Michel Ducharme
Le concept de liberté au Canada à l’époque des révolutions atlantiques (1776-1838), Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 350 pages
Dans cet ouvrage, version remaniée de sa thèse de doctorat, Michel Ducharme analyse les différentes conceptions de la liberté dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord de l’indépendance américaine jusqu’aux rébellions de 1837-1838.
Pour l’auteur, il importe de distinguer les deux principales conceptions de la liberté issues des Lumières qui sont deux façons différentes de concevoir l’État, l’ordre social et l’individu : la liberté moderne et la liberté républicaine. La première, émergée au début du Siècle des Lumières, repose sur le respect de certains droits individuels (habeas corpus, liberté de conscience, liberté de presse, etc.), sur le droit à la propriété, le droit à l’accumulation de richesse, de même que le droit à la sécurité des personnes et des biens. À cette liberté moderne s’oppose la liberté républicaine, émergée dans la deuxième partie du Siècle des Lumières, qui a justifié les nombreuses révolutions du monde atlantique et qui repose sur la liberté politique des citoyens de participer à la vie politique, sur l’égalité entre les citoyens et sur l’esprit de communauté.
Outre ces distinctions un peu floues entre les deux concepts de liberté – la liberté républicaine n’ayant jamais remis en cause le droit à la propriété ou le droit de la sécurité des personnes –, la différence significative entre les deux concepts repose sur l’attribution de la souveraineté. Alors que la liberté moderne attribue la souveraineté au Parlement, composé d’un gouvernement mixte où les trois principes – monarchique, aristocratique et démocratique – sont représentés et s’équilibrent, la liberté républicaine fait reposer la souveraineté sur le peuple, qui élit ses représentants censés le représenter au sein du pouvoir législatif.
Cette distinction entre les deux conceptions de la liberté est cruciale pour Ducharme, car elle permet de réfuter l’idée reçue voulant que « les colons britanniques (au sein de la province de Québec) aient, en refusant la révolution [américaine en 1776], nécessairement refusé la liberté et les idées des Lumières » (p. 7). Cette idée reçue dans l’historiographie plaçait la colonie britannique en marge du monde atlantique et des débats sur la liberté du fait que l’analyse ne tenait compte que de la liberté républicaine. Les Canadiens, selon certains, auraient même été contre-révolutionnaires. Ainsi, Ducharme réfute ces idées reçues par la distinction qu’il fait des deux concepts de liberté, en démontrant que la loyauté canadienne à l’Empire, en 1776, n’empêchait pas les Canadiens d’adhérer et de soutenir une conception de la liberté, la liberté moderne, tout droit issue des Lumières elle aussi.
De même et surtout, cette distinction entre les deux concepts de la liberté permet de revisiter la crise des années 1830 dans les deux Canadas en mettant de l’avant son aspect idéologique, alors que les deux visions de la liberté s’affrontent pour mener aux rébellions de 1837-1838. Finalement, l’ouvrage de Ducharme vise à démontrer les fondements de l’État libéral canadien en mettant en lumière les principes qui en sont à la base.
L’étude de Ducharme se veut donc de l’histoire intellectuelle qui vise à démontrer l’importance de l’idée de liberté au sein du processus ayant mené aux rébellions de 1837-1838 et dans la formation de l’État canadien durant la période étudiée. Pour ce faire, Ducharme préconise d’étudier le Bas et le Haut-Canada conjointement, afin de réconcilier les deux historiographies – canadienne et québécoise – et parce que les deux expériences vécues au sein des deux colonies se parlent et sont liées, selon lui, du fait qu’elles sont soumises à la même constitution à partir de 1791. De plus, par cette étude, Ducharme explique qu’il désire répondre à l’appel de Jocelyn Létourneau, qui préconisait de réviser le cadre national de l’historiographie québécoise pour la réintégrer au sein du giron canadien (p. 9).
Pour mener à bien son étude, Ducharme utilise diverses sources telles que des documents officiels (pétitions, résolutions, lois adoptées, etc.), des débats parlementaires britanniques ou coloniaux, de même que des sources extra-parlementaires (tracts, brochures, livres).
