Le national-fédéralisme universitaire dans la construction du Canada

(titre complet: La guerre des uns, la résignation des autres. Le national-fédéralisme universitaire dans la construction du Canada)

The problem, of course, is separatism. Gomery’s firewalls approach assumes that there is such a thing as “normal politics,” a sphere within which policy can be decided by politicians and then farmed out to the bureaucrats with minimal oversight. Not in Canada. […] A national unity crisis can appear out of nowhere, which is why four decades’ worth of prime ministers have felt the need to concentrate the real federal business within an ever-tightening circle. The country is effectively engaged in a low-level civil war, and its governments have always had to resort to extraordinary measures.

Andrew Potter, MacLean’s, 18 février 2006

Il y a des textes qui possèdent cet étrange pouvoir de nous sortir de la résignation léthargique. Ce ne sont pas toujours les meilleurs ni les plus stimulants intellectuellement; il s’agit parfois de textes qui produisent en nous la révulsion, un dégoût tel que le « confort et l’indifférence » n’arriveront plus à nous conforter suffisamment pour nous garder dans ce cocon de sérénité apolitique propre au colonisé. Le philosophe écossais David Hume avait montré comment l’habitude du malheur le rendait moins pénible à supporter; c’est un fait structurant de la nature humaine qui aura eu un grand rôle à jouer dans l’histoire politique du Québec. La résignation, posture du faible, engendre à la longue une grande docilité : une attitude servile, flatteuse et inconditionnellement consensuelle qui instaure un paradigme de pensée obsédé par le regard de l’autre, débouchant sur une impuissance d’autodétermination politique et intellectuelle. Il arrive pourtant que l’assujetti se lève et se vide. Un trop plein, une nausée l’inciteront parfois à la révolte et il devra alors impérativement réagir ou prendre le risque qu’une amertume accumulée ne le décompose intérieurement. C’est ainsi, je pense, que Falardeau a voulu dépeindre les terroristes du FLQ dans son excellent film Octobre. Même dans l’ordre du pire, là où doivent ramper tous les vaincus et les soumis de la Terre, l’homme cherchera quelque redressement, souvent dans l’impétuosité de la violence mais parfois aussi, comme le firent Groulx et tant d’autres, dans le patient travail de l’œuvre. Prendre la parole et répliquer ne suffira certes jamais à renverser le lourd fardeau de la domination, mais cela nous permettra parfois de demeurer des hommes.

(titre complet: La guerre des uns, la résignation des autres. Le national-fédéralisme universitaire dans la construction du Canada)

The problem, of course, is separatism. Gomery’s firewalls approach assumes that there is such a thing as “normal politics,” a sphere within which policy can be decided by politicians and then farmed out to the bureaucrats with minimal oversight. Not in Canada. […] A national unity crisis can appear out of nowhere, which is why four decades’ worth of prime ministers have felt the need to concentrate the real federal business within an ever-tightening circle. The country is effectively engaged in a low-level civil war, and its governments have always had to resort to extraordinary measures.

Andrew Potter, MacLean’s, 18 février 2006

Il y a des textes qui possèdent cet étrange pouvoir de nous sortir de la résignation léthargique. Ce ne sont pas toujours les meilleurs ni les plus stimulants intellectuellement; il s’agit parfois de textes qui produisent en nous la révulsion, un dégoût tel que le « confort et l’indifférence » n’arriveront plus à nous conforter suffisamment pour nous garder dans ce cocon de sérénité apolitique propre au colonisé. Le philosophe écossais David Hume avait montré comment l’habitude du malheur le rendait moins pénible à supporter; c’est un fait structurant de la nature humaine qui aura eu un grand rôle à jouer dans l’histoire politique du Québec. La résignation, posture du faible, engendre à la longue une grande docilité : une attitude servile, flatteuse et inconditionnellement consensuelle qui instaure un paradigme de pensée obsédé par le regard de l’autre, débouchant sur une impuissance d’autodétermination politique et intellectuelle. Il arrive pourtant que l’assujetti se lève et se vide. Un trop plein, une nausée l’inciteront parfois à la révolte et il devra alors impérativement réagir ou prendre le risque qu’une amertume accumulée ne le décompose intérieurement. C’est ainsi, je pense, que Falardeau a voulu dépeindre les terroristes du FLQ dans son excellent film Octobre. Même dans l’ordre du pire, là où doivent ramper tous les vaincus et les soumis de la Terre, l’homme cherchera quelque redressement, souvent dans l’impétuosité de la violence mais parfois aussi, comme le firent Groulx et tant d’autres, dans le patient travail de l’œuvre. Prendre la parole et répliquer ne suffira certes jamais à renverser le lourd fardeau de la domination, mais cela nous permettra parfois de demeurer des hommes.

