Penser le Québec indépendant IV – Les droits des Autochtones

Avant de proposer une politique autochtone du Québec souverain, il importe de préciser dans une première partie quelques paramètres juridiques pertinents. 1. Les principaux paramètres juridiques 1.1 La primauté du droit international sur le droit constitutionnel en matière d’accession à l’indépendance L’accession à l’indépendance n’est pas principalement une question de droit constitutionnel. La création de […]

Avant de proposer une politique autochtone du Québec souverain, il importe de préciser dans une première partie quelques paramètres juridiques pertinents.

1. Les principaux paramètres juridiques

1.1 La primauté du droit international sur le droit constitutionnel en matière d’accession à l’indépendance

L’accession à l’indépendance n’est pas principalement une question de droit constitutionnel. La création de nouveaux États a de tout temps été l’une des principales matières relevant du droit international. Le droit international est unique et a pour vocation de s’appliquer uniformément partout sur la planète. Le droit constitutionnel est multiple et s’applique seulement à l’intérieur de chacun des quelque deux cents États sur la planète. Les systèmes de droit constitutionnel sont tous différents. Ils n’envisagent généralement pas la possibilité de la création d’un nouvel État en leur sein, alors que pour le droit international les règles entourant l’apparition d’un nouvel État sont centrales.

La légalité constitutionnelle, ou son absence, n’est pas pertinente au regard du droit international1. Avant le XXe siècle, l’accession à l’indépendance était par définition inconstitutionnelle. La séparation consensuelle, négociée, démocratique et pacifique est un phénomène récent qui est apparu en 1905 lorsque la Norvège s’est séparée de la Suède. Ce nouveau modèle d’accession à l’indépendance établit une double légalité, la légalité traditionnelle en droit international à laquelle une légalité parallèle dans les systèmes de droit constitutionnel de l’État prédécesseur et de l’État successeur vient s’ajouter. Le Canada lui-même est issu de ce nouveau modèle. Celui-ci ne fait pas pour autant de la légalité constitutionnelle une condition de la légalité internationale. Ce n’est pas le seul modèle qui est admis par le droit international aujourd’hui.

L’accession à l’indépendance qui est inconstitutionnelle demeure légale en droit international. Pour ce dernier, la Constitution du Canada ou son interprétation par la Cour suprême du Canada ne sont pas déterminantes. Le consentement du Canada à l’accession du Québec à l’indépendance n’est pas requis par le droit international. Le consentement du Canada n’est pas une condition préalable à la reconnaissance du Québec indépendant par d’autres États. Le droit constitutionnel canadien ne peut pas contrecarrer les règles du droit international relatives à la création de nouveaux États ni s’imposer à d’autres États. Il ne peut que stipuler de manière autonome ce qui est acceptable ou légal sur le plan interne pour lui. Il ne fait aucun doute qu’au regard du droit international le Québec peut se détacher du Canada avec ou sans l’accord de ce dernier.

Aucune règle de droit international relative aux peuples autochtones ne vient modifier ces paramètres fondamentaux.

1.2 Pour le droit constitutionnel, l’indépendance d’un nouvel État est une question de droit. Pour le droit international, l’indépendance est une question de fait.

Il arrive souvent que les règles du droit international et celles du droit constitutionnel relatives à l’apparition ou à l’existence d’un nouvel État soient différentes, voire incompatibles. Nous en avons un exemple bien connu de nos jours. L’existence de Taiwan est inconstitutionnelle en droit chinois, qui considère que cette île est une province qui s’est séparée illégalement. Taiwan n’est reconnu ni par les États-Unis ni par le Canada, mais ces États ont noué des relations économiques importantes avec lui et contribuent à sa défense. Il ne fait aucun doute que l’existence de Taiwan est légale en droit international parce qu’elle est réelle et effective.

Le droit constitutionnel est lié à la raison d’État. La Constitution du Canada ne reconnaît pas l’existence du peuple québécois qui est affirmée dans les lois du Québec. Pourtant, l’existence du peuple québécois est une réalité politique et sociologique objective, qui est évidente pour tout observateur impartial. Cette réalité objective est niée par la subjectivité de la vision politique qui sous-tend la Constitution du Canada, parce que l’existence de la nation québécoise est apparemment une menace existentielle intolérable pour l’État canadien.

Cette réalité objective est également niée par la Cour suprême du Canada, qui façonne le droit constitutionnel dans une grande mesure. Dans le Renvoi sur la sécession du Québec de 1998, le mémoire de l’amicus curiae (« ami de la Cour »), qui exprimait la perspective indépendantiste en l’absence du procureur général du Québec, contenait un paragraphe composé de trois mots : « Le peuple québécois est. » La Cour suprême a refusé d’en tenir compte. Pour elle, la sécession du Québec se pose en termes provinciaux et non nationaux. À ses yeux, toute province peut tenir un référendum pour se détacher de la fédération canadienne, et la dimension nationale du débat peut être évacuée puisque le droit à l’autodétermination, s’il existe dans le cas québécois, ne contient pas un droit de sécession de toute manière. La subjectivité du droit constitutionnel canadien nie la réalité objective.

Le droit international ne peut se permettre le luxe de nier ainsi les faits sociopolitiques fondamentaux sans remettre en cause sa propre pertinence. Sa lecture de la réalité est concrète et objective. Il ne s’embarrasse pas des fictions constitutionnelles. Même si son évolution est influencée par les intérêts des États souverains, il n’est pas, comme le droit constitutionnel, captif de la raison d’État d’un seul d’entre eux.

Le droit constitutionnel canadien met de l’avant l’existence des peuples autochtones, mais nie l’existence nationale du Québec. Pour le droit international, c’est le nouvel État souverain créé par la nation québécoise qui aura la priorité parce que cette priorité est déterminée par les faits. Le contrôle effectif d’un territoire et d’une population par un État réel aura toujours la primauté en droit international sur le déni de cette réalité par un système de droit constitutionnel. Le déni canadien, s’il se perpétuait après l’accession du Québec à l’indépendance, n’aurait aucun effet sur l’existence objective du Québec, qui serait légale en droit international même si elle ne l’était pas en droit canadien.

