La politique consiste à creuser avec force et lenteur des planches dures, elle exige à la fois la passion et le coup d’œil.
Max Weber, Le savant et le politique
Le texte qui suit relève de l’exercice rhétorique : tout ce qui y apparaît en italique n’est pas de moi, mais du grand sociologue Max Weber, plus précisément de l’édition La Découverte/Poche (Paris, 2003) de ses deux conférences historiques sur Le savant et le politique, traduites et préfacées avec brio par Catherine Colliot-Thélène. [Nous mettons en gras ce qui vient de l’auteur de cet article.] L’objectif de cet exercice est double : d’abord, offrir un point de vue nuancé et complexe sur les rôles politiques de l’intellectuel et en particulier de l’universitaire, c’est-à-dire du savant, souverainiste, puis ensuite et pour ce faire, illustrer l’intemporalité et la grandeur de la pensée wébérienne au sujet des vocations du savant et du politique. De cet exercice découlent certains détournements de sens ponctuels par rapport au texte original, mais la logique et la portée générales du propos demeurent néanmoins assez étroitement fidèles, me semble-t-il, à l’esprit des enseignements wébériens contenus dans ce classique de la sociologie politique.
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On peut distinctement observer chez nous que les développements les plus récents de l’université, dans de larges domaines de la science, vont dans le sens de l’université américaine. Les grands instituts de science ou de médecine sont des entreprises relevant du capitalisme. Ils ne peuvent être gérés sans des moyens de fonctionnement de grande ampleur. Notre vie universitaire au Québec s’américanise, de même que notre vie en général, sur des points très importants et ces transformations ont fini par atteindre aussi les sciences sociales et économiques. Ces transformations sont en plein essor, et d’un point de vue interne aussi bien qu’externe, l’ancienne constitution universitaire est devenue une fiction.
La situation est telle, aujourd’hui, que nos universités se font concurrence entre elles de la manière la plus ridicule. À l’époque actuelle, la science comme profession-vocation est également entrée dans un stade de spécialisation jusqu’alors inconnu. Non seulement du point de vue des conditions extérieures de la science, mais précisément du point de vue de ses conditions intérieures, la situation se présente comme suit : l’individu ne peut s’assurer de réaliser quelque chose que dans le cas de la plus rigoureuse spécialisation. Cela tient donc éloigné de la science celui qui ignore la capacité de se mettre une fois pour toutes des œillères et de se laisser emporter par l’idée que le destin de son âme dépend de savoir si la conjecture qu’il a faite à tel endroit de tel manuscrit est exacte.
Dans un tel contexte, on peut être un travailleur remarquable et pourtant n’avoir jamais eu en propre une idée qui présente un intérêt. L’inspiration ne joue plus, désormais, un rôle plus grand dans l’ordre de la science que dans celui de la maîtrise de problèmes de la vie pratique par un entrepreneur. Dans le domaine scientifique, seul celui qui est exclusivement au service de sa cause – c’est-à-dire de sa carrière – a de la personnalité. Nous en arrivons ainsi au problème du sens de la science. L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient plus une connaissance générale toujours plus grande des conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons, mais le désenchantement du monde. Le sentiment qui règne aujourd’hui est que les formes idéelles de la science sont un arrière-monde d’abstractions artificielles.
On parle ainsi aujourd’hui fréquemment d’une science « sans présupposition ». Et c’est là manifestement que résident tous nos problèmes. Car cette présupposition ne peut être à son tour démontrée avec les moyens de la science. On dit, et j’y souscris : la politique n’a pas sa place dans la salle de cours. Je déplorerais également, par exemple, que des étudiants anarchistes ou communautaristes se rassemblent autour de la chaire et fassent du tapage dans l’amphithéâtre. Mais ce sont deux choses différentes que, d’une part, de prendre position pratiquement en politique et, d’autre part, d’analyser scientifiquement des formations politiques et des positions de partis. Quand on parle de démocratie, d’identité, de laïcité, de souveraineté politique ou d’indépendance nationale dans une assemblée populaire, notre fichu devoir est alors précisément de prendre parti d’une manière clairement reconnaissable.
Nous arrivons donc ici à la contribution ultime que la science en tant que telle peut apporter, au service de la clarté. Nous avons le devoir de dire : du point de vue de son sens, telle prise de position pratique peut être inférée de façon conséquente de telle conception du monde, mais elle ne peut être inférée de telle ou telle autre. Nous pouvons, autrement dit, obliger un individu à se rendre à lui-même des comptes quant au sens ultime de sa propre action. C’est aussi vrai précisément pour le point de vue, partagé dans certains cercles indépendantistes, qui déteste l’intellectualisme, car c’est à lui que s’adresse alors cette injonction : pour en finir aussi avec ce démon du fédéralisme néocolonial canadien, on ne doit pas prendre la fuite devant lui, comme on le fait si volontiers aujourd’hui, mais il faut d’abord examiner ses voies jusqu’au bout pour apprécier son pouvoir et ses limites.
En ce sens, le militant se distingue du spécialiste seulement en cela qu’il lui manque la solide garantie de la méthode de travail, et qu’il n’est par conséquent pas en état, la plupart du temps, de contrôler après coup la portée d’une idée et de l’évaluer ou de la porter à son terme. Pour l’intellectuel en général, en conséquence, de même que pour l’universitaire en particulier, l’idée ne remplace pas le travail, et le travail de son côté ne peut remplacer ou forcer l’idée. Le savant, en définitive, peut donc se révéler politique non seulement en assumant avec transparence et avec force ses prises de position hors du cadre de l’amphithéâtre, mais également en cherchant à comprendre et en donnant à voir, de manière précise et fouillée, les mécanismes fondamentaux sous-tendant l’organisation collective. La « vocation » du savant politique, autrement dit, est d’offrir des réponses à la question suivante : comment les pouvoirs politiquement dominants s’y prennent-ils pour imposer leur domination ?
