Les géants des dunes de Tadoussac

Le fleuve Saint-Laurent est souvent décrit comme un géant. « Majestueux » et « gigantesque ». La mention de ces adjectifs revient presque systématiquement dans les brochures et les sites touristiques. Il est géant. Et si on fouille dans les pages des mythologies du monde, on découvre que la plupart des fleuves qui drainent les eaux des continents reçoivent eux aussi ces titres honorifiques. Le Danube comme le Gange sont des géants.

L’Amazone, le Yang-Tsê et le Nil sont gigantesques, également. Hérodote écrivait d’ailleurs que « l’Égypte est un cadeau du Nil » et c’est à peu près dans ces termes que l’anthropologue canadien Wade Davis, paraphrasant l’historien grec, parle de la Colombie du fleuve Magdalena.

À nul autre endroit, je n’ai mieux senti cette idée qu’aux dunes de Tadoussac, les plus hautes du Canada. L’endroit est étonnant. Un voisin m’en avait parlé, peu après son retour de vacances. Pour sa conjointe et lui, ce fut une improbable découverte. Des pentes et des pentes de sable, qui rompent soudain avec la forêt boréale aux alentours.

À deux kilomètres de la baie de Tadoussac et du petit, charmant cœur de la ville, à l’abri du souffle du fjord, mais pas du fleuve, c’est un tapis de sable déroulé et suspendu sur une centaine de mètres. Il descend jusqu’à l’arc d’une plage qui relie les Rochers du Saguenay et la baie du Moulin à Baude. Une plus grande plage s’y dévoile lorsque la marée s’est retirée. Hautes, les dunes offrent un point de vue saisissant. Je m’y suis senti comme sur deux puissantes échasses, debout devant ce qui n’est plus fleuve, mais mer. Avec autour les caps et les rocs. Oui, nulle part ailleurs je ne m’étais senti comme un géant pourrait se sentir. On en perd toute humilité !

Un fleuve n’est pas un objet, mais considéré théoriquement comme unité, comme entité, il ne peut manquer d’exercer sa fascination, qu’on l’étudie avec les yeux de la science, ou qu’on le contemple avec l’œil sensible de la poésie. Avec près de 1200 km de long, il forme ce gigantesque cours d’eau, tronc, canal et ancien fond de mer qui prend sa source au lac Ontario, coule longuement de Kingston jusqu’à Montréal et depuis le Richelieu longe ce que les géologues nomment la faille de Logan. Il commence à s’ouvrir à l’île d’Orléans et puis, à Tadoussac, nous sommes dans le moyen-estuaire et au début de l’estuaire maritime. Avec ses fonds variables, sa profondeur peut atteindre plus de 250 mètres et ici, les eaux salées rencontrent les eaux douces. Aux dunes, comme on ne peut faire l’économie de ce sentiment de grandeur qu’il inspire, il peut être pertinent d’interroger cette figure du géant, tant dans ses déclinaisons littéraires que selon une approche holistique recherchée par l’étude scientifique du Saint-Laurent. Entre le sentiment de la démesure et l’ambition de la mesure, quelques fragments de vérité à saisir.

Je vais donc jeter un regard sur ces deux perspectives, entre poésie et science. Même si le géant est une figure mythologique et littéraire, bien campée dans les contes pour enfants et les romans humanistes de Rabelais, c’est une figure qui revêt, à son corps défendant et à mon humble avis, un caractère plus sérieux, plus englobant, susceptible de nous éclairer sur la réalité mouvante du fleuve, alors que de plus en plus se fait ressentir l’urgence de développer une conscience écologique aigüe. Car l’enjeu auquel nous convie le fleuve n’est pas seulement de ressentir sa majesté et sa grandeur, mais de l’étudier, de le comprendre, voire même de l’enseigner, au carrefour des disciplines, pour reconnaître son apport dans la construction de notre société. Alors, faisons des dunes le lieu de notre modeste réflexion.

Le géant des poètes

En même temps, quand je les descends, ou que je me laisse entrainer dans la pente très inclinée, je redécouvre ma petitesse et en saisis mieux mes proportions : je ne suis pas un géant. Je ne suis qu’une petite créature qui fait attention aux cailloux pouvant heurter ses orteils. J’ai filmé ma fille qui la descendait aussi, à grandes enjambées, excitée par l’effet de descente accélérée, et qui l’a ressentie comme si on rapetissait.