J’ai eu de nombreuses discussions ces dernières années avec des compatriotes québécois travaillant dans cet étrange milieu qu’est l’Université. On m’a souvent confié ce sentiment d’étrangeté que l’on ressent tôt ou tard dans notre système universitaire. Bien sûr, l’université élargit les horizons, elle nous permet de vivre une vie privilégiée consacrée à l’étude et aux idées, en nous coupant partiellement des tracas de l’existence commune, massivement orientée par des considérations utilitaires. Mais le sentiment d’étrangeté dont je parle et qui nous occupe, moi et mes amis collègues, ne concerne nullement ce bonheur coupable de gagner sa vie parmi les livres. Il s’agit plutôt d’une impression de déambuler dans des institutions qui ne nous appartiennent plus parce que toutes ses références et sa réalité émanent de l’étranger.

En effet, pour fonctionner dans l’université québécoise il nous faut apprendre graduellement à parler un autre dialecte : non pas nécessairement troquer la langue française pour l’anglaise – quoique cela soit aussi nécessaire pour espérer y gagner sa vie –, mais bien adopter une posture, une psychologie et une identité empruntées. Mais le masque que l’on portera et qui nous permettra d’être accepté dans le club sélect de l’académisme n’aura rien à voir avec quelque respectabilité professionnelle; ce masque particulier ne sera pas les habits inévitables de tout moine qui se respecte. Ce qu’il faudra changer, à l’instar du masque que portaient les acteurs de la tragédie ancienne, c’est la voix qui s’exprime à travers lui. Celle-ci devra impérativement cesser de nous appartenir, ne plus émaner des échos de notre caverne intérieure, de ce que nous sommes. Au bout du compte nous demeurerons silencieux, comme étrangers à la comédie qui se jouera dans les couloirs universitaires, et complètement dépourvus lorsque nous nous apercevrons que, depuis le début, nous étions le dindon de la farce. Ce doit être cela, l’aliénation. Mais le terme n’est plus très à la mode; parlons donc plutôt d’une expérience radicale en « altérité »…

En effet, quoi de mieux, pour combler notre grand besoin d’altérité, que de fréquenter l’Autre ? Ne disons-nous pas souvent au Canada – pace la gouverneure générale Mme Jean – vivre comme deux solitudes ? Ce qui m’amène à la question de la consolidation du rapport impérieux entretenu au Québec par les Canadiens : l’université québécoise est idéologiquement colonisée par le fédéralisme canadien et abrite ses plus volubiles propagandistes. Mais il est prohibé de dire la chose, car ces missionnaires du bien nous apportent effectivement les moyens pour un dialogue et pour une « réconciliation ». Celle-ci se fera toutefois dans la langue et selon les conditions d’une seule partie en présence – c’est donc dire dans une langue qui nous nie, dans un soliloque sans fin qui se complaît devant le miroir déformant de ce que nous sommes à leurs yeux. Après les carcans économique et judiciaire, l’université est donc devenue le dernier champ de bataille de l’expansion canadienne.

