La poésie aux portes du sentiment national

Sur le chemin du citoyen errant, l’existence saillante d’un sentiment national se révèle à lui la plupart du temps des suites de la collision inévitable entre l’observation du monde présent et l’apprentissage de l’histoire de la communauté politique dont il fait partie.

Au fil des générations, on compte par millions ceux et celles qui sont devenus sensibles à la précarité québécoise après avoir pris conscience du traumatisme de la Conquête. Dans un ordre d’idées semblable, les circonstances entourant l’échec du référendum de 1995 font désormais partie des événements historiques les plus révélateurs du sentiment national chez les jeunes Québécois, y compris ceux qui naviguaient encore à l’époque au milieu des paisibles jardins de l’enfance.

Nous pourrions faire défiler les exemples sans jamais nous essouffler. Toujours est-il que la rencontre entre l’apprentissage de l’histoire et la découverte du sentiment national chez le citoyen composent une conjoncture largement documentée.

En revanche, moins nombreuses sont les genèses du sentiment national qui proposent la mémoire et son territoire poétique comme celui de sa révélation.

Tentons de remédier à la situation en répertoriant cinq des nombreux sentiers que la poésie a su tracer vers ce qui est convenu d’appeler le lieu de ce qui nous dépasse.

La figure de l’homme charcuté

En avril 1970, Gaston Miron offre aux Québécois le recueil L’homme rapaillé. Celui-ci demeure encore à ce jour l’œuvre québécoise la plus lue dans toute la francophonie. Depuis sa parution, de nombreux commentateurs ont salué le génie avec lequel l’auteur a su manier une langue infirme et l’intrigante façon avec laquelle Miron a pu à la fois jeter des mots contre le mur tout en les prenant dans ses bras. L’homme rapaillé, écrit le poète, est un « raqué de l’histoire1 », est venu au monde et mourra dans un « pays de jointures et de fractures2. » Si les mots de Miron sont à la fois lisibles, sonores de même qu’ils s’accompagnent d’un paysage navrant, qui a au moins le mérite d’être enfin dépeint, ils prennent part à une initiative poétique beaucoup plus vaste, celle-ci ayant recouru à plusieurs autres voix.

Dans les années 1940, Alain Grandbois fait paraître trois recueils (Les Îles de la nuit, Le Centre cosmique et Rivages de l’homme). Cet homme a énormément voyagé, mais cela ne l’empêche pas de reconnaître la douleur que le peuple québécois ressent à juste titre : « Les lents martyrisés de cette dure époque me comprendront peut-être3 », écrit-il.

Dans la poésie québécoise, la figure de l’homme écartelé, brisé, déchiqueté et charcuté est récurrente. Elle présente chaque fois la certitude que le Québécois n’est toujours pas entier. Il déambule à moitié, galère à une jambe, se fait devancer chez lui. Il manque quelque chose à cette « race de petits hommes sandwichs4 » que le continent nord-américain dévore, ajoute Michèle Lalonde le soir de la Nuit de la poésie du 27 mars 1970. Dans Résurrection, qui paraît quatre ans plus tard, le dramaturge Marcel Dubé poursuit dans la même veine en soumettant la figure de « l’homme arraché5 » à l’imaginaire. Arraché à qui ? Ou à quoi au juste ? Au lieu de sa naissance et peut-être à celui de son destin. À sa mémoire surtout.

Ces mots, qui se sont choisis eux-mêmes, ont de quoi suspendre la promenade tranquille du citoyen errant.

La stupidité de notre situation

Dans son célèbre essai politique Pourquoi je suis séparatiste ? qui paraît en 1961, Marcel Chaput s’en prend de façon répétitive à ce qu’il appelle « la stupidité de notre situation6. »

Comme nous l’avons proposé précédemment, la poésie permet la découverte de nombreux sentiers vers la révélation du sentiment national, de constater d’abord l’ampleur des dégâts sur le corps charcuté du Québécois.

La poésie impose également au lecteur un ensemble de diagnostics sévères. Elle incite l’observateur à se faire en quelque sorte violence, le temps au moins qu’il saisisse d’où il vient et où il pourrait être possible de se rendre.

Parmi ceux qui ont sans doute le mieux écrit « la stupidité de notre situation » s’illustre Yves Préfontaine, qui nous a quitté en 2019. Dans Pays sans paroles, qui paraît en 1967, il se confesse de la sorte : « J’habite un peuple qui ne s’habite plus7. » Si l’on se rappelle que Préfontaine a consacré un espace important à l’intérieur de son travail poétique à l’écrasante fatalité de l’hiver et au caractère immobilisant de la glace sur le destin québécois, il est à peu près impossible de ne pas voir dans cette ensorcelante formule les échos d’un sentiment national. À la dérive, le poète est perdu chez lui, ne retrouve plus son chemin « au cœur même de ces novembres qui nous viennent en été8 », rajoute Préfontaine dans Débâcle trois ans plus tard.