Dans Né à Québec, par exemple, Alain Grandbois nous fait voir l’imposante stature du fleuve, qui agite l’imagination comme doit le faire un être surnaturel. Dans les descriptions de cet écrivain iconoclaste et grand voyageur devant l’éternel, tout concourt à rendre le fleuve fort et puissant. Ce récit, qui raconte les périples de l’explorateur Louis Jolliet (né à Québec) et qui nous fait traverser les paysages multiples de la Nouvelle-France, est surtout un texte sur l’aventure et l’immensité. Le fleuve y est l’inspirateur, voix aussi bien monstrueuse que démiurgique. Avec sa fratrie, l’enfant Jolliet restera marqué pour la vie par cette impression d’une vastitude à conquérir.

Les enfants grandirent devant le fleuve. Les spectacles qu’il leur offrait variaient à l’infini. Il représentait la joie, le mystère, le danger, le jeu. Il les poursuivait dans la nuit de leur sommeil, se mêlait à leurs songes, les pliait à son rythme puissant, imposait la présence de son éternelle aventure. Les enfants aimaient le fleuve, le craignaient. Ils savaient mesurer leur faiblesse à sa prodigieuse force. (p. 60)

Si ce remarquable récit historique de 1933 qu’est Né à Québec raconte les missions de l’explorateur Jolliet, il raconte aussi, en quelque sorte, l’apothéose de la Nouvelle-France. Mis dans le chemin du fleuve aux grandes eaux, Jolliet, accompagné du père Jacques Marquette, quittera le petit bourg de Québec au pied du Cap-Diamant pour se rendre aux Grands Lacs, de là s’aventurera sur les eaux d’un autre fleuve plus grand, le Mississippi, puis remontera au Labrador, plus tard jusqu’à la baie d’Hudson, pour finir seigneur de l’île d’Anticosti, rien de moins. On a l’impression, après ces voyages, que Jolliet, géant à sa façon, avait aussi de puissantes échasses pour parcourir cette ambition démesurée qui s’est nommée Nouvelle-France, de Champlain à la guerre de Sept Ans.

Si on fouille encore les livres, on retrouve à nouveau cette figure du géant bien gravée dans les vers libres de l’Ode au Saint-Laurent de Gatien Lapointe, qui fait parler le fleuve, voire le continent au complet. Avec ses rivages présentés comme « la plante de ses pieds », ses « deux océans » pour « bras […] le long de son corps » et le « soleil [qui] s’endort sous [s]a tête » de montagnes, l’ode a des ambitions de titans, qui ont vieilli un peu depuis 1962, mais dont le charme opère encore. Les Grands Lacs sont sa « main profonde et fluide » et la voix du poète tonne et plane avec ses accents tragiques, beaux et existentiels. Mais c’est surtout chez Pierre Morency que je retrouve encore mieux campée la figure du géant, plus intérieure, devenue intime. Le poète et naturaliste, auteur des Histoires naturelles du Nouveau Monde, lui prête la parole, avance un pas de plus dans la personnification du géant, et ce, dès les premières pages de ce livre au titre holistique, La vie entière. Nous ne sommes pas dans la mesure ici et c’est tant mieux. Le citer vaut presque de regarder le large depuis la terrasse des dunes. Presque.

Je suis la source et le lieu de tes souvenirs premiers. Depuis le début, je suis en toi et en toi je coulerai jusqu’à la fin. Jamais tu ne pourras te démettre de moi. Je baigne et j’irrigue les mots que tu as appris, dont tu as besoin pour penser et pour dire ce qui arrive en toi. Pas un jour de ton existence où tu ne m’as vu passer de près ou de loin. Le paysage, c’est moi. Le voyage, c’est moi. Rapproche-toi encore plus de moi si tu veux vraiment exprimer la substance de ta vie, si tu veux libérer ton esprit des images qui cherchent à naitre et par lesquelles tu veux transmettre ton être aux autres.

Même si je suis un des plus vastes fleuves de cette planète, je suis tout entier présent en ce lieu où tu te trouves. Ici même je suis la source et le golfe, estuaire et rapides, canaux et ouverture de l’océan Atlantique. Tous les lacs, tous les ruisseaux les plus fins, les rus à peine formés qui murmurent dans les herbes, les rivières aux grandes eaux nettes, les lentes et brunes au cours onduleux, toutes les grèves avec leurs criques et leurs baies, toutes les forêts du littoral, les prés salés, les battures, toutes les îles, tous les rochers blanchis de fientes, toutes les falaises et les plages de sable gris, tout cela est en moi et je suis ici. Les eaux entières du pays coulent devant toi. Je transporte la beauté, la richesse et les sens innombrables de toutes les eaux.

