Ph.D., ÉNAP-Montréal
Le 22 septembre dernier, la première ministre britannique Theresa May livrait un deuxième grand discours sur le Brexit, plus d’un an après le référendum de juin 2016 et plusieurs mois après sa première allocution majeure sur le sujet, en janvier 2017. Officiellement, cette allocution de septembre visait à atténuer les tensions croissantes liées au piétinement des négociations avec l’Union européenne (UE) sur les modalités de sortie du Royaume-Uni (R.-U.), alors suspendues. Or, cet exposé s’est surtout voulu et révélé hautement symbolique : le gouvernement britannique et Theresa May choisiront en effet pour l’occasion la ville italienne de Florence, siège des « Archives historiques de l’UE », ex-haut-lieu du commerce et de la finance européens puis berceau de la Renaissance, tant italienne qu’occidentale. Entre les XIVe et XVIe siècles, Florence constituera en quelque sorte un microcosme de l’Europe en voie de développement. Aujourd’hui, c’est peut-être au R.-U. qu’il faudrait attribuer cette caractéristique.
Tel que le rappellera par ailleurs la première ministre May, « le profond partage de souveraineté qui est une caractéristique fondamentale de l’UE permet une collaboration plus poussée que jamais, comportant plusieurs avantages. Mais cela signifie aussi que les pays membres doivent parfois accepter des décisions qu’ils rejettent, qui peuvent affecter leur vie démocratique interne […] Ainsi l’électorat britannique a-t-il fait un choix : il a opté pour le pouvoir du contrôle démocratique national au détriment du partage de ce contrôle1 ». Ce genre de propos, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le principe de subsidiarité supposément au cœur du projet européen depuis Maastricht, n’est pas fondamentalement différent des perspectives défendues par bon nombre de mouvements eurosceptiques continentaux, de gauche comme de droite2. Ce qui est aussi manifeste, toutefois, est que ce discours est à plusieurs égards similaire à celui que tiennent les nationalistes écossais face à « l’union » britannique elle-même.
Après tout, c’est bien l’argument des indépendantistes et, dans une moindre mesure, des dévolutionnistes écossais : le partage de souveraineté sous-tendant l’union anglo-écossaise depuis 1707, même suite à sa reconfiguration depuis la dévolution parlementaire de 1998-1999, a comporté de multiples avantages – notamment financiers et commerciaux – dont l’importance a toutefois le plus souvent été surpassée par celle de ses inconvénients, en plus de s’atténuer sous l’effet des progrès économiques et écologiques considérables réalisés par l’Écosse. Ainsi le R.-U. est-il actuellement traversé par deux des grandes tendances politiques ayant marqué l’évolution récente de l’Europe : la montée du sentiment et des mouvements politiques eurosceptiques d’un côté, dont le présent numéro fait état, puis celle des nationalismes « régionaux » ou « minoritaires » illustrée notamment par l’Écosse et la Catalogne, mais à laquelle on assiste également en Irlande du Nord, au Pays basque espagnol, en Corse, en Bretagne, en Flandre, en Bavière et ailleurs.
La situation britannique a toutefois ceci de particulier qu’alors que le mouvement eurosceptique y aura prévalu et que le gouvernement actuel s’affaire à négocier la sortie du pays de l’UE, la majorité de la population écossaise demeure pour sa part relativement europhile. Le choc entre ces deux grandes tendances est donc particulièrement brutal au R.-U., engendrant une instabilité politique dont l’issue à moyen terme demeure plus qu’incertaine. Le fait que les Écossais (et les Nord-Irlandais), contrairement aux Anglais (et aux Gallois), aient voté majoritairement en défaveur du Brexit a évidemment contribué fortement à l’approfondissement de ce qu’on peut qualifier de véritable crise constitutionnelle. Le mouvement nationaliste écossais, dans ce contexte, fait face à un important dilemme : maintenant que le R.-U. quitte l’UE, l’adhésion à cette dernière suite à une sécession est-elle toujours à privilégier ? Telle est désormais la question, et la réponse n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît.