L’accent particulier mis sur les droits autochtones par la Constitution du Canada depuis 1982 ne pourra pas être imposé au Québec dans la relation de droit international qui s’établira entre les deux États. En cette matière comme en toute autre, le Québec sera libre à son tour d’établir la vision constitutionnelle de son choix qui exprimera l’identité qu’il veut se donner. Il ne sera pas tenu légalement de reprendre la vision canadienne, sauf s’il choisit librement d’y consentir dans un traité international avec le Canada ou un traité constitutionnel interne avec les peuples autochtones. Cette discrétion constitutionnelle entrera toutefois en contact avec la perspective qui est propre au droit international et qui a considérablement évolué en ce domaine.

Le droit constitutionnel du Québec souverain devra tenir compte des règles émergentes du droit international relatives aux premiers peuples. Ces règles peuvent être qualifiées de droit autochtone international. Ce sont les seules en ce domaine qui peuvent s’imposer au Québec souverain, sans remettre en cause son existence ou son territoire. Le statut des peuples autochtones a été renforcé par le droit international, mais il n’est pas de même nature que celui des États souverains, qui demeurent le socle de ce dernier.

1.3 L’accession du Canada à l’indépendance et les droits autochtones

Les perspectives différentes du droit international et du droit constitutionnel sur l’accession à l’indépendance d’un nouvel État sont illustrées par le cas canadien. Il est tout à fait remarquable que la Cour suprême du Canada soit incapable de situer avec précision la date de l’indépendance de son État. Dans le Renvoi sur le rapatriement de la Constitution de 1981, elle a écrit que cette indépendance avait eu lieu pendant la période qui allait de 1919 à 1931.

La première date correspond à la signature séparée par le Canada du Traité de Versailles qui a mis fin à la Première Guerre mondiale. Cette signature d’un traité majeur était pour la première fois distincte de celle du Royaume-Uni. En signant, le Canada acquérait une personnalité internationale et devenait un État souverain de facto au regard du droit international, même si le droit constitutionnel britannique et canadien n’était pas encore modifié en conséquence. Le Traité de Versailles a créé la Société des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU. La chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM est nommée en l’honneur d’un diplomate canadien originaire de Montréal qui est même devenu président de l’Assemblée des États membres de la SDN avant que le Statut de Westminster de 1931 ne reconnaisse l’indépendance législative du Canada en droit constitutionnel interne.

Il y eut une conférence impériale en 1927 dans laquelle le Commonwealth est né. Le Commonwealth a été défini par la Déclaration Balfour, du nom d’un ministre britannique (le même qui a promis un foyer national au peuple juif en Palestine dans une autre Déclaration Balfour). Cette définition était fondée sur l’égalité de statut entre le Royaume-Uni et ses colonies les plus avancées, appelées Dominions, dont au premier chef le Canada. Cette Déclaration Balfour a été concrétisée quatre ans plus tard par le Statut de Westminster, une loi britannique qui a valeur constitutionnelle.

Rien n’empêche qu’au XXIe siècle l’accession à l’indépendance du Québec ne puisse suivre un cheminement analogue. Une souveraineté de facto au regard du droit international pourrait encore une fois précéder de quelques années une souveraineté reconnue par le droit constitutionnel canadien. Dans l’intervalle, rien n’empêcherait le Québec souverain de se doter de son propre droit constitutionnel puisque la souveraineté internationale est déterminante.

Au moment de l’accession du Canada à l’indépendance, les peuples autochtones avaient perdu le statut international qui était le leur au temps de la Nouvelle-France. Aux yeux des autorités impériales françaises, les Autochtones étaient des étrangers et les relations avec eux étaient des relations extérieures, comme le démontre la Grande Paix de Montréal de 1701. Les Autochtones n’avaient aucun statut en droit interne français. La Grande Paix était un traité international qui reconnaissait implicitement et nécessairement la souveraineté autochtone sur leurs territoires traditionnels qui s’étendaient au-delà des Grands Lacs jusque dans le Midwest américain.

Tout a changé subitement en 1763. L’une des principales conséquences de la Conquête fut la perte soudaine et irréversible de la souveraineté autochtone. Il semble que les négociateurs français auraient souhaité inclure dans le Traité de Paris des dispositions favorables à leurs anciens alliés, mais pour les Britanniques il ne pouvait en être question. À leurs yeux, la question autochtone relèverait désormais de leur souveraineté interne. Les traités externes conclus par les Français allaient être remplacés par des traités internes qui relevaient entièrement du droit britannique et n’étaient nullement soumis au droit international.

Il n’en fut pas autrement dans un autre Traité de Paris, celui de 1783, signé vingt ans plus tard, par lequel le Royaume-Uni dut s’incliner devant les faits militaires et reconnaître l’indépendance des États-Unis. Pour la nouvelle République américaine, la question autochtone était purement une question de droit constitutionnel interne qui n’avait aucun prolongement en droit international.

Il n’en fut pas autrement non plus lors de l’accession du Canada à l’indépendance en droit constitutionnel. Le Statut de Westminster ne mentionne nullement les peuples autochtones. Il se borne à énoncer que le Parlement britannique n’adoptera plus aucune loi relative au Canada. Le Statut de Westminster s’est bien davantage préoccupé du maintien de la monarchie, une priorité britannique.

Une autre loi britannique, la Loi constitutionnelle de 1867, avait déjà transféré la compétence législative sur les Autochtones au nouvel État autonome, mais non souverain, du Canada. Cette compétence autonome existait depuis l’Acte constitutionnel de 1791 qui avait créé l’Assemblée législative du Bas-Canada. Les premières lois importantes sur les Autochtones au Québec datent de 1850 ; elles furent adoptées par l’Assemblée législative du Canada-Uni sous l’Acte d’Union de 1840. L’Acte constitutionnel et l’Acte d’Union étaient aussi des lois britanniques qui exprimaient la souveraineté impériale, qui était la seule alors qui s’exerçait sur le territoire québécois, y compris sur les territoires traditionnels autochtones.

De 1763 à 1931, le Parlement britannique a conservé la faculté de légiférer sur la question autochtone au Canada, comme sur toute autre matière. Il a exercé cette faculté très souvent sur d’autres sujets, jamais sur la question autochtone. Non seulement il considérait que celle-ci relevait purement du droit interne, il ne croyait même pas qu’elle méritait son attention. Il s’en est remis à des assemblées législatives subalternes.