« Je suis ici. » Bref, quelque chose d’immense et de tout à fait intense s’impose à soi devant cette entité qu’est le fleuve. Et Grandbois et Morency, comme bien d’autres – on peut penser encore au Saint-Laurent mon amour de Monique Durand, aux Migrations – Fleuve mémoires de René Derouin, au Saint-Laurent en musique du compositeur André Gagnon, décédé récemment, ou aux émouvantes fugues de Flore laurentienne – vont tenter de le cerner comme tel. Il ne s’impose pas seulement par ses dimensions, mais aussi comme un objet de pensée qui, en effet, nous plie à son rythme puissant. Si on peut reconnaître la présence du fleuve, mais qu’on ne peut le voir en entier, le recours à ce trope du géant devient le moyen par défaut de se représenter ce cours d’eau du nord-est de l’Amérique.

Alors, le fleuve, qui est tout de même mesurable, connaissable (il faut imaginer tout le savoir que l’on a accumulé sur son compte depuis les derniers siècles) acquiert inévitablement cette dimension d’incommensurabilité. Nul autre que Pierre Perrault a fait résonner à ce point son interrogation sur cette immensité. Dans Le visage humain d’un fleuve sans estuaire, sorte de poème-testament de toute sa réflexion sur le fleuve et le territoire, son étonnement a presque, par moment, les accents du découragement et de l’impuissance :

comment, en somme, nommer un fleuve

aussi vaste que la perte de vue…

aussi intempestif que l’inespéré…

aussi innocent que l’empremier…

aussi inconnu que la découverte…

un fleuve qui n’en finit pas

d’énumérer ses divergences

comme s’il était tous les autres et lui-même à la fois…

Le géant, comme figure de pensée, est donc un thème philosophique, tout comme on le retrouve dans le Gargantua de Rabelais. Le thème du géant n’est donc pas qu’un dérivé mythologique attribué au fleuve, c’est une figure incontournable. Au fil de la tradition littéraire québécoise, un effort remarquable a été fourni, de Cartier et Champlain à Nérée Beauchemin et Louis Fréchette ; d’Alain Grandbois et Anne Hébert à plusieurs écrivaines et écrivains contemporains, pour donner un visage – humain – à ce fleuve, lui attribuer une identité et exprimer une volonté de le connaître mieux ; on l’a personnifié, on lui a donné la parole. Le moins que l’on puisse faire, c’est de reconnaître ce que cette tradition littéraire exprime depuis longtemps.

C’est de plus une figure de pensée qui inaugure le champ de la science et révèle notre interconnexion au monde. Bien sûr, le géant est fabuleux ; il demeure le monstre des contes pour enfants, c’est un titan en lutte contre les dieux, mais si on suit la logique bachelardienne, la fabulation ne nous éloigne pas toujours de l’étude et de la connaissance. Le fleuve est un géant dans plusieurs textes littéraires, mais est « géant » et « majestueux » ce qui renvoie à cette vue holistique à développer à l’égard du fleuve. Le fleuve est-il vraiment sans mesure, incommensurable, comme le soulève l’indignation de Pierre Perreault ? Il y a certainement une poésie à le dire incommensurable et infini, mais il y a cette autre poétique à en prendre la mesure.

Le géant des scientifiques

Dans son humilité, la science est une poétique, la fabrication d’un « dire » sur le monde. Marie-Victorin s’interrogeait d’ailleurs sur cette possibilité que les lettres québécoises (canadiennes en son temps) « gagneraient […] à ce contact avec la science1 ? » Il annonçait un Gaston Miron qui voyait dans la flore laurentienne un outil de poète, ou Réjean Ducharme qui en disséminait la connaissance de sa Flore dans ses romans. L’historien des sciences Yves Gingras a bien réhabilité récemment, dans Science, culture et nation, la pensée du grand naturaliste. Ce que voulait signaler Marie-Victorin, lorsqu’il affirmait cette idée encore neuve et vive pour nous, c’est que la littérature puisse donner du souffle à l’objectivité de la science, et inversement, que la science alimente la possibilité de la poésie ; comme les eaux douces en viennent à se mêler aux eaux salées : « Une culture de l’esprit qui reste exclusivement littéraire, tout aussi bien qu’une culture exclusivement scientifique, ne peut décemment s’appeler culture générale2. »

