Le wokisme marque-t-il la fin des identités nationales? La sociologue française Nathalie Heinich soulève indirectement la question dans son essai percutant Le wokisme serait-il un totalitarisme? (Albin Michel, 2023, 180 p.). À tout ce qui a déjà été dit sur le caractère régressif du wokisme, elle pousse l’analyse plus loin en voyant dans l’identitarisme propre à ce mode de pensée une régression de la «solidarité organique» à la «solidarité mécanique».
Ces deux concepts, qu’elle emprunte au sociologue Émile Durkheim (De la division du travail social, 1893) sont toutefois insuffisamment explicités dans son volume et l’idée mérite qu’on s’y attarde plus longuement.
Dans ce qui est considéré comme son œuvre maitresse produite au tournant du XXe siècle, Durkheim cherche à comprendre ce qui, dans les sociétés traditionnelles, unit les individus entre eux afin que la société puisse prendre forme, et ce qui maintient ces liens dans les sociétés industrielles alors en plein développement.
Ce qu’il nomme « solidarité mécanique » (au sens d’automatique ou indépendante du désir de l’individu), est le lien social caractéristique des sociétés tribales traditionnelles ou préindustrielles. Dans ces sociétés, le travail n’est pas spécialisé (outre les rôles traditionnels masculins et féminins) et il y a peu de différences entre le travail assumé par chaque membre du groupe.
L’identité et l’appartenance sociales sont formées de liens de proximité tels la famille ou le clan. Ce sont des liens de similitude naturelle ou de filiation. La cohésion sociale est ici très forte du fait que les membres de ces sociétés partagent les mêmes valeurs et les mêmes croyances.
Pour Durkheim, cette homogénéité sociale est brisée par l’avènement du travail spécialisé dans les sociétés industrielles. Selon le sociologue, cette spécialisation modifie les bases de la cohésion sociale en entrainant une plus grande différenciation entre les individus qui s’identifient désormais davantage par leur métier ou occupation. Les membres de la société jouissent d’une plus grande autonomie dans leur travail, ce qui va entrainer une montée de l’individualisme.
Il y a alors segmentation de la société en groupes sociaux de plus en plus distincts. Cette autonomie et cette diversification ne conduisent toutefois pas à la disparition du lien social puisque la spécialisation du travail nécessite par elle-même une complémentarité des tâches.
On peut donc constater un certain paradoxe: montée de l’individualisme personnel d’une part et interdépendance accrue d’autre part pour assurer le fonctionnement de la société. C’est cette nouvelle interdépendance que Durkheim nomme «solidarité organique», par analogie avec les organes nécessaires à la survie d’un être vivant. Les sociétés humaines sont aussi passées de la solidarité par similitude de valeurs à la solidarité par complémentarité des tâches.
Difficile de ne pas voir dans la solidarité organique une émancipation de l’autoritarisme et de la coercition des sociétés traditionnelles où la solidarité est à courte vue. On assiste à un élargissement des liens d’appartenance et de la notion d’identité ainsi qu’à un regroupement autour de valeurs universelles. Nous passons en fait de l’identité tribale à l’identité nationale. Durkheim voyait là un progrès dans l’histoire des civilisations permettant d’établir des liens sociaux sur une base plus abstraite et plus universelle comme l’appartenance à la nation.
Identitarisme victimaire
Or, comme chacun est à même de le constater, l’identité nationale est totalement exclue du mode de penser woke. On ne peut s’empêcher de penser à cette déclaration de Justin Trudeau qui affirmait avec fierté que «le Canada est le premier pays postnational au monde». Tout le discours et toutes les analyses wokes gravitent plutôt autour d’un «identitarisme» qui réduit l’individu à une seule de ses caractéristiques, soit le fait d’être une femme, une personne de couleur, un homosexuel, un musulman, un immigrant ou un handicapé.
Par surcroit, chacune de ces identités est délimitée par les discriminations subies. Pour Nathalie Heinich, le concept serait typique du multiculturalisme anglo-américain et opposé au modèle républicain qui ne reconnait que la communauté des citoyens.