L’ouvrage se divise en six chapitres, au sein desquels Ducharme retrace l’évolution de l’idée de liberté au sein des colonies britanniques canadiennes de 1776 à 1838. Il démontre comment d’une adhésion – ou du moins d’une acceptation – quasi complète aux principes de la liberté moderne dans le dernier quart du XVIIIe siècle, des mouvements de réforme vont se former dans les colonies britanniques, mouvements qui, devant le refus des autorités britanniques d’acquiescer aux demandes, vont se transformer progressivement en mouvements révolutionnaires revendiquant des réformes majeures selon les principes de la liberté républicaine. De ces mouvements révolutionnaires vont émerger les rébellions de 1837-1838, où l’armée britannique va écraser les opposants et marquer la victoire du concept de liberté moderne sur celui de liberté républicaine au Canada.
L’explication de Ducharme des rébellions de 1837-1838 aux Haut et Bas-Canada, par l’opposition des deux concepts de liberté, est pertinente et il apparaît impossible d’omettre cet aspect idéologique dans toute explication des rébellions. Sa démonstration du passage d’un discours acceptant les principes de la liberté moderne à un discours prônant la liberté républicaine, par suite des refus constants des autorités britanniques de consentir aux réformes exigées, est convaincante et crédible. Particulièrement lorsqu’il affirme que le passage de la liberté moderne à la liberté républicaine, par le passage de la souveraineté du Parlement au peuple, « permet de contester efficacement l’ordre établi en faisant appel au peuple comme source de toute autorité légitime » (p. 94). Ducharme démontre que les conceptions idéologiques de la liberté défendues par les divers protagonistes – patriotes/radicaux vs constitutionnalistes – sont l’expression de leurs intérêts matériels, car les deux mouvements rebelles s’accommodaient de la liberté moderne de 1791 jusqu’à la fin des années 1820, soit jusqu’à ce que cette conception de la liberté ne soit plus adéquate pour défendre leurs intérêts.
De même, il est indéniable que ces rébellions à teneur républicaine s’inscrivent au sein du mouvement atlantique qui eut lieu à la même époque en France, aux Etats-Unis et en Amérique latine. Toutefois, l’ouvrage de Louis-George Harvey, Le Printemps de l’Amérique française, avait déjà exploré cet aspect, pour ce qui est du Bas-Canada.
Bien que Ducharme ait réussi à démontrer que l’opposition des deux concepts de liberté puisse expliquer, en partie, les rébellions, il semble que sa volonté de rapprocher les histoires bas et haut-canadienne et de répondre à l’appel de Jocelyn Létourneau lui fasse oublier d’autres facteurs qui peuvent expliquer ces mêmes rébellions, notamment le fait qu’elles aient été plus importantes dans une colonie que dans l’autre. Bien qu’il reconnaisse qu’« au Haut-Canada, le mouvement radical est beaucoup moins influent et beaucoup moins organisé qu’au Bas-Canada. Il s’agit d’une différence majeure entre les mouvements des deux provinces » (p. 121), Ducharme ne semble pas voir que l’aspect national peut se trouver derrière cette différence majeure entre les mouvements républicains des deux provinces. En effet, Ducharme écarte le caractère national ou ethnique de la rébellion au Bas-Canada, ce qui pourrait pourtant expliquer le fait que la liberté républicaine ait connu plus de succès dans cette colonie et que la rébellion ait été beaucoup plus forte dans cette colonie que dans l’autre. Ainsi, au regard de l’histoire politique des années 1830 au Bas-Canada, la capacité explicative des concepts de liberté mis de l’avant par Ducharme est limitée du fait que celui-ci écarte la dimension nationale ou ethnique des conflits.