À partir de là, il faut reconnaître cette approche plus analytique, celle de la science, qui peut conjointement, avec l’inspiration poétique, constituer cette culture générale à laquelle aspirait l’auteur de la Flore laurentienne. Car le proverbe dit juste : qui trop embrasse, mal étreint, et l’exaltation doit déposer son nid dans l’étude méticuleuse. Le travail de ces scientifiques qui étudient le fleuve et ses écosystèmes est une somme inestimable : le microscopique, pour permettre le macroscopique. Après tout, ils en analysent les morceaux, segments, parcelles, éléments ; espèces marines, fonds marins, sédiments. Ces biologistes et océanographes, ces naturalistes, étudient les espèces aquatiques et leur évolution, retracent par la génétique les espèces passées et présentes, font l’inventaire et, au fond, la lecture du livre du fleuve. Ils fouillent ce fond, permettent d’établir l’état de santé du Saint-Laurent, en analysant ses eaux, sa température, son acidification, ce que l’on nomme dans le jargon ses « stresseurs », l’impact des pollutions sur son cours et ses vies contenues. Ils évaluent l’érosion de ses rivages, de ses îles, amassent des données pour en constituer un portrait toujours plus fin et intégré, qui permettra ainsi aux instances concernées de prendre les décisions éclairées sur ce fleuve, chemin qui marche, comme un géant. Comme l’évoquait déjà l’origine algonquine de son nom Magtogoek.

Pourtant, si la mesure est la façon la plus rigoureuse de connaître le géant fluvial, même les scientifiques admettent la difficulté à développer un point de vue global sur lui. Philippe Archambault, biologiste à l’Université Laval, dans une émission diffusée sur Savoir média, et cité également dans L’actualité, reconnaît cette difficulté. « Il faut avoir une vision plus holistique3 », affirme-t-il en évoquant son projet d’étudier les organismes vivants des fonds du tronçon du fleuve entre la ville de Québec et le lac Saint-Pierre. Son inquiétude principale, admet-il, réside même dans ce manque de perspective :

On ne le suit pas assez. On a le Saint-Laurent, au cœur de nos vies, de notre économie, de notre culture, presque au cœur de l’Amérique du Nord, et on ne le suit pas en permanence, on n’a pas de données en temps réel […] ça nous prend vraiment cette vision holistique du Saint-Laurent, qui est sur des milliers de kilomètres [qui implique] l’économie, les pêcheries, des gens qui vivent du Saint-Laurent. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on ne l’a pas mis au centre de notre vie comme étant presque le poumon autant économique que culturel. […] On le voit souvent comme étant présent, mais pas au cœur4.

Malgré tout, pour peu que l’on considère ces instituts et centres de recherche consacrés au Saint-Laurent, on constate que l’expertise sur le fleuve est colossale, regroupant biologistes, hydrologues, océanographes, chimistes, géographes, géologues, écologistes. Michel Starr de l’Institut Maurice-Lamontagne, qui étudie le niveau d’acidification dans le fleuve, reconnaît comme Archambault que « Le Big Picture, l’ensemble du fleuve, il est difficile à capturer. » Les chercheurs, travaillant dans leur discipline, collaborent évidemment, mais encore trop peu. La vue élargie, force est de reconnaître qu’elle est dure à obtenir. Ceux qui en prennent les mesures et en développent le portrait voient clair sur l’ampleur du défi. Pour ma part, en bon flâneur, j’ai multiplié les points de vue du fleuve ces dernières années pour me rendre aussi à l’évidence qu’on ne peut pas tout voir de ses yeux, et incidemment, qu’on ne peut non plus tout concevoir par l’esprit. Les clichés ont leur vérité : majestueux et géant, il nous dépasse littéralement et debout sur les épaules des dunes, on se sent comme un nain.

C’est en ce sens que l’appel lointain de Marie-Victorin de définir une culture générale adjoignant et combinant les lettres et les sciences, retrouvent aujourd’hui un argument de plus avec l’avènement de la conscience écologique et l’urgence d’agir contre les changements titanesques se jouant à l’échelle de la planète. Et là encore, la vue d’ensemble n’est pas du tout simple à développer, cédant parfois ses efforts au scepticisme et à l’indifférence.