En promouvant une idéologie identitaire focalisée sur la victimisation des «minorités», écrit Heinich, le wokisme incite à s’affilier mentalement à des communautés fondées sur des similitudes (de sexe, de race, de religions, d’origine géographique, etc.) qui […] reposent toujours sur les liens avec les proches, le semblable, le pareil à soi. C’est l’inverse de la communauté des citoyens, qui étend la solidarité organique en privilégiant l’identité plus abstraite et générale de citoyen voire de citoyen du monde (p. 20-21).
Il y a donc, toujours selon Heinich, «régression civilisationnelle de la solidarité organique à la solidarité mécanique», bref, un retour au tribalisme.
Ce différentialisme identitaire ne peut subsister qu’en se définissant contre son opposé: les femmes contre les hommes, les Noirs contre les Blancs, les homosexuels contre les hétérosexuels, les féministes noires contre les féministes blanches, les minorités contre la majorité, et ainsi de suite. On pourrait ajouter à cette liste dressée par Heinich, les néo-Québécois contre les Québécois, ces derniers étant curieusement taxés par les wokes d’être «identitaires».
La focalisation sur les droits individuels nous a conduits à ce que Durkheim appellerait l’«anomie sociale», soit une situation où les individus ne savent plus comment se comporter parce que les règles communes ne sont plus contraignantes ou ont fait place à d’autres règles incompatibles entre elles.
«Totalitarisme d’atmosphère»
La perspective n’est guère réjouissante. Heinich parle même de «dé-civilisation» en se référant au sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990). Ici, elle exagère quelque peu puisque Elias donnait comme exemple de dé-civilisation celui de l’Allemagne nazie où l’État avait libéré et légitimé les pulsions agressives individuelles jusque-là sanctionnées par la civilisation.
Nous n’en sommes pas là. Mais on ne peut que souscrire à l’analyse de Nathalie Heinich lorsqu’elle dresse les similitudes entre la pensée woke et le totalitarisme avec quantité d’exemples fort révélateurs.
Ce rapprochement n’a rien de réactionnaire. «La critique du wokisme, écrit-elle, ne relève pas d’une pensée conservatrice ou réactionnaire, mais de la défense du modèle républicain» comprenant l’universalisme, la rationalité, la liberté et la laïcité. L’anti-wokisme est le fait des démocrates et non de la droite ou des racistes, ajoute-t-elle.
Pour la sociologue, le totalitarisme woke n’est évidemment pas un totalitarisme d’État, mais un «totalitarisme d’atmosphère» qui pervertit les luttes contre les inégalités et les injustices autrefois soutenues par la gauche en recourant à des modes de pensée et à des tactiques propres aux systèmes totalitaires. Le résultat n’est pas un élargissement des droits et libertés, mais un accroissement de la répression intellectuelle ou même physique.
Mais combien de temps faut-il pour qu’un totalitarisme d’atmosphère mène à un totalitarisme d’État? L’introduction des politiques EDI – «équité, diversité, intégration» – dans les programmes fédéraux de financement de la recherche universitaire, dans les orientations de la programmation de Radio-Canada, dans les publicités télévisuelles et même dans le discours d’Hydro-Québec, le recours à des «démineurs éditoriaux» pour censurer les volumes en réédition ou les bibliothèques scolaires, les «traumavertissements» prorectitude en début d’émissions télé ou de radio, ou encore le décolonialisme dans les orientations des musées, ne montrent-ils pas que le wokisme est déjà en voie de s’institutionnaliser?
La question est posée et Nathalie Heinich est consciente que la menace est à nos portes. «Avant la constitution d’un “régime” politique, doté de pouvoirs d’État, il existe des mentalités, des tendances, des états d’esprit qui en facilitent l’avènement», prévient-elle.
À nous d’être vigilants et de résister, comme nous y invite Nathalie Heinich.