Euroscepticisme et nationalismes au R.-U. : un portrait
La progression de l’euroscepticisme au R.-U. ainsi qu’en Europe occidentale, centrale et de l’est, de même que l’élection de Donald Trump aux dernières présidentielles américaines, ont alimenté un débat important entre deux perspectives sur le retour en force des nationalismes souverainistes, du protectionnisme et du populisme suite à la crise financière de 2008. Pour faire court, on peut résumer ce débat ainsi : d’un côté, on retrouve les analystes pour qui ce retour en force est d’abord le symptôme d’une réaction culturelle émergeant principalement des majorités blanches, masculines, plus âgées et moins éduquées, défavorables à l’immigration de masse et au multiculturalisme, aux mouvements LGBT et féministe, au cosmopolitisme et ultimement dans une certaine mesure, au libéralisme plus généralement ; de l’autre, on retrouve ceux pour qui les considérations économiques, et notamment la transition industrielle des économies capitalistes avancées vers la financiarisation, le secteur tertiaire, le libre-échange et la délocalisation des emplois manufacturiers traditionnels en aura été la cause principale, d’où son enracinement premier et plus profond dans les zones post-industrielles et périurbaines.
Une fois de plus, le cas du R.-U. constitue un microcosme singulier pour qui s’intéresse à ce débat. Le politologue britannique et expert reconnu des sondages, John Curtice, avait par exemple bien montré dans un numéro spécial de la revue The Political Quarterly, publié tout juste avant le référendum sur le Brexit, que si cette option devait l’emporter les considérations économiques seraient les plus déterminantes bien que les enjeux culturels et identitaires aient été jusque-là les principaux moteurs de l’euroscepticisme. Cela semble à première vue contradictoire, mais il n’en est rien. Curtice, en effet, aura découvert que si l’hostilité face à l’immigration et à la libre-circulation des Européens, de même qu’une identité nationale britannique exclusive ou prépondérante (particulièrement, mais pas seulement chez les Britanniques de plus de 55 ans les moins éduqués), étaient jusqu’en 2015 les variables les plus directement corrélées à l’« euroscepticisme », soit à l’idée de quitter l’UE ou d’en réduire les pouvoirs, elles constitueraient des conditions nécessaires, mais non suffisantes pour un vote réel en faveur du Brexit.
Pour le dire avec Curtice ainsi, « bien que l’angoisse culturelle soit largement répandue au sein de la population britannique et nourrisse une bonne part du scepticisme qui y existe face à l’UE, elle est le plus souvent insuffisante lorsqu’il s’agit de persuader quelqu’un que le R.-U. devrait véritablement quitter l’UE3 ». Autrement dit, l’euroscepticisme culturel aura joué au R.-U. un rôle important quant à l’avènement d’un courant politique défavorable à l’UE – et notamment quant aux succès croissants de l’UKIP jusqu’en 2015 – mais c’est bien l’euroscepticisme économique qui aura permis à l’option du Brexit de l’emporter. Alors qu’une très large majorité des Britanniques considérant que la situation économique du pays serait « meilleure » ou « bien meilleure » si le R.-U. quittait l’UE exprimera son appui à cette option, les opinions quant aux conséquences économiques du Brexit étaient jusqu’en 2015 très partagées parmi les Eurosceptiques britanniques.
En effet, plus d’un Britannique sur deux croyant que l’économie nationale souffrirait d’une sortie de l’UE pouvait alors tout de même s’identifier comme « eurosceptique ». Or, la quasi-totalité des citoyens pessimistes quant aux effets économiques d’un Brexit indiquaient alors être opposés à cette option. La déduction qui s’impose est donc claire : seuls les citoyens eurosceptiques entrevoyant une amélioration de la situation économique du pays suite au Brexit auront voté majoritairement pour ce dernier. Si les enjeux culturels n’ont pas été suffisants pour assurer la victoire du « Leave » toutefois, ils auront certainement été coextensifs aux considérations économiques qui l’auront permise. Il a par exemple été démontré que si l’opposition des Britanniques à la libre-circulation des personnes ainsi qu’à l’extension du droit au travail et de la protection sociale aux migrants était jusqu’en 2015 le meilleur prédicteur d’une hostilité face à l’Europe, cette opposition elle-même était directement liée aux opinions citoyennes sur les bénéfices économiques de l’UE, et ce nonobstant le statut socio-économique (revenu et niveau d’éducation) des répondants4.