La science sur le fleuve a ainsi besoin de son relai, de sa médiation, de cette culture générale. Pour les besoins de la vulgarisation et de la sensibilisation, il est même heureux de retrouver d’ailleurs dans des textes de scientifiques de renom, ce besoin de figurer, encore, et de personnifier le fleuve et le territoire. J’en prends pour exemple ce texte important sur le Saint-Laurent paru en 1967 dans les Cahiers de géographie. L’Esquisse pour une biogéographie du Saint-Laurent devrait d’ailleurs s’imposer comme un classique. L’éminent botaniste et ethnologue Jacques Rousseau avait en effet rédigé un long article décrivant avec la modestie de l’esquisse l’entièreté du paysage laurentien, comme on regarderait un visage :

Dans un monde où tout se mesure au temps des hommes, la tranchée laurentienne semble immuable. […] Le bouleversement des terrains qui prépare le paysage quaternaire n’est pas toujours l’œuvre de cataclysmes, mais plus fréquemment le résultat de mouvements lents, imperceptibles à l’échelle de nos concepts psychologiques. Voit-on les rides et les crevasses se graver à la surface de la peau ? (p. 183-184)

Puis Rousseau ajoute ironiquement à propos du territoire laurentien cette petite pointe digne d’un calepin de flâneur :

La vieillesse n’est pas un âge nouveau, mais le bilan d’une trop longue jeunesse (p. 184).

J’ai lu ce texte de Jacques Rousseau avec beaucoup de curiosité et je trouve même que le reste de sa description des transformations géologiques devient, à certains moments, un poème à lui seul ! Le passage des glaciations, pris de haut, devient un enfant qui joue, littéralement, un jeu dans l’espace et dans le temps :

La terre a connu plusieurs vagues caloriques, mais la dernière glaciation quaternaire, à trois reprises, burine le pays, façonne roches moutonnées et monadnocks, creuse des auges, sculpte des verrous, approfondit les vallées, abandonne partout ses blocs erratiques, strie la roche, dépose dans le lit exhaussé des ruisseaux sous-glaciaires le sédiment des eskers, édifie les moraines et sème les lacs (p. 184).

Impossible de ne pas ressentir à travers cette vulgarisation, le plaisir du botaniste à décrire le passage du glacier et la naissance de la vallée laurentienne. Sa phrase contient à la fois de nombreuses informations géologiques, mais elle s’enrichit de ces verbes qui évoquent tour à tour le jeu, la créativité artistique, la construction, la puissance de l’excavation et la main du paysan qui sème. Ce ne sont pas seulement les paysages qui sont multiples, c’est le geste ici qui est multiple.

Entre science et poésie, une part de nous, tentée par l’universel, s’éprend à l’occasion à vouloir transcender les mesures et se laisser emporter au large comme un appel aux sources vives. C’est ainsi qu’on colle au fleuve les mots qui disent le mieux cette plénitude d’être, la « majesté » de ce « géant ». Mais la rencontre du géant – si je peux m’exprimer ainsi – implique une réponse, une responsabilité, un principe organisateur qui, de la poésie à la science, œuvre, comme l’écrivait Marie-Victorin, à une culture générale qui soit fondée non seulement sur des principes universels comme la liberté, l’égalité, la justice, mais aussi sur les écosystèmes sur lesquels s’érige toute société. Cette vue holistique – cette vue de géant – implique ainsi une propédeutique et une pédagogie pour celles et ceux dont la vie en dépend.

Peut-on rencontrer le géant ?

Chez Gilles Vigneault, enfin, j’ai retrouvé, encore !, l’inévitable figure. Chez le poète et chansonnier, il est bienheureux et festif le géant ! Dans Les gens de mon pays, Vigneault parlait d’abord d’un homme fort et ensuite de toute la faune de son peuple. Mais il y a un intéressant parallèle entre son Jos Montferrand, géant légendaire s’il en est, et l’eau et le ciel. Comme si son véritable interlocuteur était plutôt – justement – cette eau et ce firmament, cette grandeur devant soi.