La seule intervention majeure des autorités britanniques relative aux droits autochtones n’était pas une loi. Elle fut ce qu’on peut appeler aujourd’hui un décret du gouvernement impérial, qui émanait du pouvoir exécutif. Elle a eu lieu au tout début de cette période.

1.4 La Proclamation royale de 1763 et la transformation de la nature juridique des droits autochtones

L’année 1763 fut mouvementée en Ontario. Non seulement le régime français y a pris fin définitivement, mais il y eut aussi une révolte autochtone qui n’acceptait pas ce changement de souveraineté. Le Traité de Paris fut signé en février. La Proclamation royale fut adoptée de toute urgence en octobre pour mettre fin à la révolte. Elle fut l’acte fondateur du régime britannique pour l’ensemble du Canada, et continue aujourd’hui de produire des effets juridiques majeurs au Québec. Elle est un élément fondamental de la Constitution actuelle du Canada et elle est à l’origine de la notion de territoires non cédés. Les traités territoriaux anciens et modernes avec les peuples autochtones au Canada en découlent.

La révolte fut menée par le chef autochtone Pontiac, dont la base se trouvait au Michigan et qui a laissé son nom à une automobile. Il a forgé une coalition de peuples qui n’acceptait pas la non-reconnaissance des droits autochtones dans le Traité de Paris et l’affirmation de la souveraineté britannique sur leurs territoires. Cette révolte gagna l’Ontario au point d’inquiéter sérieusement les nouvelles autorités britanniques encore peu établies. Elles dépêchèrent sur place leur meilleur négociateur auprès des Autochtones, William Johnson, qui avait réussi à établir des liens solides avec les Iroquois pour maintenir l’alliance contre les Français et leurs propres alliés autochtones pendant la guerre de Sept Ans. Après avoir discuté avec Pontiac, Johnson réussit à convaincre le gouvernement impérial qu’il fallait poser un geste d’envergure pour assurer son pouvoir dans ses nouveaux domaines. La Proclamation royale atteignit son objectif. Elle fut suivie du Traité de Niagara de 1764 signé avec Pontiac. Certains historiens du Canada anglais qualifient ce traité de véritable fondement du Canada2.

Essentiellement, la Proclamation royale reconnaît les droits territoriaux et autres droits ancestraux à l’intérieur du droit constitutionnel canadien, ce que n’avait fait aucun autre colonisateur impérial dans les Amériques. Des règles majeures qui ont cours encore aujourd’hui dans les relations territoriales avec les Autochtones furent établies. Aucun autochtone individuel ne pouvait céder son territoire. Les territoires autochtones étaient considérés une propriété collective qui ne pouvait être cédée que collectivement dans un traité. Seule Sa Majesté, c’est-à-dire l’État canado-britannique dont la province de Québec allait devenir une émanation, pouvait acquérir les territoires collectifs autochtones par un traité. Les transactions foncières privées étaient interdites. La colonisation au Canada ne pouvait s’effectuer légalement que suivant les termes d’un traité avec les peuples autochtones.

Le Québec fut longtemps exclu du champ d’application de la Proclamation royale parce des générations de gouvernements et de juristes britanniques, canadiens et québécois ont estimé qu’implicitement les droits ancestraux n’avaient pas survécu à l’occupation française du territoire dans la vallée du Saint-Laurent. Les gouverneurs britanniques de la Colombie-Britannique ont pris la même position. Ce n’est que dans les années 1990 que la Cour suprême a décidé que la Proclamation royale s’appliquait autant à ces deux provinces qu’à l’Ontario ou au reste du Canada. C’est pourquoi il y a depuis peu en droit canadien, en fait depuis le lendemain du référendum de 1995, des territoires non cédés au Québec. Non cédé signifie sans traité.

La Proclamation royale de 1763 est mentionnée dans la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui forme la partie I de cette Loi, exclut les droits issus de la Proclamation royale de l’application de cette Charte. Les droits collectifs qui sont refusés au Québec sont garantis aux peuples autochtones par une charte des droits individuels qui sert à combattre l’identité nationale du Québec. C’est la profonde contradiction canadienne dans toute sa splendeur.

L’article 25 se lit comme suit :

Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés – ancestraux, issus de traités ou autres – des peuples autochtones du Canada, notamment :

a) aux droits et libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763 ;

b) aux droits et libertés existants issus d’accords territoriaux ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.

L’alinéa b) vise notamment la Convention de la Baie James, conclue en 1975 et visant la partie du Québec qui n’avait pas été soumise à une occupation française intensive. Cette Convention découle elle-même de la Proclamation royale.

L’article 25 a fait l’objet d’une première décision majeure de la Cour suprême en 2023. Il est crucial pour une compréhension historique de l’État canadien.

Il est suivi de l’article 35, qui forme à lui seul la partie II de la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 35 constitutionnalise les droits ancestraux et les droits issus de traités, ce qui a pour effet implicite ou indirect de constitutionnaliser la Proclamation royale elle-même. La constitutionnalisation signifie que ces droits prévalent sur les dispositions des lois fédérales ou provinciales qui leur sont contraires. La constitutionnalisation canadienne diffère de celle que l’on trouve dans la Constitution des États-Unis, qui prévoit depuis son origine en 1787 uniquement une protection pour les droits issus de traités, les autres droits demeurant à la discrétion du Congrès. La Proclamation royale de 1763 s’est aussi appliquée aux États-Unis, comme d’autres règles issues du droit britannique, mais elle ne fait pas partie de la Constitution.

La première grande décision du Québec souverain en matière de droit autochtone sera de décider de reconduire ou non la Proclamation royale dans son droit constitutionnel. Il devra décider s’il se donne l’obligation juridique de conclure des traités avec chacune des onze nations autochtones reconnues par l’Assemblée nationale. À l’heure actuelle, le seul traité territorial majeur est la Convention de la Baie James, conclue avec deux d’entre elles (les Cris et les Inuit), à laquelle s’ajoute une convention complémentaire, la Convention du Nord-est québécois (avec les Naskapis). Le Québec peut choisir de s’engager à négocier des traités avec les huit autres nations sans reprendre la Proclamation royale dans son droit interne, ou en ne la conservant que provisoirement jusqu’à ce que ces traités soient conclus.