C’est au chapitre 4 de son ouvrage que Ducharme écarte l’aspect ethnique (p. 123-124) et l’aspect nationaliste (p. 156) pour expliquer le mouvement patriote, aspects qui permettraient de le différencier de son pendant radical au Haut-Canada. Tout d’abord, pour Ducharme, le fait que le mouvement républicain bas-canadien était composé à majorité de « Canadiens français » (sic) ne permet pas de conclure à une différence ethnique entre les expériences du Haut et du Bas-Canada. L’argument invoqué par Ducharme pour écarter l’aspect ethnique est que le mouvement patriote se voulait un mouvement inclusif et que des anglophones comme Daniel Tracey, Edmund O’Callaghan et les frères Nelson ont fait partie de ce mouvement. De plus, il avance que « le discours patriote n’est pas […] nationaliste. Il est simplement républicain » (p. 156). Bien qu’il soit vrai que le mouvement patriote ait été inclusif et que les revendications des 92 résolutions aient majoritairement porté sur la réforme des institutions politiques selon un cadre républicain, son argument ne suffit pas à écarter le caractère national ou ethnique des revendications patriotes du Bas-Canada.
Tout d’abord, deux des quatre anglophones cités par Ducharme – Tracey et O’Callaghan – sont Irlandais, peuple également opprimé par les Britanniques et dont les membres ont de bons motifs nationaux de se ranger derrière un peuple luttant contre un ennemi commun. Quant aux frères Nelson, ils sont assez bien intégrés à la population canadienne pour pouvoir se sentir Canadiens avant d’être Britanniques. Wolfred Nelson vivait d’ailleurs à St-Denis et avait épousé une Canadienne[1]. De même, le fait que le mouvement patriote ait été inclusif n’exclut en rien le fait qu’il puisse avoir revêtu une dimension nationale ou ethnique.
En ce qui a trait aux 92 résolutions, plusieurs revendications ont un caractère ethnique, alors que la résolution 52 se veut « une affirmation non équivoque du fait français au Bas-Canada[2] » et que plusieurs résolutions portent sur « l’inégale répartition des emplois publics[3] » entre Canadiens et Britanniques, à la faveur de ces derniers qui sont minoritaires. Ainsi, bien qu’elles ne soient pas majoritaires, les résolutions à caractère ethnique sont bien présentes et témoignent d’une préoccupation des Patriotes quant à ce caractère ethnique français.
D’ailleurs, Ducharme reconnaît, un peu plus loin, que « le fait que les constitutionnels anglophones de la colonie articulent un principe d’exclusion contre les Canadiens encourage aussi cette division ethnique » (p. 158). Reconnaître ce « principe d’exclusion » pour motif ethnique sans ensuite établir de liens entre cette exclusion et le caractère national ou ethnique particulier du mouvement républicain bas-canadien nous apparaît suspect quant à la volonté de l’auteur de ne pas vouloir reconnaître la dimension nationale, ou ethnique, de la rébellion au Bas-Canada. Serait-ce parce que reconnaître cette particularité nationale bas-canadienne empêcherait de répondre adéquatement à l’appel de Jocelyn Létourneau de réintégrer l’histoire québécoise dans l’histoire canadienne ? Parfois, à trop vouloir comparer sous le seul motif de mettre en lumière les ressemblances pour banaliser les spécificités, on en vient à occulter ou oublier certaines différences ou particularités fondamentales.
Quoi qu’il en soit, il nous apparaît évident que la teneur particulière des rébellions bas-canadiennes tient en grande partie au motif d’exclusion nationale dont sont l’objet les Canadiens et à son corollaire, la prise de conscience nationale de ces mêmes Canadiens.
De même, Ducharme se méprend lorsqu’il distingue républicanisme et nationalisme en se basant uniquement sur le critère du nationalisme culturel défendu par Maurizio Viroli (p. 156). Ce faisant, Ducharme omet d’inclure l’autre grande tendance du nationalisme qu’est le nationalisme politique ou civique, celui-ci étant très compatible avec le républicanisme, les Français et les Américains n’ayant d’ailleurs pas eu de misère à amalgamer les deux. Il apparaît évident que si on se borne uniquement à la conception culturelle de la nation, comme le fait Ducharme en citant Viroli, ce nationalisme n’est pas compatible avec le discours véhiculé par les Patriotes, qui se voulait sans contredit inclusif. Par contre, si on inclut l’autre variante du nationalisme, le nationalisme politique, on s’aperçoit que celui-ci peut s’apparenter, à plusieurs égards, au discours patriote. Ce nationalisme politique « exprime la fierté et la solidarité de peuples appelés soudain à se gouverner eux-mêmes, en même temps que leur adhésion aux principes et valeurs philosophiques qui justifient leur liberté nouvelle[4] ». Ainsi, ce type de nationalisme est tout à fait compatible avec le républicanisme et le discours des Patriotes bas-canadiens et il n’est donc plus exclu que le mouvement patriote ait revêtu un caractère nationaliste en même temps que républicain.