Cela se reflète d’ailleurs de manière assez évidente dans l’évolution des opinions eurosceptiques au R.-U., qui ont crû en importance de façon constante à compter du milieu des années 1990 et ne sont pratiquement jamais repassées sous la barre des 50 % depuis. Deux moments clefs peuvent être identifiés quant à cette évolution, caractérisés par un approfondissement de l’intégration économique ainsi que des mouvements migratoires européens (Graphique 1) : le premier verra l’euroscepticisme faire un bond majeur, de 40 % à plus de 50 %, dans la foulée dans l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht et du quatrième élargissement de l’UE, en 1994 et 1995. Le second engendrera entre 2006 et 2013 un bond de près de 15 %, de 50 % à 65 %, suite au crash financier, à la récession, à la crise des dettes européennes puis à la crise migratoire qui s’enchaineront. Les soubassements économiques fondamentaux de l’euroscepticisme et du souverainisme britanniques, de même que leur rattachement aux angoisses culturelles par l’entremise des enjeux migratoires, ne font donc aucun doute.
Ce qui est particulièrement intéressant dans le cas du R.-U., au-delà de ce débat sur les causes de la résurgence du nationalisme eurosceptique, est par ailleurs que celle-ci se soit avérée tout à fait inégalement répartie entre les nations constitutives du pays. Ainsi dans les mois qui précéderont le référendum sur le Brexit était-il déjà devenu évident que cette option ne s’approchait réellement d’une majorité d’appuis qu’en Angleterre et au Pays de Galles, alors qu’Écossais et Nord-Irlandais la rejetaient très massivement. Entre le printemps 2015 et le printemps 2016, les sondages enregistreront une moyenne de plus de 49 % d’opinions favorables au Brexit dans les deux premiers cas, moyenne n’atteignant que 35 % en Écosse et 25 % en Irlande du Nord5. Cet écart ne s’est pas formé que récemment d’ailleurs : depuis le début des années 1990, l’euroscepticisme est largement plus répandu en Angleterre qu’il ne l’est en Écosse, l’hostilité à l’égard de l’UE au sein de la population y étant demeurée de 10 % à 20 % supérieure.
Au cours de la même période, à l’inverse, l’euroscepticisme aura été quasi uniformément distribué à travers l’Angleterre. Bien que l’agglomération de Londres ait toujours été sensiblement moins hostile à l’UE que le reste de l’Angleterre, l’écart sera généralement beaucoup moins grand qu’entre l’Angleterre et l’Écosse ou l’Irlande du Nord, l’euroscepticisme ayant d’ailleurs fréquemment atteint à Londres des niveaux supérieurs à 50 % depuis le début des années 2000. Le Nord, les « Midlands » et le Sud anglais auront pour leur part suivi des trajectoires très similaires, passant d’environ 40 % d’opinions défavorables à l’UE au début des années 1990 jusqu’à 60 % à 70 % récemment. L’un des facteurs centraux expliquant tant les différences entre l’Angleterre et l’Écosse que l’uniformité anglaise tient à ce que le nationalisme anglais – l’identification prépondérante à une nationalité « anglaise » plutôt que « britannique » – soit directement lié à l’adoption de postures eurosceptiques, beaucoup plus étroitement que le nationalisme écossais par exemple (voir tableau 2).
