multitude » ne peut se donner à elle-même immédiatement sans institutions et ne peut se résorber en elle-même. La sortie de L’État capitaliste ne veut pas dire l’absence d’institutions politiques, et ne saurait se borner à quelque utopie discursive habermassienne fondée sur le « dialogue ». Ces mystifications individualistes occultent la nécessaire réflexion sur les formes et les normes qui permettront la constitution de sociétés postcapitalistes et servent en définitive la domination.
14 Cela ne saurait constituer simplement en une simple revalorisation de L’État national « tel qu’il est ». Cela suppose au contraire des transformations importantes de L’État québécois, à commencer par son indépendance à l’égard de l’État fédéral, mais aussi une transformation en profondeur des institutions d’héritage britannique. Une véritable démocratisation de la souveraineté ne saurait conserver tel quel l’État « bourgeois » moderne, c’est-à-dire un État bureaucratisé sur lequel les populations n’ont pas de prise. À l’inverse, un État n’est pas uniquement une collection de parties, puisqu’il incarne, comme moment de synthèse, « plus que la somme de ses parties », si je puis dire. Quoi qu’il en soit, le nouvel « État » d’un Québec indépendant, écologiste et socialement juste ne saurait être un État bourgeois, ni une simple addition de communes. C’est cette forme d’État appropriée pour ce que Fernand Dumont appelait le « socialisme d’ici » qu’il reste à inventer. Certains diront qu’il ne s’agira, au fond, plus du Tout d’un « État », mais d’une fédération d’inspiration anarchiste ou encore d’autre chose de complètement neuf. Je ne saurais pas en désaccord avec une telle position. Tout dépend, en fait, de l’usage que l’on fait du mot « État ». Si l’État est défini comme la forme sociale empirique que l’on a connu dans la modernité capitaliste, il faut alors reconnaître que celle-ci doit être dépassée (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a produit que du Mal non-plus). Par contre, pour ma part, comme je m’inscris dans la tradition hégéliano-marxiste, je me refuse à réduire L’Idée de l’État à sa forme empirique. Pour Hegel, un État rationnel est une forme social qui permet à la fois la pérennité du Tout, mais aussi le règne d’une liberté individuelle et collective respectueuse de l’éthicité concrète propre à une communauté vivante. Il serait pour le moins difficile de défendre que l’État capitaliste est parvenu à un tel degré de rationnalité (ce que montre du reste bien Marx). Est-ce qu’il faudra encore appeler État la forme d’institution politique postcapitaliste ? Cela devient un débat sémantique si l’on comprend la « substance » de la Chose.
15 Dans un premier temps, cela peut prendre la forme de « réformes radicales » d’inspiration social-démocrate dans le but de réhumaniser d’urgence la situation. Mais, au fond de lui-même, comme l’a bien montré Marx, « l’argent n’a pas de maître », et le Sujet automate qu’est le capitalisme ne tolère d’autre souverain que lui-même. C’est pourquoi toute reconstruction de la capacité d’action publique sur l’économie ne pourra en rester au simplement encadrement social-démocrate du capitalisme mais devra remplacer celui-ci par un autre système économique, par exemple par ce que Michaël Lowy ou Joel Kovel appellent « écosocialisme ». Du reste, le capitalisme est par nature hostile à toute norme voulant freiner son expansion infinie. De plus, les conditions qui ont permis la constitution du « bloc historique » social-démocratique ne sont plus réunies. J’ajoute que la social-démocratie (qui est au fond non plus entendue, comme c’était le cas à l’origine, comme cheminement progressif vers le socialisme, mais comme simplement encadrement social d’un capitalisme dès lors accepté comme éternel), bien qu’elle ait permis des progrès au plan social, était malgré tout un système productiviste et écocidaire fondé sur la croissance infinie de l’argent. À l’inverse, dès lors que l’on sort de la logique « croissanciste », on ne peut plus rester dans le capitalisme.