En outre, il n’y a aucun doute que la dimension nationale (ou ethnique c’est selon) a contribué à la rébellion bas-canadienne et au fait que celle-ci ait été beaucoup plus forte que celle au Haut-Canada. La prise de conscience nationale des Canadiens, par le jeu des luttes parlementaires contre le pouvoir britannique, est un aspect que semble avoir omis Ducharme et qui peut contribuer à expliquer la rébellion à teneur républicaine bas-canadienne, et le fait que la rébellion ait été beaucoup plus forte, mobilisatrice, organisée et significative dans cette colonie que dans sa consoeur à majorité britannique. Il ne faut pas oublier également que la majorité canadienne du Bas-Canada est colonisée et subordonnée à un peuple conquérant qui gouverne, fait les lois et domine la colonie. Ce motif à lui seul peut expliquer l’adhésion d’un bon nombre de Canadiens à l’idée subversive – d’un point de vue britannique – que représentait la liberté républicaine, ainsi qu’au mouvement patriote qui en était le véhicule.
De même, le fait que la conception républicaine de la liberté ait fait davantage consensus chez les élites canadiennes que chez les élites britanniques s’explique lorsqu’on tient compte du fait que les élites britanniques sont bien souvent des élites marchandes et que les élites canadiennes sont davantage des propriétaires fonciers, notaires, avocats, journalistes. La liberté moderne, reposant en grande partie sur le principe de l’accumulation de richesse, se veut une conception de la liberté faite sur mesure pour une classe marchande. Or, les marchands importants étaient peu nombreux chez les Canadiens, car les marchands français importants étaient repartis et avaient cédé le pas aux marchands britanniques après la Conquête, si on se fie aux travaux rigoureux de l’école historique de Montréal. Il apparaît donc normal que la liberté républicaine ait moins fait consensus chez les élites marchandes britanniques que chez les élites canadiennes. Indirectement, le caractère national peut donc avoir joué sur le succès des principes républicains au Bas-Canada, comparativement au Haut-Canada où il a connu moins de succès.
De plus, si Ducharme avait consulté l’ouvrage de Gilles Laporte, Patriotes et Loyaux, chose qu’il n’a pas faite selon sa bibliographie, il aurait pu prendre connaissance de la démonstration centrale de Laporte, voulant que la mobilisation patriote ait été plus importante dans les comtés où la dualité linguistique était la plus significative au Bas-Canada – soit dans les comtés de la couronne montréalaise. La thèse de Laporte confère indéniablement un aspect national au républicanisme et au mouvement politique des patriotes bas-canadiens en 1837-1838.
En somme, l’ouvrage de Ducharme nous éclaire grandement sur l’aspect idéologique des rébellions de 1837-1838. Toutefois, en excluant l’idée nationale de son analyse, l’étude de Ducharme ne suffit pas à expliquer l’adhésion plus grande des Canadiens à la liberté républicaine et aux rébellions de 1837-1838 au Bas-Canada, notamment dans le fait qu’elles aient été beaucoup plus importantes qu’au Haut-Canada.
Martin Lavallée
Étudiant à la maîtrise en histoire, UQAM
[1] Gilles Laporte, Patriotes et Loyaux, Sillery, Septentrion, 2004, p. 181.
[2] Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, tome 2 1791 à 1841, Sillery, Septentrion, 1996, p.285.
[3] Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, Tome 1 1760-1896, Montréal, Fides, 2000, p.123.
[4] Guy Hermet, « Nationalisme », dans Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p.802.