Les nationalistes québécois ont pratiqué une forme d’isolationnisme politique sous prétexte que leur situation était exceptionnelle et que celle des autres peuples qui désiraient leur indépendance n’était pas comparable. Par exemple, René Lévesque refusait d’utiliser le concept d’oppression coloniale et d’assimiler la cause du Québec à celle des pays africains. Ce n’est que récemment que nous nous sommes préoccupés des autres mouvements de libération nationale avec les référendums en Catalogne et en Écosse. Les indépendantistes québécois ont tout particulièrement négligé de s’intéresser aux revendications indépendantistes qui se sont développées en France comme dans le cas de la Corse, sans doute pour ne pas embarrasser un éventuel allié qui pourrait reconnaître le Québec indépendant.
Cette abstention intellectuelle s’explique aussi par le fait que jusqu’à très récemment, les indépendantistes corses préconisaient la violence politique, stratégie d’action rejetée par les indépendantistes québécois depuis les années soixante-dix. Optimistes, ces derniers pensaient que, par le vote, un peuple pouvait prendre son destin en main et changer la nature d’un régime politique. Ils vécurent de douloureux échecs qui poussèrent de nombreux nationalistes vers l’abandon du combat et l’acceptation de leur statut de peuple minoritaire. Candidement, ils avaient oublié ou n’ont pas voulu voir que le processus électoral n’avait jamais réussi à changer un régime politique. Les systèmes politiques démocratiques avaient les moyens de se défendre et de maintenir le régime et la communauté politique.
Ils ne voulaient pas accepter la réalité : depuis la Seconde Guerre mondiale, l’avènement des nouveaux pays indépendants résultait de la lutte armée ou de ses effets délétères sur les puissances coloniales qui furent obligées de faire des concessions politiques et d’accepter l’indépendance de leurs anciennes colonies. Dans ce contexte, c’est la théorie marxiste qui s’avérait la plus juste : la violence accouchait de l’histoire. Pour les marxistes, la démocratie était un leurre qui ne permettait pas de changer les rapports de domination parce que les États disposaient non seulement d’appareils répressifs comme l’armée, la police et la justice pour maintenir l’ordre établi, mais ils se servaient aussi des appareils idéologiques comme la religion, l’école, les médias et la démocratie de représentation pour inculquer le consentement à la subordination et à l’intégration des agents de changements au régime politique. La démocratie permettait au mieux d’assurer la stabilité des sociétés en intégrant les forces de contestation. Certes des réformes étaient possibles, mais celles-ci étaient partielles et servaient la reproduction des rapports d’inégalité. Le cas du Chili confirmait empiriquement si on peut dire cette logique. La gauche avait réussi à prendre le pouvoir démocratiquement, mais le gouvernement Allende fut renversé par l’armée en 1973 avec le soutien d’une puissance étrangère.
Pendant un certain temps, dans les pays qu’on pourrait qualifier de démocraties avancées, les peuples qui avaient été dominés par la force des armes voulurent imiter les nouvelles nations du tiers-monde en utilisant la violence pour faire connaître leurs aspirations à la liberté. Au Québec, en Irlande du Nord, en Corse, en Bretagne, au Pays basque, ces mouvements qui s’inspiraient du processus de décolonisation et qui préconisaient l’action violente pour faire connaître leurs revendications furent réprimés par la violence étatique et partout, avec certains décalages dans le temps, ce fut la voie de l’action démocratique qui s’imposa. Plus tard, d’autres peuples exprimèrent leur désir de liberté et empruntèrent directement la voie démocratique comme le firent les Catalans et les Écossais. Aujourd’hui, force est de reconnaître qu’aucun de ces peuples n’a réussi par l’action démocratique à devenir indépendant, ni même à modifier substantiellement le rapport de force avec leur puissance tutélaire. Ils vivent entre l’espoir et la déception. Les États démocratiques ont résisté efficacement aux tentatives de libération nationale des peuples qu’ils ont subjugués et annexés. Les tentatives de sécession ont échoué. Les États constitués ont réussi à réguler les demandes de changements institutionnels et constitutionnels. Nous examinerons dans cet article les moyens utilisés par l’État français pour enrayer et diluer les revendications du peuple corse et le maintenir dans la République française.