Encore plus fondamentalement, le Québec souverain devra décider dans sa constitution dans quelle mesure il reconnaît le droit à l’autodétermination des peuples autochtones sur son territoire.

1.5 Grandeur et misères du droit à l’autodétermination

Le 19 juillet 2024, la Cour internationale de Justice (CIJ) rendait un jugement majeur, l’Avis consultatif sur les conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est. Contrairement aux jugements de la Cour suprême du Canada, les avis de la Cour internationale de la Justice lieront le Québec souverain. Dans cet Avis, la CIJ a décidé que l’occupation par Israël des territoires palestiniens est illégale et que cet État est coupable d’apartheid. Elle a décidé également que le peuple palestinien a droit à un État indépendant sur l’intégralité des territoires occupés par Israël depuis 1967.

L’Avis est le plus récent jugement de la CIJ qui analyse la portée juridique du droit à l’autodétermination3. La CIJ avait déjà reconnu en 2004 que le peuple palestinien détient ce droit dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé. Elle a précisé qu’il s’agit de l’un des principes essentiels du droit international contemporain, et que tous les États ont un intérêt juridique à ce qu’il soit protégé. Elle a ajouté qu’en matière de décolonisation, ce droit est inaliénable et incontournable. Le droit à l’intégrité territoriale est son corollaire. Le droit à l’autodétermination confère au peuple palestinien un droit à un État indépendant et souverain sur l’intégralité des territoires occupés par Israël depuis 1967. Toujours selon la CIJ, en vertu du droit à l’autodétermination, un peuple est protégé contre les actes visant à disperser la population et à compromettre son intégrité en tant que peuple.

Un autre élément du droit à l’autodétermination est le droit d’exercer la souveraineté permanente sur les ressources naturelles La Cour a constaté qu’Israël exploitait les ressources naturelles du territoire palestinien occupé à son propre profit et au profit des colonies, manquant ainsi à l’obligation qui lui incombe de respecter la souveraineté permanente du peuple palestinien sur lesdites ressources. En privant, depuis des décennies, le peuple palestinien de la jouissance des ressources naturelles présentes dans le territoire palestinien occupé, Israël a fait obstacle à l’exercice par celui-ci de son droit à l’autodétermination.

Outre le préjudice causé aux personnes, prises individuellement, la CIJ estime que les violations des droits des Palestiniens ont des répercussions sur le peuple palestinien dans son ensemble, en ce qu’elles rendent impossible son développement économique, social et culturel. Cumulées, multidimensionnelles et intergénérationnelles, ces répercussions ont eu un effet profond sur l’économie, l’environnement et la société palestinienne, dont ils ont dégradé les conditions de vie, et qui a subi des déplacements forcés et vu reculer le développement du territoire palestinien occupé, et se renforcer la dépendance asymétrique de son économie à l’égard d’Israël.

Le plus haut tribunal international conclut que le caractère prolongé des politiques et pratiques illicites d’Israël aggrave la violation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination4.

Le Québec souverain devra décider comment il interprète cette analyse de la CIJ dans le contexte de sa relation avec les peuples autochtones du Québec. Il ne fait aucun doute que, s’il ne sera plus responsable devant le Canada, il sera redevable au regard de la communauté internationale d’une nouvelle responsabilité juridique au sujet de cette relation. Puisqu’il faut présumer que le Québec souverain voudra respecter le droit international et que le Québec ne voudra pas un jour devoir se justifier devant la CIJ, cette question est incontournable pour toute personne qui veut penser l’indépendance sérieusement.

Dans l’état actuel des choses, seuls les États peuvent entreprendre des procédures devant la CIJ. Les peuples autochtones du Québec ne pourront donc pas y recourir directement. L’État palestinien, reconnu par les trois quarts des États du monde même s’il n’existe pas réellement, est une exception. Puisque le droit à l’autodétermination est une norme impérative, tout État a un intérêt juridique suffisant devant la CIJ pour le faire respecter, comme l’a fait l’Afrique du Sud au soutien de la Palestine. La Bolivie, par exemple, qui se définit comme un État plurinational, aurait le droit de saisir la CIJ par solidarité avec les peuples autochtones du Québec. Ce ne sont pas des choses qui peuvent être prises à la légère par les souverainistes québécois.

Le peuple palestinien peut être considéré comme étant un peuple autochtone même s’il n’a pas été qualifié ainsi par la CIJ. Cependant, le peuple israélien ne peut pas être considéré comme un peuple autochtone puisqu’il n’a pas occupé son territoire avant le XXe siècle. Le peuple juif de l’Antiquité n’est pas le peuple israélien d’aujourd’hui. Même s’il l’était, la rupture de son occupation du territoire pendant deux mille ans le priverait de sa qualité d’autochtone. Des liens culturels ou religieux très anciens avec un territoire ne peuvent se substituer à l’occupation effective, qui est déterminante en droit international depuis son origine. Le peuple israélien contemporain est composé des descendants de nouveaux arrivants de multiples origines qui se sont établis depuis un siècle. Comme tous les peuples, il détient son propre droit à l’autodétermination même s’il n’est pas autochtone.

Le droit à l’autodétermination est à géométrie variable. Ce principe juridique a fait son apparition en droit international il y a un siècle environ5 et a été confirmé dans la Charte des Nations Unies de 1945. Son contenu a été précisé graduellement et a évolué considérablement. Il est impossible de prédire ce qu’il sera dans cent ans.

On peut seulement dire qu’à ce moment de l’histoire mondiale, le droit international contemporain ne confère pas aux peuples autochtones du Québec un droit à l’indépendance tel que celui du peuple palestinien. Ce dernier s’inscrit dans le contexte de la décolonisation, qui dans le droit international actuel se limite toujours à la définition traditionnelle du démembrement des empires coloniaux, principalement européens. Le droit à l’autodétermination ne comprend actuellement un droit à l’indépendance que pour les anciennes colonies de ces empires définis strictement.