Paul Chamberland, l’un des plus colorés participants à la Nuit de la poésie, développe également un discours semblable à la fin des années 1960. Sans doute pour faire écho à l’élan provoqué par l’arrivée du Parti québécois sur la scène provinciale, l’auteur de L’afficheur hurle justifie sa prise de parole et quelques-uns de ses farfelus accoutrements parce qu’il ne veut pas « vivre à moitié dans ce demi-pays9. »

Durant cette période – et les choses n’ont au fond pas vraiment changé – les poètes prennent pleinement conscience du pouvoir dont bénéficient les Québécois sur leur propre destin. Ce qui rend encore à ce jour notre situation aussi stupide, c’est le fait que nous disposons de l’ensemble des moyens pour y remédier.

Dans Testament, qui paraît en 1974, le dramaturge Marcel Dubé présente le Québécois comme « l’enfant de l’impossible route transcanadienne10 ». Pierre Perrault renchérit près de dix ans plus tard en appelant à ce que nous fassions « quelque chose de ce qu’on a fait de nous11 ».

Cela peut assurément commencer dès aujourd’hui.

Le pays dans les yeux de l’être aimé

L’arrivée de la maison d’édition L’Hexagone sur la scène littéraire québécoise au début des années 1950 provoque un véritable émoi à l’intérieur du milieu poétique québécois. Souhaitant en finir avec une poésie un trop en quête d’une bénédiction de la France, les ténors, dont fait partie Gaston Miron, proposent que l’on brasse les cartes et que l’on nomme le pays tout autrement. Intervient alors au milieu de cette effervescence la figure de la femme-pays.

Lorsque Gaston Miron écrit que « tu sauras en chemin tout ce que je te donne12 », il s’adresse hors de tout doute à quelqu’un. Est-ce une femme au bout de sa plume ? Le citoyen errant, celui qui ignore toujours l’existence du lieu de ce qui nous dépasse, s’arrêtera peut-être à la figure de la femme. Après tout, s’il existe bien une chose que nous ayons tous en commun dans ce monde, c’est cette façon de consentir à notre effondrement heureux devant l’être aimé. S’il poursuit la lecture de L’homme rapaillé, le citoyen errant réalisera un jour ou l’autre qu’il existe un autre royaume qui sache mériter autant de peine que l’être aimé. Avant de le voir apparaître au loin, il lui faudra traverser de dures épreuves, savoir vaincre la peur, et faire preuve de courage. Un jour alors, comme l’annonce Miron, il regardera devant lui et s’écrira : « ouvre-moi tes bras que j’entre au port13 ».

C’est le même souffle qui incite Gilbert Langevin, dans Le vent bleu publié en 1989 à écrire sur le ton de la confession : « Mon pays c’est ton visage14. » Quelques années auparavant, Marie Uguay, la précoce, déposait sur papier quelques mots qui lui assureraient, malgré sa mort à 26 ans, une place parmi les plus grandes : « Des contes naissent de son absence15 ».

Des contes, des rêves et un espoir avoisinant la conviction.

Des vers écrits à l’encre de la mémoire

Les poètes et les historiens sont rarement sujets à la comparaison. Dans le cadre de leurs travaux respectifs, ils doivent entretenir un rapport différent avec leur instinct et il est prudent de soutenir qu’ils ne privilégient pas les mêmes méthodes. En revanche, en interrogeant l’ensemble des participants à la vie intellectuelle, nous trouverons très peu de répondants, hormis les poètes et les historiens, qui disposent une place aussi importante au temps passé. Au final, tandis que les historiens écrivent l’histoire, les poètes, eux, entretiennent notre mémoire.

Jacques Brault, dans l’un de ses plus illustres textes intitulé – à juste titre – « Mémoire », écrit en 1965 : « Me voici fils honteux du père humilié. Me voici acquitté de mémoire, noueux dans mes racines, fragile dans mes feuilles16 ». Ce vers comporte encore à ce jour plus de 260 ans de mémoire. S’il fallait nous compromettre à l’exercice de son interprétation, nous serions alors menés à plonger dans ce qui serait convenu d’appeler l’histoire. Le citoyen errant ne peut pas rester insensible longtemps devant de tels cris du cœur, ceux du « fils honteux » et du « père humilié. » Encore faut-il qu’il réalise qu’il est lui aussi « acquitté de mémoire ».

Le rapport à la mémoire dans la poésie québécoise est une correspondance pesante. Lorsque Gaston Miron écrit que « nous avons laissé humilier l’intelligence des pères17 », il nous invite à constater que nous avons négligé notre destin. Nous sommes des vaincus, cela n’a jamais fait aucun doute, mais en réalité, nous avons participé à ce qui s’apparente à une mise en scène de notre propre perte. Paul Chamberland profite du même souffle, même s’il le dit autrement, lorsqu’il scande devant la scène de la Nuit de la poésie que « nous avons des siècles d’impatience derrière nous18 ». Les poètes et les historiens ne s’endorment peut-être pas à la même heure, mais ils s’accordent pour le dire : notre défaite ne se résume pas à la victoire des autres. Nous choisissons depuis déjà trop longtemps de ne pas participer à la normalité.