Le peuple corse pionnier de l’indépendance nationale
L’idée d’indépendance nationale est surtout associée historiquement à la fin du XVIIIe siècle à l’avènement de la révolution américaine en 1783 et de la Révolution française en 1789 qui ont institué le principe de la souveraineté du peuple. Mais on oublie qu’il y a eu d’autres manifestations plus précoces de cette idée avec la proclamation de l’indépendance de la Corse, le 18 novembre 1755. Les Corses, sous la direction de Pasquale Paoli, se sont libérés de la domination génoise. Ils se dotèrent d’un État indépendant et adoptèrent la première constitution démocratique de l’ère moderne. Celle-ci établissait la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif et fondait l’autorité du gouvernement sur le principe électif en accordant le droit de vote aux chefs de famille et aux femmes qui étaient elles-mêmes chefs de famille. Mais ce nouvel État ne put résister aux armées d’invasion françaises. À la bataille de Ponte Novu, les 40 000 hommes de Marbeau écrasèrent les milices paoliennes. Rattachée à la France par le traité de Versailles de 1768, la Corse a pendant plus de deux siècles été administrée comme une partie intégrante du territoire français. Suite à la révolution de 1789, Napoléon renforça la dépendance de son ile natale et fit massacrer des milliers de ses compatriotes entre 1796 et 1811. Il achèvera le travail des armes par la conquête des esprits, se conciliant les Corses en jouant sur la corde de leur origine ethnique. L’expérience corse montrait que l’acquisition de la liberté n’était pas seulement fonction de la volonté et de la détermination du peuple. Elle dépendait aussi de circonstances géographiques, économiques et politiques qui n’étaient pas réunies pour assurer la libération de la Corse.
La résurgence du mouvement national corse
La résurgence du nationalisme corse s’inscrivit dans le mouvement de la décolonisation à la fin des années soixante. La guerre d’Algérie servit de déclencheur non seulement parce qu’elle montrait que la République française n’était pas invincible, mais aussi parce qu’elle jeta sur l’Ile de beauté entre 1962 et 1966, 17 000 pieds-noirs qui venaient concurrencer les autochtones pour des emplois déjà rares. La dépendance de la Corse révélait ses effets délétères et montrait que les intérêts de la Corse ne coïncidaient pas nécessairement avec ceux de la France surtout pour les agriculteurs et les petits entrepreneurs. Il faut savoir que la Corse est une région sous-développée et qu’en 2020, le produit intérieur brut (PIB) de la Corse qui s’élevait à 8,8 milliards d’euros était inférieur de 12 % à la moyenne des régions de la France métropolitaine. Il est semblable aux PIB de la Guadeloupe et de la Martinique. Il dépend à 40 % de l’industrie touristique. La population de l’Ile est aussi moins scolarisée que la moyenne nationale. Un sentiment de dépossession et d’acculturation s’est développé dans un contexte de croissance relative liée à la prospérité des trente glorieuses. Le sous-développement économique chronique de la Corse s’est transformé en problème de survie culturelle.
En Corse, le réveil d’une nouvelle conscience nationale, endormie depuis la fin du XVIIIe siècle, se manifesta d’abord à travers des revendications environnementales qui rendaient encore plus tangible l’absence de contrôle des Corses sur leur territoire. La colère des insulaires s’exprima fortement en 1973 par des manifestations monstres réunissant toutes les factions de l’ile contre le déversement de déchets toxiques dans les eaux de la Corse, c’est ce qu’on a appelé l’affaire Montedison. La pollution rappelait aux Corses que les dangers qui menaçaient leur survie provenaient de l’extérieur et que leur dépendance les exposait au sous-développement et à la disparition de leur culture et de leur langue. La lutte pour la libération nationale débuta en août 1975 avec la bataille d’Aléria. L’assaut de l’armée française forte d’un millier de gendarmes appuyés par des blindés contre une cinquantaine de paysans retranchés dans une cave viticole fit deux morts du côté des forces de l’ordre. La répression qui suivit engendra un cycle d’attentats et d’affrontements qui dura un demi-siècle. Ces événements furent le terreau dans lequel germa le Front de libération nationale de la Corse (FLNC), créé en 1976. S’en suivirent dans les décennies suivantes des milliers d’attentats (plus de 5000) qui ont fait 70 morts, dont celui du préfet Claude Erignac en 1998. Ces attentats visaient des lieux symboliques (hôtels des impôts, palais de justice, gendarmerie) ou des villas appartenant à des propriétaires originaires du continent. Ils firent en premier lieu des victimes surtout chez les forces de l’ordre (gendarmes et CRS). Dans un second temps, on compta aussi des victimes des victimes dans les rangs indépendantistes, divisés en plusieurs factions. On a recensé environ une trentaine de morts parmi les rangs nationalistes. L’instauration d’un impôt révolutionnaire et l’acquisition d’armes donnèrent aussi lieu à des dérives mafieuses qui brouillèrent les cartes et nuisirent à la crédibilité et à la légitimité du mouvement national.