Le peuple palestinien a été colonisé dans le cadre de l’Empire ottoman pendant plusieurs siècles, avant que celui-ci ne soit démembré pendant la Première Guerre mondiale. L’armée britannique a conquis Jérusalem en 1917. Le territoire palestinien a fait partie de l’Empire britannique pendant trente ans dans le cadre d’un mandat supervisé par la Société des Nations. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni a remis la responsabilité de ce territoire en proie à des conflits à l’Organisation des Nations Unies qui venait d’être créée. L’Assemblée générale de l’ONU a alors opté pour une solution à deux États, mais la déclaration d’indépendance d’Israël de 1948, suivie de l’usage de la force, a empêché jusqu’ici la création d’un État souverain palestinien.

Ce contexte particulier n’est pas transposable au cas du Québec. La CIJ n’a jamais étendu le droit à l’indépendance aux peuples autochtones des Amériques. Il existe un écart important entre le discours de la gauche intellectuelle sur la décolonisation et l’état actuel du droit international.

On peut bien sûr définir le Canada comme un empire intérieur sur le plan historique ou politique. On ne peut pas le faire à ce stade sur le plan juridique. Il n’est pas interdit de penser que la jurisprudence de la CIJ et l’interprétation dominante du droit international puissent continuer à se transformer au cours du présent siècle.

Il est également évident que le droit à l’autodétermination du peuple palestinien défini par la CIJ recoupe sur plusieurs points le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, tel que défini par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007. Cette Déclaration exprime l’une des évolutions les plus significatives du droit international du nouveau millénaire. Il convient maintenant de l’examiner brièvement.

1.6 La Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones

La Déclaration des Nations Unies (ci-après « la Déclaration ») a été adoptée en 2007 par l’Assemblée générale des Nations Unies. Seuls quatre États ont voté contre son adoption : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis. Ce sont tous des États colonisateurs issus de l’Empire britannique. Les trois premiers ont renversé leur position depuis 2007. Seuls les États-Unis maintiennent leur refus d’entériner la Déclaration.

Le Québec souverain ne doit pas s’inspirer des États-Unis, l’empire colonisateur qui a succédé à l’Empire britannique en Occident.

Le gouvernement conservateur de Stephen Harper a nuancé le vote négatif du Canada qui avait été exprimé par le gouvernement libéral de Paul Martin. Le gouvernement Harper a signé la Déclaration sous réserve d’atténuer ou réduire la portée de ses principales dispositions. En prenant le pouvoir en 2015, le gouvernement Trudeau a immédiatement adhéré inconditionnellement à la Déclaration. Il est allé beaucoup plus loin en 2021 en insérant la Déclaration dans le droit interne canadien. La Colombie-Britannique a fait de même pour son droit provincial, la seule province à le faire jusqu’ici. Le gouvernement Legault a exprimé à plus d’une reprise son opposition à la Déclaration.

Il est clair que la position à prendre à l’égard de la Déclaration a été une décision capitale pour l’État canadien. Il est clair qu’elle sera tout aussi majeure pour le Québec indépendant. L’enjeu n’est rien d’autre que la définition de lui-même qu’il se donnera. Sera-t-il à son tour un État colonisateur comme les autres en Amérique ou un État qui rejette la colonisation intérieure des peuples autochtones qui a produit leur pauvreté et leur sous-développement ? La réponse à cette question sera une dimension essentielle de l’identité du Québec. Ce sera aussi un choix éthique et moral incontournable.

Les peuples autochtones ont vécu le grand remplacement. Ils ont été submergés par l’arrivée massive d’envahisseurs et d’immigrants européens, Français et Anglais, qui ont graduellement occupé leurs territoires sans leur consentement, détruit leur culture traditionnelle et supprimé leur souveraineté. À cet égard, la différence entre les empires coloniaux français et britannique, tous deux esclavagistes par ailleurs, en est une de degré et non de nature. Les peuples autochtones ont conservé leur identité dans des conditions immensément plus difficiles que celles encourues par le peuple québécois, ayant subi la domination des deux peuples autrefois qualifiés de fondateurs du Canada.

Les représentants politiques du peuple québécois, fédéraux et provinciaux, ont été les co-responsables du maintien et de l’amplification de l’oppression des peuples autochtones au Québec. Il est entièrement faux que cette oppression a été uniquement le fait des Anglais ou des Canadiens. Ce qui est vrai, c’est qu’elle a été le fait du droit britannique auquel les Canadiens et les Québécois ont concouru, notamment par l’exercice de la compétence provinciale sur les ressources naturelles attribuée au Québec depuis 1867.

Comme l’a exprimé An Antane Kapesh, dans Je suis une maudite sauvagesse, l’ouvrage fondateur de la littérature autochtone au Québec, paru en 1976 :

Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a demandé de permission à personne, il n’a pas demandé aux Indiens s’ils étaient d’accord.

Les lois québécoises actuelles sur les forêts, les mines et l’hydroélectricité sont incompatibles avec la Déclaration. Elles sont par conséquent incompatibles avec le droit international du XXIe siècle6. S’il veut jouer un rôle positif et constructif dans la communauté internationale du XXIe siècle, le Québec souverain doit s’engager dans sa constitution à les réviser en profondeur, tout comme il l’a fait lorsque les chartes des droits du Québec et du Canada ont été adoptées. Ces lois sont l’expression de la discrimination systémique la plus profondément structurelle au Québec. Trop de gens blâment les victimes de cette discrimination structurelle, y compris chez les indépendantistes québécois.

C’est précisément la discrimination structurelle telle que celle que l’on trouve au Canada, y compris au Québec dans l’exercice des compétences provinciales de l’Assemblée nationale, qui a justifié l’adoption de la Déclaration. Ses articles 3 et 4 définissent ainsi le droit à l’autodétermination des peuples autochtones du Québec :

Article 3 Les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.

Article 4 Les peuples autochtones, dans l’exercice de leur droit à l’autodétermination, ont le droit d’être autonomes et de s’administrer eux-mêmes pour tout ce qui touche à leurs affaires intérieures et locales, ainsi que de disposer des moyens de financer leurs activités autonomes.