Qui de la mémoire ou de l’histoire engendre sa sœur ? Cela pourrait être discuté ailleurs. Toutefois, ce que l’on peut déjà avancer, c’est qu’elles sont au cœur l’une de l’autre. La mémoire, que Miron compare à de vieux meubles qui commencent à lui ressembler à l’intérieur d’une très vieille maison, indique où l’on se trouve dans le monde.

En rencontrant la poésie, le citoyen errant réalise – s’il ne l’a jamais encore fait – que le sentiment national se confond avec le passé, le présent et l’avenir. La mémoire parsemée de nos humiliations rencontre le présent qui se résume à la stupidité de notre situation. Viendra un jour l’avenir. Le citoyen errant n’aura qu’à le dégager.

L’avenir dégagé

Fernand Dumont est l’un des intellectuels qui s’est le plus attardé à la question de la mémoire. Dans Raisons communes, il incite les Québécois à orienter la mémoire vers l’avenir en la dépouillant de ce qu’il appelle « la nostalgie du poêle à bois ou de la chaise berçante19 ». En « démêlant la nostalgie de la mémoire20 », nous sommes invités à revisiter notre passé, à reprendre ce jeu – pourtant très sérieux – qui consiste à fonder un sentiment national qui ne soit pas seulement l’écho de quelques événements heureux et de leurs bruyantes et retentissantes ruptures.

La mémoire ne peut-être tragique, elle doit nous donner le courage de nous retourner face à l’avenir.

Dans L’homme rapaillé, Gaston Miron se pose sensiblement la même question : « Qui donc démêlera la mort de l’avenir21 ? »

Cette qualité de la poésie québécoise se présente sans doute comme étant l’attrait le plus séduisant sur la longue route du citoyen errant. S’il n’a pas déjà été troublé par la figure de l’homme charcuté, frappé par la stupidité de notre situation, bercé par l’amour que certains avant lui ont porté au pays comme on s’effondre heureux devant l’être aimé. S’il n’a pas lu non plus dans la poésie de nos éclaireurs toute l’humiliation de l’intelligence de nos pères, l’avenir s’imposera sur son chemin comme les hivers retombent à nos pieds.

Anne Hébert a écrit un jour que « dans un pays tranquille, nous avons reçu la passion du monde22. »

Ce monde, les Québécois le refusent depuis bien trop longtemps. Ils vivent « en dehors23 » de lui, écrit Miron.

Fort heureusement, le temps viendra.

L’impatience parsème la vie des hommes, mais il y a des jours qui ne savent qu’arriver.

 

 


1 MIRON, Gaston, « Séquence » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 74.

2 MIRON, Gaston, « Fragment de la vallée » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 161.

3 GRANDBOIS, Alain, « La route secrète » dans Rivages de l’homme, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1963, p. 109.

4 Michèle Lalonde le soir de la Nuit de la poésie.

5 DUBÉ, Marcel, « Résurrection » dans Poèmes de sable, Ottawa, poésie Léméac, 1974, p. 181.

6 CHAPUT, Marcel, « Pourquoi je suis séparatiste » dans Les grands textes indépendantistes 1774-1992, Montréal, Éditions TYPO, 2004, p. 430.

7 PRÉFONTAINE, Yves, « Peuple inhabité » dans Pays sans parole, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1967, p. 41.

8 PRÉFONTAINE, Yves, « Ville en un pays sans visage » dans Débâcle, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1970, p. 18.

9 CHAMBERLAND, Paul, « L’afficheur hurle » dans La poésie québécoise – Des origines à nos jours, Montréal, Éditions TYPO, 2007, p. 413.

10 DUBÉ, Marcel, « Testament » dans Poèmes de sable, Ottawa, poésie Léméac, 1974, p. 148.

11 PERRAULT, Pierre, Caméramages, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1983, p. 64.

12 MIRON, Gaston, « Pour retrouver le monde et l’amour » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 35.

13 MIRON, Gaston, « La marche à l’amour » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 57.

14 LANGEVIN, Gilbert, « Le vent bleu » dans PoéVie, Montréal, Éditions TYPO, 1997, p. 168.

15 UGUAY, Marie, « Poèmes en prose » dans Poèmes, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2005, p. 171.

16 BRAULT, Jacques, « Mémoire » dans Poèmes, Montréal, Éditions du Noroît, 2000, p. 92.

17 MIRON, Gaston, « L’Octobre » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 99.

18 Paul Chamberland le soir de la Nuit de la poésie.

19 DUMONT, Fernand, Raisons communes, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1997, p. 108.

20 Ibid, p. 31.

21 MIRON, Gaston, « Le camarade » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 108.

22 HÉBERT, Anne, Mystère de la parole, Paris, Les Éditions du Seuil, 1960, 109 p.

23 MIRON, Gaston, « Pour mon rapatriement » dans L’homme rapaillé, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1995, p. 83.

* Auteur.

Sur le chemin du citoyen errant, l’existence saillante d’un sentiment national se révèle à lui la plupart du temps des suites de la collision inévitable entre l’observation du monde présent et l’apprentissage de l’histoire de la communauté politique dont il fait partie.

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