La lutte armée et l’affirmation culturelle ont réussi toutefois à créer des conditions favorables à l’intégration des forces nationalistes dans le jeu institutionnel en forçant l’État français à mettre en place un cadre juridique reconnaissant l’unité territoriale de la Corse (loi Joxe). Cette réforme institutionnelle s’inscrivait dans la politique de décentralisation que les socialistes voulaient appliquer sur tout le territoire français. L’État français, d’entrée de jeu, imposait une logique unitaire fondée sur la constitution de la République une et indivisible. Ainsi, l’article 1 du statut de 1991 prévoyait la reconnaissance de l’existence culturelle du peuple corse, il stipulait que « la République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques ». Mais par la suite, le Conseil constitutionnel a invalidé la référence au « peuple corse » rejetant ainsi la reconnaissance du peuple corse dans la constitution française. Le Conseil constitutionnel précisait aussi que ce statut devait s’exercer dans le cadre des lois de la République française et respecter les prérogatives de l’État ce qui restreignait fortement les marges de manœuvre des autorités corses. Mais en dépit de ces restrictions, cette évolution constitutionnelle a favorisé la solidification du sentiment d’appartenance régionale et nationale des Corses tout en entretenant divisions et conflits au sein de la société corse.
La révision constitutionnelle de l’article 72 en 2003 reconnut l’existence des collectivités territoriales qui s’administrent librement par des conseils élus. Elle accordait ainsi une autonomie juridique et patrimoniale à ces collectivités, mais celles-ci ne disposaient que de compétences administratives restreintes définies par la loi. Comme d’autres territoires d’outre-mer : soit la Guyenne, Mayotte et la Martinique, la Corse a obtenu ce statut de collectivité à statut particulier.
La loi du 7 août 2015 a créé une nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), qui instituait une instance politique où les Corses pouvaient élire des représentants. La loi a remplacé les deux départements par deux instances politiques : une assemblée territoriale composée de 63 membres élus et un comité exécutif composé de 11 membres élus par l’Assemblée et responsable devant elle. Cette architecture institutionnelle particularise la Corse comparativement aux autres catégories de collectivités territoriales qui quadrillent la France, à l’exception de la Martinique qui possède un statut semblable. Mais cette instance territoriale est pour ainsi dire désarmée, car ses compétences administratives sont très limitées et s’exercent principalement en matière d’éducation, de langue, de culture, d’environnement et de tourisme. De plus, ces institutions ne disposent d’aucun pouvoir fiscal propre. Toutes les décisions sont encadrées par les lois de la République française.
Ces nouvelles institutions ont incité le FLNC (Front de libération nationale corse) à abandonner provisoirement la clandestinité et la lutte armée, le 25 juin 2014. Le mouvement nationaliste corse put commencer sa longue marche vers la conquête des institutions politiques. Les partis corses purent se regrouper et rassembler un électorat nationaliste dont le soutien leur ouvrit les portes du pouvoir insulaire à partir de 2015. Ces forces nationalistes se divisent en deux tendances principales : les autonomistes et les indépendantistes, chaque courant comprenant plusieurs factions. Côté indépendantiste, on retrouve deux partis : Corsica libera qui est dirigé par Jean-Guy Talamoni et un autre parti indépendantiste Core in Fronte « Le Cœur en avant », plus à gauche, qui est dirigé par Paul Félix Benedetti. L’autre composante du mouvement qui est plus modérée se définit comme autonomiste, Femi a Corsica est dirigée par Gilles Siméoni. Il regroupe sous son aile d’autres formations politiques comme Inseme per a Corsica (Ensemble pour la Corse) et le Parti de la nation corse PNC qui milite pour l’autonomie de l’Ile et non son indépendance. Ce dernier parti est dirigé par Jean-Cristophe Angelini.