Le cul sur le bord du cap Diamant

Les pieds dans l’eau du Saint-Laurent

J’ai jasé un petit bout de temps

Avec le grand Jos Montferrand

D’abord on a parlé du vent

De la pluie puis du beau temps

Puis j’ai dit : « Jos dis-moé comment

Que t’es devenu aussi grand

Que t’es devenu un géant »

Le cul sur le bord du cap Diamant

Les pieds dans l’eau du Saint-Laurent

J’ai jasé un petit bout de temps

Avecque l’eau puis le firmament

Comme sur le bord du Cap-Diamant, sur les hauteurs de Saint-Siméon, dans Charlevoix, ensuite rendu à Tadoussac, personne ne manque d’apercevoir le fleuve et le ciel. Mes yeux auraient voulu tout prendre lorsque j’y suis passé la dernière fois, c’était presque involontaire. Ils auraient voulu regarder ailleurs que la route droit devant, quitter les livres et les citations, ne lire que le dehors, l’extérieur avec ses formes multiples, plus réelles que les images de la littérature ou les données de la science.

*

Depuis la route qui couronne les montagnes, avec ma fille, j’appréhende le fjord. Voici Baie-Ste-Catherine et voici le traversier. Puis l’embouchure du fjord. Un agent nous demande de rester près de nos véhicules, le bruit des moteurs gronde. Résonne un texto, puis résonnent les mots de deux enfants, à quelques mètres de moi, qui s’agacent, tout petits, aux pieds de leur père. Les gens sortent de leur véhicule pour prendre l’air du pays.

À Tadoussac, on reprend la 138 et puis on peut tourner à droite pour suivre la rue principale. Une fois dépassés les maisons, cette église reconstruite, les petits bistros, on pressent le côté unique, un peu bohémien et très boréal de Tadoussac, on voit cette école primaire qui surplombe la baie. Je roule encore un peu dans le rang du Moulin-à-Baude et puis, sur cette route, dans la forêt, le tapis de la terre se retire presque d’un coup, vire au sable, se sort de l’humus. Il n’y a pas d’autres autos dans le rétroviseur. Des conifères tiennent sur ce sol de sable, essaimés, regroupés en petits bosquets, en îlots, en bandes, s’espacent, tout poliment. Au bout de rien, de deux kilomètres, la forêt s’ouvre sur un terrain découvert, un grand belvédère. J’arrête l’auto. C’est ainsi que je me suis retrouvé aux dunes.

S’y trouvaient d’autres véhicules, deux minivans, un VUS, une moto. Un dix-huit roues aussi. Mais il y avait peu de gens. Ceux qui y étaient se faisaient discrets ; des familles, des amoureux ou des solitaires. J’ai vu quelques tables de pique-nique vides et j’ai senti qu’au fond, ce sont surtout des initiés qui viennent ici. Des résidents du coin ou alors des touristes comme moi, chanceux d’être des fouines. Toute présence se fait discrète aux dunes, tout groupe se dissout dans le sable, se disperse comme les cailloux.

Ce soir de juillet où je m’y suis retrouvé, la lumière était douce. Le ciel tendait à l’orange et, strié de nuages, il ressemblait à des lignes artistiques dans un cahier d’enfant. Il n’y avait pas de tension dans l’air. J’ai eu le sentiment que ce n’était pas une halte ordinaire : raison première d’écrire ce texte. On ressent dans ces moments ce que le temps peut avoir d’agréablement différent : il se suspend comme on aime à le suspendre, en plein cœur de l’été.

Cette longue pente de sable qui descend et que je descendrai avec ma fille, en ce jour de l’été 2020, est immense de sable fin, belle comme la peau de la terre, comme le dos d’une femme lointaine, abrupte comme un désert qui a basculé. Des mètres et des mètres de descente. À ses pieds, à marée basse, la plage s’étale en une longue terrasse ; le regard ne peut pas ne pas être emporté. La route m’a mené ici et j’aurais pu passer à côté. Mais pour l’instant, rien qu’un instant que j’ose arracher aux obligations de la vie – est-ce que je peux le dire ainsi ? – : il n’y a que moi qui importe. Elle veut me dire quelque chose, cette dune de Tadoussac. Je cherche le sens de ce paysage de géants, je le cherche immensément, et l’ultime conclusion, c’est qu’il est juste inspirant, et que dans un moment comme celui-là, on se sent un centre, pour soi-même.