Les recherches d’aujourd’hui, surtout en sciences humaines, s’élaborent à partir d’un paradigme culturel et politique globalement anglo-saxon, et nos chercheurs n’ont d’autre choix que de fonctionner à l’intérieur de ce cadre s’ils aspirent à un financement convenable. Les critères, les sujets et l’évaluation de l’excellence sont déterminés à partir de ce même cadre étranger, qui pose les questions et les solutions comme autant d’apriorismes qu’il n’est plus permis de remettre en cause. La science et la vérité viennent d’ailleurs; les universitaires québécois deviennent autant de courroies de transmission de ce qui est pensé, dit et écrit à Harvard, Oxford, Princeton et Toronto. Une publication francophone aura bien évidemment beaucoup moins de valeur et de « rayonnement » qu’une publication en anglais, sans parler des sujets et des points de vue politiques qui auront intérêt à s’incarner dans le mainstream de l’opinion canadienne et nord-américaine – du moins si l’on espère quelque considération, voire quelque financement. Il n’y a pas de point de vue québécois ou de point de vue francophone qui puisse s’exprimer en dehors des études à saveur anthropologique ou ethnoculturelle. Et encore, on préférera les thèmes plus inoffensifs du métissage et de l’hybridité identitaire, avec des perspectives « sexuées » ou « raciales » sur l’identité et la mémoire. Ces postures – ancrées dans une marginalité qui n’arrête plus de s’affirmer dans une forme perverse de compartimentation moralisatrice et déconstructive – se donnent comme subversives mais, en réalité, elles n’intéressent qu’une minorité de spécialistes qui dialoguent entre eux en prétendant résister au « Système » et en s’épargnant d’aborder la question nationale sauf lorsqu’il s’agira d’en minimiser l’importance.

C’est ainsi que la pensée québécoise devient plus inoffensive que jamais à mesure qu’elle se trouve plus inféodée au multiculturalisme canadien. Elle aura perdu depuis des décennies toute puissance de fondation. Au bout du compte, notre académisme existe comme une immense machine de dépolitisation du réel, et l’université québécoise se transforme rapidement en un instrument au service de la normalisation de l’ordre politique canadien. Les chaires de recherche et le financement assuré par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), la Fondation Trudeau et bien d’autres encore imposent un lexique, des formes, mais aussi la syntaxe et le vocabulaire de la pensée subventionnée. Impossible d’y échapper sans se condamner à la marginalisation.

Ce qui explique que les hauts faits de notre université, les moments forts de notre rayonnement apparaîtront lorsque des étrangers anglophones daigneront nous accorder quelque attention, par exemple lorsque nous débourserons des sommes faramineuses pour les inviter à venir nous présenter quelque miette de leur prestigieuse instance, avec l’inévitable introduction : « Sorry, I don’t speak french but Montreal is such a nice city ! ». On me dira bien sûr que je cultive le ressentiment, que ma critique n’est pas constructive et mon analyse, partiale et donc partielle. Hé bien soit ! Je ressens effectivement du ressentiment quand je constate que le Québec n’arrive plus à se penser par lui-même, que nos chercheurs, exception faite des commentateurs de nos pâles reflets culturels ne lisent plus les publications d’ici et ignorent à peu près tout de notre corpus littéraire, historiographique et politique. Comment sommes-nous à ce point devenus pour nous-même un sujet exotique d’étude ? C’est que notre situation est encore pire que l’ignorance de ce que nous sommes, car nous n’écrivons presque plus de ces œuvres fondatrices essentielles à l’histoire longue d’un peuple, à la transmission d’une substance collective à travers la force résiduelle du temps, puisque nos meilleurs esprits sont essentiellement mobilisés à commenter éternellement la pensée des autres afin de quêter non pas leur reconnaissance, mais bien leur indulgence. Privés de nos racines, de ce que nous avions de meilleur et de ce qui pouvait constamment alimenter notre croissance, nos branches intellectuelles se meurent, les feuilles de notre culture se fanent. Les sciences humaines, les arts et les lettres, me répondra-t-on, émanent de l’Humanité, et non des peuples. On peut toujours choisir ses racines et – idée sonnante ! – réjouissons-nous si ces dernières appartiennent aussi à la race des forts qui ont conquis la planète…

Mais se penser dans le regard des autres engage un immense prix politique. On répond habituellement que critiquer notre incapacité instituée à nous penser par nous-mêmes équivaut à nier tout universalisme. La critique est familière et sans appel. Elle raisonne de l’écho ténébreux du nationalisme que l’on voudrait bien voir disparaître de la surface du globe. Par souci d’exactitude, il conviendrait pourtant d’être un peu plus précis : c’est bien plutôt le nationalisme du minoritaire que l’on voudrait étouffer ; l’affirmation nationale des grandes nations, elle, ne pose pas problème, justement parce qu’elle est « normale ». Comme l’explique aujourd’hui un universitaire venu nous expliquer les réalités du monde, un État « normal » a le droit de se conserver, de s’agrandir, de s’affranchir, de prospérer et de se donner tous les moyens pour y parvenir. Ainsi, selon Andrew Potter :