Il ne fait aucun doute, au regard du droit international contemporain, que le droit à l’autodétermination des onze nations autochtones reconnues par l’Assemblée nationale est moins étendu que celui du peuple palestinien, qui a droit à un État indépendant. Le droit à l’autodétermination autochtone reconnu par le droit international confère plutôt un droit à une autonomie substantielle à l’intérieur de la république du Québec. Il ne fait aucun doute que ce droit à l’autonomie est déjà satisfait pour l’essentiel pour les trois nations autochtones signataires de la Convention de la Baie James et de la Convention du Nord-est québécois, qui s’appliquent sur les deux tiers du territoire du Québec.

Il ne fait aucun doute également que le droit à l’autodétermination des peuples autochtones leur donne le droit de tenir librement des référendums selon leurs propres règles, qui conduisent à exprimer une préférence politique pour le maintien de leur rattachement au Canada. Ils ne trouveront cependant aucun appui juridique, que ce soit en droit canadien ou en droit international, pour imposer cette préférence au Québec. En droit canadien, le Renvoi sur la sécession du Québec, le jugement majeur de la Cour suprême qui liera l’État canadien au moment de l’accession du Québec à la souveraineté, ne soulève pas les droits autochtones. Ce n’est pas surprenant, car le droit canado-britannique n’a jamais reconnu aux peuples autochtones des droits de souveraineté.

Théoriquement, il est possible de concevoir des micro-États souverains autochtones. De tels États existent en Europe depuis au moins la chute de l’Empire romain. Parmi eux, on compte aujourd’hui Monaco, le Liechtenstein et Andorre, qui sont stables et prospères. L’Italie en compte deux : San Marino (ou Saint-Marin) et le Vatican. San Marino est la plus ancienne république au monde encore en existence. Elle est située au sommet d’une montagne et compte 33 000 personnes. Le Vatican est l’un des États les plus influents du monde ; il a été créé en 1929 avec l’accord de Mussolini. C’est une république théocratique d’environ 500 habitants sur moins d’un demi-kilomètre carré, de moins grande taille qu’une réserve autochtone au Québec. De tels micro-États ne peuvent exister ou survivre sans l’accord des États voisins.

Les micro-États autochtones ne pourraient exister qu’avec le consentement du Québec, parce que le droit international et le droit constitutionnel canadien garantissent tous deux l’intégrité de son territoire. Selon l’article 46 de la Déclaration des Nations Unies de 2007, celle-ci ne peut servir à remettre en question l’intégrité territoriale d’un État souverain. Le droit à l’autodétermination des peuples autochtones se limite donc à un droit international à l’autonomie.

Ces paramètres juridiques étant posés, il reste à voir comment ce droit à l’autonomie peut se concrétiser dans un Québec souverain.

2. Le droit à l’autonomie autochtone dans un Québec souverain

Pour le juriste, il y aura deux textes fondateurs du Québec souverain : un traité avec le Canada, si l’un et l’autre existent7, et la constitution du Québec souverain. Le premier sera souhaitable, mais incertain, le second existera nécessairement. Tous deux pourraient contenir des dispositions relatives aux peuples autochtones.

2.1 L’autonomie autochtone par l’entremise d’une relation de droit international avec le Canada

Il n’est pas certain que le Canada soit un État stable après l’accession du Québec à la souveraineté. Même s’il l’était, il n’est pas certain qu’il sera possible de conclure un traité avec lui. Il pourrait s’enfermer dans des positions irrationnelles ou inacceptables qui ne feraient que lui nuire. Nous examinons ici l’hypothèse d’un partenaire canadien qui serait stable et rationnel. Ce n’est pas nécessairement l’hypothèse qui est la plus probable dans un premier temps.

Un traité avec le Canada sera fondé sur une relation de droit international. Il aura peu à voir avec le droit constitutionnel du Canada ou du Québec, même s’il doit leur être conforme dans ses grandes lignes. Néanmoins, les positions du Canada dans la négociation avec le Québec pourraient être influencées par ce qu’il considère être ses obligations juridiques envers les peuples autochtones du Québec. Le Québec souverain ne sera pas tenu par le droit international d’accepter ces positions.

La principale priorité du Canada ne sera pas d’imposer au Québec souverain sa vision des droits autochtones. Sa principale priorité sera économique : assurer la stabilité du dollar canadien par un partage de la dette fédérale, garantir la liberté de circulation commerciale sur le fleuve Saint-Laurent, maintenir le libre-échange avec le Québec dans son propre intérêt économique. La question autochtone viendra après ces dossiers.

Le Québec aura beau jeu de refuser de discuter de la question autochtone avant que le Canada ne reconnaisse l’intégrité de son territoire. Il pourrait aussi exiger une déclaration de ce dernier que le droit international ne permet nullement de remettre en question le territoire du Québec souverain. Le Canada n’a aucun intérêt rationnel à refuser ces demandes. Sinon, il créerait un précédent qui pourrait se retourner contre lui ou contre son puissant voisin.

Le Canada n’aura aucun intérêt à conserver un lien juridique quelconque à l’égard des peuples autochtones du Québec. S’il en faisait la demande, le Québec pourrait demander la pareille à l’égard des Innus du Labrador, des Inuits du Nunavut et des Anishnabés de l’Ontario. Il est probable que la discussion s’arrêtera là.

Le Canada pourrait tout au plus demander que le Québec s’engage à reproduire dans sa constitution son obligation fiduciaire envers les peuples autochtones. L’obligation fiduciaire fondée sur l’honneur de la Couronne ne se trouve pas dans le texte de la Constitution du Canada, mais elle est l’un des principaux moteurs du droit autochtone canadien. C’est elle qui a conduit à des réparations de plusieurs milliards pour les pensionnats autochtones ou les manquements aux traités d’un océan à l’autre. Elle est loin d’avoir fini de produire des effets juridiques en droit canadien, y compris dans la province de Québec, car les manquements à l’obligation fiduciaire sont l’une des principales caractéristiques d’un État colonial.

Cette obligation a été créée par les tribunaux canadiens dans les années 1960 et constitutionnalisée par la Cour suprême en 1984. Elle est tout à fait distincte de la constitutionnalisation des droits ancestraux et des droits issus de traités en 1982. Le Canada pourrait estimer qu’il est tenu par son obligation fiduciaire en droit interne de prendre la défense des peuples autochtones du Québec au moment de l’accession du Québec à la souveraineté. Un État stable et rationnel prendrait cette position.