Le temps s’étire comme si on ralentissait le filet du sablier et alors, nait la belle illusion de ne même plus être dans le temps quotidien. Debout sur la dune de Tadoussac, ce que je vois, c’est un temps millénaire. Je me sens debout sur les siècles. Cette mer, devant moi, acquiert même quelque chose de primitif, revendique sa vérité primitive. Le temps est comme distendu, pacifié ; il rejoint les pas lents de la tectonique des plaques et des âges géologiques de millions d’années, loin de la fulgurance et du présentisme de notre époque. On se sent privilégié d’être là, comme le premier à voir cela.

Tout cela.

Mais, au fond, je m’amuse. Je m’amuse à me prendre pour un géant, sur l’épaule des dunes. J’alimente cette prétention que mon moment est un regard sur des siècles, que je suis au-dessus de toutes les tristesses et de toutes les joies transitoires, dans un temps beaucoup plus global où les années remplacent mes minutes, où les décennies sont des battements de cœur, où mon existence n’est plus dans la pente, comme un caillou éparpillé.

Je m’amuse à transcender le calendrier, à le dissoudre dans la marée des millénaires. Ce que j’essaie de voir, c’est une mer plus haute et des glaciers fondre, ce que les géographes nomment la calotte Inlandsis laurentidien qui a retiré ses langues de glace il y a plusieurs milliers d’années ; voir de grandes rivières naitre et transporter ce sable, ce gravier, ces sédiments, ce grain, cet épierrement, vérités et variétés de l’impitoyable passage, dans de nouvelles embouchures et de nouveaux deltas. Cela est fabuleux.

Mais c’est fabuleux. De belles fabulations. Ces dunes – au fond, – correspondent à une ancienne embouchure, c’est tout. Un point de chute dans une gigantesque fosse marine. Tout s’y rejoint, tout s’y dépose.

Arrêtons cela ici. C’est grisant, mais je me mens un peu à moi-même, je m’invente des histoires, je dévie et je fabule en me prenant pour un géant, debout sur mes échasses imaginaires, sur les dunes de Tadoussac.

*

À côté de ma voiture, finalement, il y a cet homme et cette femme appuyés contre la leur et regardant le large, comme moi et Simone. Ils viennent de Sacré-Cœur, sur les bords du fjord. Lui, il fut pendant des années monteur de lignes électriques pour l’Hydro, géante à sa manière. Le village de cet homme est beau, dit-il. Il a eu quatre enfants. L’un d’eux est mort noyé dans le fleuve il y a plusieurs années. C’est avec une grande tristesse dans la voix qu’il me raconte cela. Les autres ont une belle vie par contre ; ils n’habitent plus le coin, mais viennent visiter leurs parents de temps à autre, avec les petits-enfants et « ça nous rend bien heureux », ajoute-t-il. J’imagine que leur maison est bien tenue, et que le soir la télé est allumée, à l’heure du souper. On a fait connaissance ; je ne me rappelle plus tout ce que nous nous sommes dit. Ce n’est pas grave. C’était juste bien, sincère et vrai. On a parlé de l’eau et du firmament, bien entendu, comme Vigneault et son géant de la chanson. Sa femme est allée parler à ma fille, lui poser des questions sur ses vacances, sur son école, sur ce confinement qui nous rapetisse, et sur la fin de son été. Nous sommes partis avant eux. « Ils peuvent venir souvent ici, ai-je dit à ma fille les mains sur le volant, l’œil dans le rétroviseur, ils n’habitent pas loin. » Le bon vertige que j’ai ressenti, c’est sûr que lui aussi vient s’en griser un peu. Et elle avec lui, lui avec elle, certains soirs d’été, et sans doute lors des automnes nord-côtiers lumineux. Pour une halte de courte durée, pour une impression prétentieuse de transcendance. Comment pourrait-on se priver de ces sentiments de géants ?


1 Marie-Victorin, Science, culture et nation, Montréal, Boréal, 2019, p. 56.

2 Ibid, p. 74.

3 Jean-Benoit Legault, « Des chercheurs de l’U. Laval étudieront la biodiversité du Saint-Laurent », L’actualité, 29 avril 2019.

4 Couple de nerds, « Yo, le fleuve, ça va ? », Savoir média, https://savoir.media/clip/yo-le-fleuve-ca-va [en ligne]

* Professeur de littérature au collège Montmorency.

** Paru dans la revue Littoral No 16, du Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière (GRÉNOC).