[…] it is not obvious that there was anything wrong with the idea of federal sponsorships. The goal was to win, if not the hearts and minds of Quebecers, at least their grudging loyalty, by buffing the Canadian “brand” in the province through various forms of high visibility advertising and promotion. In that sense, it was an exercise in nation-building, not much different from other forms of national self-promotion that every government in the world engages in, not to mention the governments of wannabe-nations like Quebec1.

La pseudo-nation québécoise doit précisément abandonner son affirmation minimaliste, nous dit Potter, tout simplement parce qu’elle ne fait pas le poids avec le Canada et diverge trop des objectifs « normaux » de la construction nationale inachevée du pays. C’est pour cette raison que le Canada doit se comporter à l’intérieur davantage comme un empire expansionniste plutôt qu’une démocratie délibérative, et on comprend mieux aussi pourquoi le minoritaire devrait se limiter à attendre de son maître la pitance qui fera son lendemain. Comme Lord Durham, Lord Acton et Lord Trudeau l’avaient bien compris, il s’agit en réalité d’un déséquilibre de civilisation : comment pourrait-on pendant vouloir une seconde se contenter de moins (un Québec souverain) lorsque nous pouvons avoir le mieux (appartenir comme minorité au Canada) ? Le calcul est simple : le refus politique du Canada équivaut à un refus de la raison.

Comme nous l’enseigne aussi André Pratte dans un livre récent – que l’on peut considérer à juste titre comme une suite des doléances fédéralistes que Claude Ryan nous a affublées pendant 40 ans –, toutes nos énergies devraient être plutôt consacrées en priorité à maîtriser l’art du courtisan, tout notre espoir politique se résumer à voiler notre honteux esclavage dans des habits susceptibles de plaire à notre généreux maître, le Canada. Et les gêneurs, ces saligauds séparatistes qui se refusent à soumettre leur jugement aux désirs espérés du Souverain, devraient être considérés comme de déloyaux sujets qui méritent pleinement leur actuelle invisibilité au sein de nos institutions. L’ambition de l’université québécoise comme instance de la partie la plus intelligente de notre monde commun fut toujours une chimère. Il convient maintenant de perdre cette illusion d’exister par soi collectivement et nous dissoudre comme des bienheureux dans le grand projet canadien. Et pour nous en convaincre définitivement, les universitaires de partout au pays viendront réapprendre à nos élites à penser dans un monde enfin intelligible, en nous désignant la voie toute tracée d’une émancipation par refus consenti d’exister.

Heureux hasard, le Souverain canadien pratique plus ouvertement que jamais son imperium culturel et politique. Andrew Potter, ce jeune philosophe ontarien récemment débarqué dans l’université montréalaise, incarne pleinement cette nouvelle génération du nationalisme canadien qui cherche de plus en plus à s’affirmer comme il se comprend lui-même : le Canada peut et doit devenir un État-nation normal. Il lui faut, à l’image de Trudeau, le courage de ses convictions et la puissance accrue d’un pouvoir central fort, capable de déterminer des objectifs nationaux et de construire une identité politique commune coast to coast. Le fondateur du Canada moderne, qui est également le politicien le plus honnis de l’histoire du Québec a justement donné cet élan vital:

Liberal MP Don Boudria was not far off the mark when he suggested, after Trudeau’s death, that he was “the closest any Western country of the modern age ever had to a philosopher king.” […] the desire among Canadians for a new philosopher king in the Trudeau mould expresses, more than anything, a desire for a return to his “just watch me” style2.

Le pire ennemi du Canada réconcilié avec lui-même est bien entendu l’insoumise province de Québec. Ne sommes-nous pas les éternels empêcheurs de tourner en rond? Cela ne signifie pas que les individus québécois soient les principaux responsables du lourd fardeau qu’ils imposent collectivement aux Canadiens et à la normalisation nationale du Canada. En réalité, on l’aura vite deviné, ce sont les leaders séparatistes qui cultivent le ressentiment et la désinformation pour mieux assurer leurs ambitions secrètes. Ainsi :

Ten years after the 1995 referendum on secession, federalism is on the ropes in Quebec, separatism is on the rise, and virtually no one is left who will defend Canada or the federal government, let alone the motivations behind the sponsorship programme3.