Considérant tout cela, et considérant le poids démographique qu’a l’Angleterre au sein du R.-U., les résultats du référendum sur le Brexit de juin 2016 ne sont pas particulièrement surprenants (graphique 2). Les majorités anglaise (53,4 %) et galloise (52,5 %) auront été suffisantes pour faire pencher la balance en faveur du « Leave » malgré de claires majorités en défaveur du Brexit tant en Écosse (62 %) qu’en Irlande du Nord (55,8 %). Conformément à ce que les sondages des mois et des années ayant précédé le référendum indiquaient, la répartition sociodémographique du vote aura suivi non seulement les divisions « nationales » du R.-U., mais également sa géographie économique6. Ainsi les régions britanniques (et anglaises, tel que l’illustre le cas de Londres) les plus riches et dynamiques auront-elles voté le plus massivement en faveur d’un maintien au sein de l’UE, alors que les régions pauvres, périphériques et en déclin – y compris plusieurs bastions travaillistes – auront été les plus enclines à soutenir le Brexit.
Bien qu’aucune région écossaise n’ait voté majoritairement en faveur du Brexit, certaines (et pas les plus riches) s’en sont approchées : les comtés d’Aberdeenshire, Dumfries & Galloway, et Moray auront par exemple voté « Leave » dans des proportions variant entre 45 % et 49,9 %, certains districts électoraux parmi ceux-ci ayant même produit des majorités en ce sens, comme à Banff, Peterhead, ou Lossiemouth. On sait également aujourd’hui que malgré la tendance lourde en défaveur du Brexit en Écosse, certaines franges de la population auront voté « Leave » dans des proportions élevées, voire majoritaires : c’est le cas, par exemple, des agriculteurs et des pêcheurs qui auront notamment voulu protester contre ce qu’ils perçoivent être une mauvaise gestion des subventions et des réglementations européennes dont ils dépendent, et sur lesquelles ils ne sont en mesure d’exercer que très peu d’influence7.
L’Écosse, et le gouvernement écossais du Scottish National Party, se retrouvent donc aujourd’hui dans une situation bien particulière : alors que la division Écosse/Angleterre sur cet enjeu tend à consolider les arguments nationalistes en faveur de la sécession, le Brexit aura pour effet de complexifier passablement les calculs stratégiques relatifs au projet traditionnel du SNP, celui de « l’indépendance en Europe ». Tant en ce qui concerne les options monétaires qui s’offriraient à une Écosse indépendante qu’en ce qui a trait aux relations commerciales la liant au R.-U., à l’UE et au reste du monde, le Brexit vient chambarder les plans et la vision qu’avait mis de l’avant le SNP dans le cadre du référendum sur la sécession de septembre 2014. D’ailleurs, bien que le gouvernement écossais actuel rejette clairement le Brexit et dénonce son absence presque complète d’influence quant aux négociations en cours avec l’UE, l’option d’un second référendum sur l’indépendance n’a jusqu’ici été évoquée qu’avec parcimonie. Il y a à cela deux raisons : la perte de la majorité parlementaire du SNP lors des élections écossaises de 2016, puis l’altération du contexte géostratégique, économique et commercial engendrée par le Brexit.
Les intérêts écossais face au Brexit : un aperçu
Il est utile de rappeler d’entrée de jeu que « l’indépendance en Europe », soit la sécession suivie de l’adhésion d’une Écosse indépendante à l’UE, n’a pas toujours été la trajectoire favorisée par les nationalistes écossais et par le SNP. Au moment du référendum sur l’adhésion du R.-U. à la Communauté économique européenne par exemple, en 1975, le SNP fera campagne contre cette dernière au nom, notamment, de l’autonomie écossaise en matières agricoles et de pêches. Lors de ce référendum d’ailleurs, les rôles seront inversés : l’Irlande du Nord et l’Écosse se révéleront les nations les plus eurosceptiques du R.-U. – 52 % et 58 % d’appuis, respectivement – alors qu’Anglais (68 %) et Gallois (65 %) soutiendront plus majoritairement l’adhésion à la CÉE. Ce n’est véritablement qu’au début des années 1990 que le mouvement nationaliste écossais, y voyant un moyen d’atténuer les risques économiques et commerciaux de l’indépendance, se rangera résolument dans le camp europhile. Paradoxalement, le Brexit pourrait forcer une remise en question, au moins partielle, de ce virage stratégique.