Cette alliance entre les autonomistes et les indépendantistes repose sur un programme commun de revendications essentielles : l’obtention de la coofficialité du corse et du français sur le territoire de la Corse permettant l’utilisation de la langue corse dans tous les domaines de la vie publique, économique et sociale (éducation, services publics, médias), la définition d’un statut de résident qui réserverait l’achat de biens immobiliers aux personnes résidant depuis plus de cinq ans sur le territoire, l’attribution d’une fiscalité particulière adaptée aux spécificités de l’ile, l’obtention d’un nouveau statut pour la Corse et la reconnaissance du peuple corse dans la constitution française et enfin l’amnistie pour les prisonniers politiques et les personnes recherchées. L’adoption de telles mesures représenterait un changement radical dans les rapports qu’entretiennent depuis deux siècles la Corse et la France et instituerait une forme de souveraineté-association qui serait toutefois incompatible avec la constitution française. Jusqu’à présent l’État français s’est montré inflexible quant à ces revendications et a refusé une mesure aussi symbolique que de rapatrier les prisonniers politiques sur l’ile.
Depuis les élections territoriales de 2015, les institutions corses sont dominées par des partis nationalistes. Aux dernières élections territoriales de 2021, cette coalition a obtenu 41 sièges à l’assemblée territoriale contre 22 pour l’opposition formée de partis métropolitains. La coalition gouvernementale se compose de Femu a corsica 18 sièges, Corsica libera 13 et Partitu di a Nazione Corsa 10. Cette coalition a totalisé au deuxième tour, 68 % des votes. Fait remarquable résultant de la nouvelle cohésion des nationalistes corses, les partis représentant la France sur le territoire corse comme les Républicains, le PCF, le RN et les macronistes ont été laminés par les partis nationalistes non seulement aux élections régionales, mais aussi aux élections législatives où les nationalistes emportèrent trois des quatre circonscriptions aux élections de juin 2022.
La politique du bâton et de la carotte
Par une politique répressive constante et ciblée, l’État français a réussi à endiguer la montée de l’indépendantisme en Corse. Mais par un jeu de bascule, les actions terroristes n’ont pas été vaines, elles ont aussi forcé l’État français à introduire dans son système institutionnel des innovations qui visaient à intégrer les nationalistes dans le cadre institutionnel de la République. Ces réformes administratives ont donné l’accès au pouvoir aux autonomistes dont l’objectif est d’élargir l’autonomie politique en obtenant pour l’Assemblée territoriale de la Corse la capacité de voter ses propres lois et de ne pas être soumise au carcan de la législation française qu’elle peut seulement adapter dans le cadre constitutionnel actuel. Pour l’instant ce que semblent viser les dirigeants autonomistes, c’est d’aligner le statut de la Corse sur celui dont jouissent les iles européennes de la Méditerranée dont sa voisine immédiate, distante de 12 kilomètres, la Sardaigne qui sert de modèle de référence.
Ainsi, depuis 1997, le Conseil régional de la Sardaigne a le pouvoir de lever un impôt régional sur le revenu des personnes physiques et un impôt régional sur le secteur privé. Il a le pouvoir de légiférer de manière exclusive dans certains domaines comme l’administration locale, la construction, les forêts et l’agriculture, etc. Dans d’autres domaines comme la santé ou l’assistance publique, il s’agit de compétences partagées avec l’État italien ce qui donne lieu comme ailleurs à des conflits d’interprétation. Ces compétences ont été étendues en 2001 par la réforme du titre V de la constitution italienne aux domaines de la recherche et de la formation. Cette réforme des relations entre l’État italien et ses régions a introduit une forme de fédéralisme avec la confusion des pouvoirs que ce système implique et les contradictions qui en découlent.
Au nom de l’égalité des citoyens, la France rejette catégoriquement toute réforme de sa constitution qui diluerait les compétences de l’État. Elle refuse de reconnaître l’existence du peuple corse dans la constitution tout en laissant miroiter une éventuelle reconnaissance de la spécificité corse sans en préciser les modalités. Elle rejette aussi le principe de coofficialité des langues parce qu’il ne peut y avoir qu’une seule langue officielle dans la République. Une et indivisible, elle ne peut céder une partie de sa souveraineté nationale à une autre nation. Elle n’est prête qu’à faire des concessions administratives et non pas constitutionnelles qui seules pourraient inscrire dans la durée l’autonomie de la Corse. Elle combine cette intransigeance avec des aménagements ponctuels qui visent à satisfaire les revendications culturelles des nationalistes espérant ainsi qu’ils abandonnent leurs revendications politiques. Pour amadouer les Corses, on a proposé par exemple récemment de faire de la langue corse une spécialité dans le programme du baccalauréat, mais on refuse l’enseignement immersif dans les écoles publiques. Les dirigeants français comptent sur ces concessions mineures et sur l’usure du temps pour provoquer des te,nsions entre les autonomistes et les indépendantistes, conflits exacerbés par leur impuissance mutuelle à changer le rapport de force.