L’État canadien moderne est un groupement de domination de type institutionnel qui s’est efforcé et a réussi à monopoliser, à l’intérieur de notre territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination, et qui a rassemblé à cette fin entre les mains de ses dirigeants les moyens matériels de l’entreprise. Pour amener le Québec à s’en émanciper, il convient donc d’abord et avant tout, ou en tout cas simultanément à toute action proprement politique et militante, de (ré)analyser ces mécanismes institutionnels de domination et surtout, les appareils d’accaparement des moyens matériels de cette domination. La double vocation du savant politique réside donc dans cet exercice d’équilibre intellectuel qui consiste en l’analyse « scientifique », c’est-à-dire « objective », des conditions d’existence d’un état politique qu’il souhaite par ailleurs « subjectivement » renverser ou voir advenir. Sur cette analyse objective repose à son tour, en effet, l’efficacité de l’action politique subjective pouvant être menée par son auteur ou par d’autres.
L’étude rationnelle, systématique et méthodique, c’est-à-dire « scientifique », des conditions matérielles et des mécanismes institutionnels garantissant le maintien et la reproduction de l’ordre politique canadien est d’autant plus fondamentale, d’ailleurs, que cet ordre repose précisément sur une organisation rationnelle, systématique et méthodique de la société par les forces politiques, économiques et intellectuelles fédéralistes : aujourd’hui ce sont des postes de toutes sortes, dans les partis, les journaux, les coopératives, les caisses d’assurance, les communes et les États, que les chefs de partis attribuent en remerciements de services fidèles. Toutes les luttes de partis ne sont pas seulement des luttes pour des buts fondamentaux – auquel cas une opposition strictement idéologique à ces buts suffirait à en affaiblir les bases – mais avant tout aussi pour la disposition des postes. Toutes les luttes entre les tendances particularistes et centralistes au Canada tournent avant tout aussi autour de la question de savoir quels sont les pouvoirs, ceux d’Ottawa, de Toronto, de Fort McMurray, de Montréal ou de Québec, qui vont avoir la main haute sur les postes.
Heureusement, cette tendance est contrecarrée par le développement du corps des fonctionnaires en une couche de travailleurs intellectuels dotés d’une compétence professionnelle spécialisée, grâce à une formation qui s’étend sur de longues années, des travailleurs hautement qualifiés donc, dont le sens de l’honneur lié à leur état et l’intérêt pour l’intégrité sont très développés. Tout en se distinguant du corps des « fonctionnaires » compris au sens classique et restrictif du terme, la classe universitaire dans son ensemble, nonobstant quelques exceptions particulières, appartient et se doit d’appartenir à cette catégorie. Néanmoins, elle doit encore n’en constituer plus précisément qu’une sous-catégorie, car l’analyse politique relève des compétences les plus propres de l’universitaire, mais absolument pas de celles du fonctionnaire spécialisé. Contrairement au fonctionnaire, avec lequel il partage ses vocations à la spécialisation, à l’intégrité et à la neutralité, le savant a donc pour sa part également vocation à être politique, puisque cette spécialisation porte justement sur l’analyse et non seulement sur la mise en œuvre.
En ce sens au moins, les responsabilités fondamentales d’analyse et les possibilités d’action qui s’offrent au savant se rapprochent encore davantage de celles du journaliste politique. Peu de gens ont conscience qu’une production journalistique réellement bonne exige au moins autant « d’esprit » que n’importe quelle production savante. Cela est d’autant plus vrai que journalistes politiques et savants, c’est évident, comptent les uns sur les autres et dépendent fondamentalement les uns des autres. Il s’est établi depuis fort longtemps entre le journaliste politique et le savant une division du travail essentielle. En ce sens, également, le savant a donc vocation politique, puisque si le journaliste dépend en moult circonstances du savant, la carrière de journaliste demeure un des moyens les plus importants pour exercer une activité politique de façon professionnelle.
Le savant politique, bref, n’est donc pas seulement politique par vocation, mais également par essence. On peut dire que trois qualités sont essentielles et décisives pour l’homme politique : la passion, le sentiment de responsabilité et le coup d’œil. La passion au sens de l’attachement à la cause – qui comme nous l’avons vu n’est pas incompatible avec un travail scientifique rigoureux, mais, même, le requiert –, la responsabilité à l’égard de cette cause – dont ce travail rigoureux relève donc –, puis le coup d’œil, c’est-à-dire la capacité de laisser agir sur soi les réalités, dans le recueillement intérieur et la tranquillité, donc : la distance à l’égard des choses et des hommes, qui est précisément l’un des privilèges dont sont en position de jouir l’intellectuel en général, puis l’universitaire en particulier. Car il n’y a en définitive que deux sortes de péchés mortels dans le domaine de la politique : l’absence de cause et l’absence de responsabilité. Faute d’engagement pour une cause, il est tentant de rechercher l’apparence brillante du pouvoir plutôt que le pouvoir réel, et faute de sentiment de responsabilité, de jouir du pouvoir simplement pour lui-même, sans but substantiel.
* Ph.D., chercheur postdoctoral, École nationale d’administration publique.