Le Québec souverain pourrait réagir de deux façons. Il pourrait accepter de rassurer les peuples autochtones en s’engageant à maintenir une relation fiduciaire avec eux dans un traité avec le Canada. Il pourrait aussi décider que cette question ne concerne plus le Canada, et laisser une instance appropriée créée par sa constitution décider de la nouvelle forme particulière de cette relation fiduciaire au nom d’un principe de continuité. Ces décisions relèveront de sa souveraineté.

Les deux options peuvent être juridiquement et moralement acceptables si elles sont fondées sur la bonne foi. Elles peuvent aussi être cumulées. De toute manière, le plus important ne sera pas là.

2.2 L’autonomie autochtone par l’entremise du droit constitutionnel québécois

Le plus important sera le nouveau droit constitutionnel québécois, qui comprendra le texte de la constitution et l’interprétation qui en sera faite par les tribunaux et les autorités politiques pertinentes.

Voici quelques propositions en ce sens.

La relation fiduciaire avec les peuples autochtones devrait être fondée sur l’honneur de la république du Québec et inscrite dans sa constitution.

Le gouvernement du Québec devrait formellement annoncer avant l’accession à l’indépendance qu’il renonce à la cession des droits ancestraux comme exigence première pour la conclusion d’un traité avec les peuples autochtones. Cela rendra caduc l’article 2.1 de la Convention de la Baie James. Les droits ancestraux devraient être suspendus pendant la durée de vie d’un traité, mais devraient être considérés comme incessibles conformément à la vision du droit international8. Les traités devraient être renégociés tous les demi-siècles, ou avant sur consentement des parties. Une telle annonce apaisera considérablement les tensions avec les peuples autochtones et sera le début concret d’une nouvelle ère au Québec.

La Constitution du Québec devrait prévoir la création d’une chambre haute du Parlement, appelée Chambre des premiers peuples et des régions, car la question autochtone ne peut être dissociée de celle de la décentralisation régionale. Chacune des nations autochtones devrait pouvoir désigner un membre de cette chambre haute selon les procédures qu’elle se donne. Le consentement de la majorité des membres autochtones devrait être requis sur certaines questions, notamment la ratification des traités conclus avec les peuples autochtones et la modification des lois et des dispositions constitutionnelles qui les concernent. Cette chambre haute peut être créée avant l’accession à l’indépendance en vertu du droit constitutionnel canadien. Ce geste enverrait un puissant message de réconciliation.

Un autre puissant geste de réconciliation serait d’enfin donner suite à la promesse de René Lévesque dans la résolution parlementaire de mars 1985 qui a reconnu les nations autochtones du Québec et leur droit à l’autonomie. Cette promesse était la création d’une commission parlementaire permanente pour initier un dialogue institutionnel avec les peuples autochtones. L’État québécois doit cesser de craindre le dialogue avec les porte-parole que se donnent les nations autochtones, même si ce dialogue est difficile jusqu’à ce qu’une nouvelle confiance soit établie. L’État québécois doit cesser de diviser pour régner comme il le fait actuellement. Le dialogue institutionnel doit être respectueux et honorable de part et d’autre.

La république du Québec doit s’engager dans sa constitution à faciliter l’accès des nations autochtones aux instances internationales appropriées et s’engager à contribuer de manière positive à l’évolution du droit international les concernant.

La constitution de la république du Québec doit prévoir la création d’un tribunal spécialisé appelé Chambre constitutionnelle, suivant le modèle d’une instance semblable en France. Ce tribunal spécialisé aura la juridiction exclusive sur le droit constitutionnel et autochtone québécois. La Cour suprême du Québec et les autres tribunaux auront juridiction sur le droit commun, tel que le droit civil, le droit criminel ou le droit administratif. La Chambre constitutionnelle devra compter une minorité de membres autochtones ou de membres non autochtones choisis par les nations autochtones. Les nations autochtones auront un accès privilégié à la Chambre constitutionnelle, égal à celui de l’État québécois.

La constitution de la république du Québec devra prévoir un engagement à négocier un traité constitutionnel interne avec l’ensemble des nations autochtones du Québec. Ce traité fondamental aura pour objet le partage de la souveraineté interne sur le territoire. Il sera lié aux dispositions constitutionnelles sur la décentralisation régionale, qui devront être conformes au traité fondamental. Le traité fondamental devra reprendre la Convention de la Baie James et contenir un engagement constitutionnel à négocier des traités spécifiques avec les autres nations autochtones après l’accession à l’indépendance. Ces traités spécifiques auront aussi une valeur constitutionnelle. Il n’est pas nécessaire que le traité fondamental soit conclu avant l’accession à l’indépendance, mais un gouvernement souverainiste doit en faire l’annonce peu après son élection afin de préparer correctement et de manière crédible cette accession9. Les réserves actuelles demeureront jusqu’à ce qu’un traité en décide autrement10.

Toutes les lois du Québec, y compris le Code civil, devraient être révisées pour les rendre conformes au traité constitutionnel fondamental en accord avec la Charte des droits du Québec, qui aura priorité sur le traité.

Dès son élection, un gouvernement souverainiste doit annoncer son intention de respecter la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et de l’inscrire dans la constitution de la république du Québec, tout en reconnaissant qu’il peut y avoir des désaccords raisonnables sur son interprétation et sa mise en œuvre.

Si elles étaient adoptées, ces mesures établiraient la crédibilité et le sérieux du projet de souveraineté québécois au XXIe siècle. Elles demanderont du temps et des efforts. Il en va de la responsabilité internationale et interne du peuple québécois à l’égard des peuples autochtones.