Les citoyens québécois ne sont que les innocentes victimes de cette démonisation nationaliste du Canada qui est, bien entendu, optimale pour les Québécois. Devant des adversaires politiques aussi fourbes, qui n’ont aucune légitimité démocratique, on comprend vite le danger d’entretenir un dialogue constitutionnel ou même de négocier pragmatiquement une intégration honorable du Québec dans un cadre constitutionnel renouvelé ou asymétrique4.

Non, comme les libéraux fédéraux l’ont compris depuis longtemps, il convient de traiter avec les phalanges séparatistes comme un État traiterait avec des ennemis intérieurs : en les écrasant. C’est pour cette raison que la commission Gomery ne donnera rien de bon avec ses faibles conclusions concernant l’« éthique de la gouvernance » et l’« imputabilité ministérielle », puisqu’elle omet de considérer le fait structurant du Canada moderne : « Ottawa does not have an accountability problem; it has a national unity problem. More precisely, Ottawa has an accountability problem because Canada has a unity problem5. » La corruption et la propagande n’étaient que des moyens subsidiaires pour une nécessité impérieuse; une maladie politique demande un remède approprié et non simplement des soulagements partiels. La grave maladie séparatiste, pour ne pas la nommer, demande une amputation ou plutôt une puissante chimiothérapie; des comprimés contre l’écoulement électoral ou des vitamines de fierté canadienne ne feront que retarder une mort cancéreuse du patient :

[…] if we adopt Gomery’s recommendations – effectively treating the symptoms of our problem while the disease still exists – we could be in for trouble. It would force the federal government to fight with one hand tied behind its back, in a cold and dirty war that has no obvious end, and which the federalist forces are not obviously winning6.

La belligérance sanitaire que le Canada doit rapidement reprendre en la reformulant, cette « guerre froide et sale » contre les séparatistes demande des armes adaptées à la besogne ainsi qu’un exécutif fort. Jean Chrétien avait ses limites, mais il avait bien compris sa mission. Lors de la commission Gomery, il avait justifié la corruption de son parti au pouvoir et le non-respect de la loi électorale québécoise dans des termes dénués de toute ambiguïté quant à la finalité de son action politique :

Je conclurai simplement en disant qu’un premier ministre assume de lourdes responsabilités et doit prendre des décisions qu’aucun autre n’a à prendre, pas même le vérificateur général. La priorité la plus importante de tout premier ministre depuis 1867 est le maintien de l’unité nationale. Nous avons tous essuyé des reproches à un moment ou l’autre pour la manière dont nous avons assuré l’unité nationale. Mais dans le cas de l’unité du Canada, tous les premiers ministres, de sir John A. Macdonald à moi-même, ont toujours placé l’intérêt du pays au-dessus de tout.

Le vétéran du bellicisme anti-Québec à la retraite, qui sera le meilleur général pour mener la prochaine campagne ? Potter admire beaucoup Michael Ignatieff, mais Stéphane Dion lui fait également un effet bœuf7. Ce sont bien évidemment deux nationalistes canadiens intraitables, mais aussi de grands intellectuels comme lui…

Ce qui compte, ce qui doit émerger à nouveau, c’est une reconduite de la nature et des moyens de l’affrontement pour l’achèvement de la construction nationale. Il faut que les Canadiens, retrouvant « l’esprit Trudeau », se déculpabilisent définitivement par rapport à la propagande, car « every government engages in propaganda, both internally and abroad. It is called “public diplomacy,” and while it is frequently mocked in the press, it is a vital part of building and sustaining the state’s legitimacy. » L’ouvrage grandiose du Canada indivisible demande donc un exécutif capable de mater la résistance, puisqu’une autorité forte est indispensable à toute ambition d’une telle ampleur. C’est l’objectif de consolidation nationale dans un esprit impérial qu’avait déjà clairement formulé John A. Macdonald :

