L’écriture est-elle une «technologie de transcription des sons», comme vient de l’affirmer le chroniqueur Jean-Benoît Nadeau (JBN) dans un article intitulé «L’écriture est une technologie», récemment paru dans le magazine L’Actualité (10 août 2023)? D’emblée, je dois le contredire, car il s’agit d’une désinformation nuisible à l’entendement de l’opinion publique.
Je passe outre son emploi du terme «technologie», dont le sens moderne ne s’applique pas à l’écriture, à moins de croire qu’un crayon et une feuille de papier n’ont pour unique usage que de respecter les règles de grammaire. Le propre de l’écriture est d’être une activité mentale (ou un art) qui relève d’une habileté individuelle apprise à l’école. Ce n’est pas une technologie de transcription, fût-elle «algorithmique». Rigoureusement parlant, la transcription des sons de n’importe quelle langue s’accomplit au moyen d’une norme scientifique qu’on désigne par le sigle A.P.I., pour Alphabet Phonétique International. La transcription des 36 sons standards du français s’accomplit avec exactement 36 symboles graphiques. L’écriture n’est donc pas une activité qui consiste à savoir appliquer la formule 36/36 de l’A.P.I. Le code orthographique du français, quant à lui, est consigné dans divers manuels. Il est donc un artéfact culturel dont la complexité s’est construite au cours de l’histoire de la France grâce à la contribution de ses auteurs, imprimeurs, traducteurs, clercs d’officine et de certaines institutions comme l’Académie française, les prix littéraires et l’école républicaine. Cet artéfact tient lieu de patrimoine culturel de la francophonie actuelle.
L’invention de l’écriture remonte aux premiers âges de la civilisation, et non seulement au XVe siècle européen. Or les premiers systèmes d’écriture n’ont pas été basés sur des sons mais principalement sur des idées, des concepts et des symboles aux références plus ou moins naturelles. Qu’il s’agisse de hiéroglyphes égyptiens, de kanjis japonais ou de pictogrammes micmacs, l’écriture symbolique est apparue sur terre en tant que système de représentation matérielle de la pensée humaine. Telle est la véritable nature de l’écriture. L’école doit toujours garder le cap sur cette fonction primordiale de la communication écrite. L’orthographe est donc accessoire à l’écriture, et sa correction doit être permissive. Cela n’élimine en rien la nécessité pour nos élites d’en maîtriser le code parfaitement.
Ce n’est que bien plus tard que s’est construite l’écriture phonographique dans laquelle des signes alphabétiques en nombre fini, nos 26 lettres, ont dû représenter des sons en nombre fini eux aussi, soit les 36 phonèmes du français. C’est la disparité de ce 26/36 que l’orthographe du français a dû arbitrer au cours des derniers siècles en fixant des conventions basées sur le pragmatisme au détriment de la logique. Elles sont pourtant devenues internationales.
Notre journaliste s’avance encore plus loin dans l’erreur en affirmant que l’écriture doit être une transcription de la parole, car, prétend-il, «c’est la parole qui fait vivre la langue, et l’écriture se doit de la respecter, sinon de la suivre.» Cette vision dogmatique de la langue est consternante, comme si la «vie» d’une langue tenait à sa seule oralité. En vérité, ériger la préséance de l’oral sur l’écrit est une doctrine régressive, car depuis les Lumières et la Révolution, l’écriture et le parler ont divorcé. Tant pis pour le respect. L’écriture et son orthographe sont ainsi devenues le fief collectif de la littérature, de la philosophie, des lois, des jugements de cour, des scénarios, des contrats d’assurance, des éditoriaux, de la signalisation, etc.. Il n’y a pas de «nécrophilie» dans cette créativité débordante. Le parler quant à lui, se cantonne au quotidien de chaque individu ou locuteur. Son oralité est infiniment instable. Son destin est donc d’évoluer dans le divorce.
Lorsque JBN se lamente sur le «décalage immense [qui] se creuse entre une graphie de plus en plus sclérosée et son objet», il croit au remariage. L’oral n’est plus l’objet de la graphie. Le véritable objet de l’écriture phonographique, j’insiste, c’est l’expression explicite de la pensée individuelle, qu’elle soit rationnelle ou subjective. L’orthographe actuelle est foncièrement démocratique, car elle permet de la rendre accessible au plus grand nombre en raison de sa stabilité acquise avec le temps. Il est irréaliste et vain de nos jours de vouloir attenter à l’unité du code 26/36 par des réformes arbitrairement décrétées.
D’ailleurs, notre journaliste se met lui-même en porte-à-faux lorsqu’il prend comme exemple la disparition des diphtongues et des triphtongues du français qui se parlait au Moyen-Âge pour être devenues de simples phonèmes transcrits par un simple graphème sous l’influence de l’évolution des parlers dominants. À ce compte, si l’orthographe devait s’aligner sur l’oral pour s’extraire du «carcan écrit moyenâgeux qui ne correspond à rien d’actuel», on imagine à quelle cacographie nous mènerait l’orthographe de nos nasillardes diphtongues et de nos consonnes affriquées. L’écriture simplifiée serait-elle discriminatoire?
Enfin, JBN affirme qu’une orthographe simplifiée comme il l’entend, c’est-à-dire dont «les conventions [qui] seraient logiques par rapport à la prononciation actuelle», permettraient aux élèves de maîtriser l’écriture dès la troisième année du secondaire. Il s’agit d’un vœu pieux, voire d’un wishfull thinking qui trompe l’opinion publique. En français écrit, aucune étude sérieuse n’appuie cette présomption si tant est qu’une comparaison est impossible à faire puisqu’aucun échantillon d’élèves n’a été scolarisé dans un système d’orthographe réputé plus simple, plus facile à apprendre et plus actuel. À ce que je sache, les élèves espagnols ou mexicains ne sont pas des scripteurs accomplis à la fin du primaire, eux dont l’orthographe a été simplifiée à maintes reprises. La logique n’est en rien un gage d’apprentissage facile et de réussite scolaire, sinon il n’y aurait chez nos élèves que des résultats fabuleux en mathématiques, en géométrie, voire en philosophie.
Heureusement, nos élèves ne sont pas dupes. Ils savent très bien qu’on n’écrit pas comme on parle. Il revient aux enseignants de leur inculquer inlassablement cette vérité du monde actuel, surtout à l’heure des Snapchat, TikTok, Instagram, etc., ce qui exige d’eux beaucoup de discernement et beaucoup de persévérance de la part de nos élèves. En fin de compte, je conviens que l’orthographe lexicale puisse être moins tyrannique avec certains ajustements mineurs, pourvu que ceux-ci n’introduisent pas du charabia dans la norme du 26/36 qui sert si bien nos sociétés francophones depuis l’instauration de l’école publique. Je ne recalerai jamais aucun élève si ce qu’il écrit révèle une pensée syntaxiquement articulée et conforme à son âge, même si elle est écrite avec des mots mal orthographiés.