Conclusion

En ce premier quart du XXIe siècle, les peuples autochtones du Québec ont acquis la personnalité juridique internationale. Ils sont maintenant à nouveau des sujets du droit, plutôt que des objets juridiques, pour la première fois depuis la Conquête. Ils s’opposent avec raison à un futur transfert de souveraineté qui les emporterait comme des biens meubles. Le peuple québécois ne justifiera moralement sa propre souveraineté que s’il consent à la partager sur le territoire de son État. Le Québec souverain ne doit pas être multiculturel, mais il doit être multinational, car cela correspond à la réalité sociale. Cela ne pourra d’abord se faire que par le nouveau droit constitutionnel québécois. Si celui-ci ne reconnaît pas le droit autochtone à une autonomie substantielle, il faut s’attendre à une intervention croissante du droit international. Le Canada ne jouera pas un rôle déterminant dans ce dossier.

À une époque sombre de l’histoire de l’humanité, le modèle de coexistence proposé fera de la république du Québec un État non colonial, qui n’est pas fondé sur des rapports de domination entre les peuples, et qui peut inspirer le monde entier.

Voici ce qui est ultimement pour moi le plus grand paramètre juridique, qui est issu du droit naturel. Gayanashagowa, la Grande Loi de la Paix des Mohawks, contient les mots suivants :

Leurs cœurs seront remplis de paix et de bonne volonté et leur esprit rempli du désir de bien-être pour les gens de l’alliance entre les peuples11.

Quelques lectures

An Antane Kapesh, Eukuan Nin Matshi-Manitu Innushkueu, Je suis une maudite sauvagesse, Mémoire d’encrier, réédition 2024, édition originale Leméac 1976, par une femme innue qui a marqué son peuple et continue de l’inspirer.

André Binette, Justin Trudeau’s constitutional coup, Inroads, Issue 55, juin 2024.

Denys Delâge et Jean-Philippe Warren, Le piège de la liberté, les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes coloniaux, Boréal, 2017.

Camil Girard, « Qualifier pour disqualifier… Michel Foucault et la gouverne des “marginaux” ou comment les peuples autochtones ont été exclus de la fondation du Canada (1867) »

https://classiques.uqam.ca/contemporains/girard_camil/Qualifier_pour_disqualifier/Qualifier_pour_disqualifier_texte.html.

Dalie Giroux, L’œil du maître, Mémoire d’encrier, 2020.

Marie Léger, « L’histoire de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones », Recherches amérindiennes au Québec, Vol. 37, Nos. 2–3 (2007).

Patrick Macklem, «First Nations Self-Government and the Borders of the Canadian Legal Imagination», McGill Law Journal, Vol. 36, No. 2 (September 1990).

Zebedee Nungak, Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes. Le combat des Inuit du Québec pour leurs terres ancestrales, Boréal, 2019.

Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne, Essai sur les fondements d’une morale sociale, Presses de l’Université Laval, 1989.


1 Comme l’a écrit le professeur Ghislain Otis de l’Université d’Ottawa dans un texte inédit que j’ai eu l’avantage de lire : « Bien que les observateurs tiennent pour faible la probabilité d’une sécession intégralement conforme à l’ensemble des exigences du droit interne canadien, les règles de droit interne ne sont pas déterminantes au regard du droit international ». Voir Patrick Dumberry, « The Secession Question in Quebec », dans Jure Vidmar (dir,) Research Handbook on Secession, Edward Elgar Publishing, 2022, 148, p. 156-163.

2 L’hypocrisie anglo-canadienne a ensuite privé ce traité de tout effet juridique, puisqu’il n’était pas consigné sur papier, mais sur wampum, les coquillages qui engageaient les nations autochtones unilatéralement. Il a cependant eu pour effet politique majeur de ratifier la Proclamation royale : https://en.wikipedia.org/wiki/Treaty_of_Fort_Niagara.

3 Cette analyse se trouve aux paragraphes 232 à 243 de l’Avis.

4 Les références de la CIJ à sa jurisprudence antérieure sont omises.

5 Le premier homme d’État à le soutenir a été le président américain Woodrow Wilson, au pouvoir de 1913 à 1921, donc pendant la Première Guerre mondiale. Il a été le seul président de son pays jusqu’ici à avoir été un professeur de droit international. Ce n’est pas près de changer. Il a joué un rôle déterminant dans la rédaction du Traité de Versailles. Il a prédit que l’échec de ce dernier mènerait à un deuxième conflit mondial encore plus étendu.

6 La démonstration de cette incompatibilité, faute d’espace, ne peut se faire dans le cadre du présent article. Elle pourra être faite dans un texte ultérieur.

7 Je ne partage pas le postulat souverainiste selon lequel le Canada sans le Québec survivra intégralement.

8 La demande canadienne de cession des droits ancestraux, qui est une condition incontournable de la négociation des traités depuis son origine et qui retarde considérablement leur conclusion, est l’équivalent de demander au peuple québécois de renoncer à son droit à l’autodétermination comme condition de sa reconnaissance dans la Constitution du Canada. C’est de l’oppression juridique à l’état pur qu’il serait odieux que le Québec reconduise. Dans la perspective autochtone, ce sera l’un des premiers tests révélateurs de sa bonne foi.

9 Le réalisme exige de reconnaître qu’il ne peut pas être question que le gouvernement du Québec cède à toutes les demandes autochtones. Par exemple, il pourra proposer, au moins pour la majorité des nations autochtones qui n’ont pas acquis une expertise financière, la création d’un fonds de souveraineté qui fournira un capital commun de développement économique. Il pourra demander de participer à la gestion de ce fonds, assurer la transparence de sa gestion et prévoir qu’il servira à renforcer l’économie du Québec. L’essentiel en tout temps sera la bonne foi de part et d’autre.

10 La délicate question du maintien, ne serait-ce que provisoire, de la Loi sur les Indiens ne pourra être que négociée. Cette loi, avec laquelle les peuples autochtones entretiennent une relation complexe non dénuée de contradictions, ne saurait plus jamais leur être imposée. Elle peut toutefois subsister avec leur accord pendant quelques années, faute de mieux, en attendant la signature des nouveaux traités. Pendant cette période, elle pourra aussi être améliorée par l’Assemblée nationale avec le consentement des nations autochtones.

11 Traduction de l’original : « Kwah raoneriahnéshon tsi skén:nen tánon ka’nikonhrí:io, tánon ne raoti’nikonhráke ne khok enwá:take nahò:ten ne ashakoti’nikonhraié:rite ne kentióhkwa (confederacy) ónkwe. »

* Constitutionnaliste.

Récemment publié