Puisque ce sera une province unie [le Canada] avec les gouvernements et les législatures locaux subordonnés au gouvernement central et à la législature [Ottawa], il est évident que le chef exécutif de chaque province doit être subordonné aussi […] Le gouvernement central assume à l’égard de ces gouvernements locaux la même position que le gouvernement impérial de Londres assume actuellement à l’égard des colonies.8

Des organes législatifs et judiciaires complices accompagneront donc logiquement un centre décisionnel déterminant et organisant les intérêts de la raison d’État canadienne – c’est-à-dire les intérêts de la majorité démographique anglophone dont il est l’instrument. Et le projet d’une université canadienne prépare maintenant la justification d’un état de fait qui s’accomplit dans une adversité que nous sommes les seuls à méconnaître. Cette guerre demandera une audace exceptionnelle et des moyens extraordinaires à Ottawa.

Le Canada, selon Potter, doit en fin de compte sauver le Québec de ses propres démagogues. Il est totalement exclu de considérer que le mouvement souverainiste québécois soit un mouvement démocratique – émanant d’une volonté populaire que l’on se devrait de reconnaître pour tel – tout simplement parce qu’il n’existe pas de nation québécoise en dehors des fantasmes souverainistes9. En conséquence, pour que les habitants de la province de Québec puissent jouir un jour d’une pleine émancipation toute canadienne, il convient de les forcer un peu à se libérer de leur idéologie nationaliste particulière pour embrasser l’universalisme canadien. Au fond, c’est la guerre du pragmatisme, de la morale et de l’intérêt bien compris contre la superstition et l’ignorance, et l’assaut du plus fort poussera éventuellement le faible à la résignation finale. On nous fera mal parce que cela nous fera du bien…

Et que faisons-nous, souverainistes, pendant ce temps ?

 

 


1 National Post, 21 juillet 2005, page A19.

2 Ibid.

3 « Patriotism as bran loyalty », sur le blogue suivant :

http://www.rebelsell.com/blog (4 novembre 2005).

4 L’interprétation de la crise d’Octobre que Potter propose est, à ce sujet, vraiment édifiante : « Trudeau’s invocation of the War Measures Act continues to enrage Quebecers, but the after-image of tanks in the streets of Montreal can’t obscure the fact that the exercise was little more than the harassment of soft targets, aimed not so much at suppressing an insurrection as rallying public support to the federalist cause. » National Post, 21 juillet 2005, page A19, op. cit.

5 MacLean’s, 18 février 2006, op. cit.

6 Ibid.

7 Sa rencontre avec Stéphane Dion semble lui avoir fait une forte impression. Voici sa réaction, à la suite d’une conférence prononcée par l’ex-ministre, auteur de la loi antidémocratique C-20 : «This is unheard of in academia. I was totally blown away. It was an absolute masterpiece of political and intellectual engagement. Halfway through, I whispered to a friend sitting next to me, “this guy should be frigging prime minister.” » En ce qui concerne Ignatieff: «This is the underlying appeal of someone like Michael Ignatieff. By all accounts, his speech to the Liberal convention was terribly exciting, elaborating a national vision that defended a strong central government, advocated the decriminalization of marijuana and insisted that Canada be a player in continental missile defence and global security. It was widely described as “Trudeauvian” in spirit, and as a thinly veiled critique of the dithering tendencies of the current regime. »

8 Cité par Robin Philpot, Le référendum volé, Les Intouchables, 2005, p. 48.

9 Potter commence déjà à donner l’exemple. Il enseignait la philosophie du droit la session dernière à l’UQÀM, et la question de la sécession du Québec y occupait une place importante. On peut consulter le plan de son cours à l’adresse suivante :

http://braininavat.squarespace.com/plan-de-cours/.

On pourra y constater une absence totale de références non fédéralistes dans le débat : Stéphane Dion, Daniel Weinstock, Wayne Norman et Guy Laforest sont mobilisés pour expliquer aux étudiants l’absence totale de fondement normatif du projet souverainiste. Bien entendu, dans l’université de la résignation, l’« objectivité universitaire » équivaut à se situer parmi les fédéralistes militants.

* Doctorant à l’Université de Montréal et à Sortonne-Panthéon (Paris-1)

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