Jusqu’aux années 1990, d’abord, les nationalistes écossais et le SNP ont historiquement favorisé la création d’une nouvelle monnaie écossaise advenant l’indépendance. Par la suite, pour la majeure partie des années 2000, l’adoption de l’euro sera préférée tant à une monnaie écossaise qu’au maintien de la livre sterling. Ce n’est que dans la foulée de la crise des dettes européennes après 2010 que l’option d’une union monétaire formelle avec le R.-U., faisant de la livre la monnaie d’une Écosse indépendante et de la Banque d’Angleterre son prêteur de dernier recours, deviendra la position officielle du SNP qui la proposera aux électeurs lors du référendum de 2014. Le maintien de l’union monétaire avec le R.-U., faisait-on alors valoir, faciliterait grandement la transition à l’indépendance en assurant une stabilité macroéconomique et commerciale maximale puis en minimisant à l’inverse les coûts et les complications liés, notamment, au partage et au transfert des actifs et des passifs britanniques suivant la sécession.
Par ailleurs, comme une foule d’experts indépendants et le gouvernement britannique lui-même le souligneront, la situation relativement difficile et l’instabilité potentielle des finances publiques écossaises suite à la sécession – pour ne rien dire des modalités d’adhésion à l’UE, au-dessus desquelles le mystère continuera de planer au moment du référendum de 2014 – ne permettraient pas à une Écosse indépendante, du moins à court ou moyen terme, d’adopter l’euro considérant les critères financiers restrictifs imposés par l’UE pour ce faire. Or, l’option d’une union monétaire avec le R.-U. doublée d’une adhésion de l’Écosse indépendante à l’UE n’était probablement sérieusement envisageable – et encore, plusieurs soutiendront déjà le contraire en 2014 – qu’aussi longtemps que le R.-U. lui-même était membre de l’UE. Maintenant que le R.-U. s’apprête à quitter tant l’UE que le marché unique et l’union douanière, il est peu plausible que l’UE accepte l’adhésion éventuelle d’une Écosse indépendante utilisant la livre sterling et ne s’engageant pas à adopter l’euro à moyen terme.
Le dilemme qui se profile à l’horizon de l’indépendance dans ce contexte post-Brexit est donc d’une triple nature. D’abord, si une Écosse indépendante devait effectivement joindre l’UE et s’engager à rallier la zone euro, cela devrait presque certainement être précédé d’abord de la création d’une nouvelle monnaie écossaise et d’une Banque centrale écossaise indépendante, conditions nécessaires à l’adhésion de tout pays au « mécanisme des taux de change européen », obligatoire pour une période d’au moins deux ans précédant l’adoption de l’euro. Deuxièmement, et c’est là un enjeu probablement encore plus élémentaire, l’adhésion à la zone euro exposerait inévitablement l’Écosse aux politiques monétaires restrictives de la Banque centrale européenne alors même que l’économie écossaise n’est que relativement peu synchronisée et intégrée avec cette zone, notamment en comparaison de ses synergies et de ses complémentarités profondes avec la « zone Sterling », c’est-à-dire avec l’Angleterre et le reste du R.-U.. Cela soulève d’ailleurs, troisièmement, la question fondamentale de l’intérêt réel d’une adhésion à l’UE elle-même.
Car dans la foulée du Brexit effectivement, et considérant la préférence assumée du gouvernement britannique pour une sortie complète du marché unique et de l’union douanière, l’adhésion à l’UE et l’adoption de l’euro par une Écosse indépendante auraient certainement pour effets d’engendrer la mise en place d’une foule de barrières tarifaires et non-tarifaires entre l’Écosse et le reste du R.-U. puis ainsi de heurter, de façon potentiellement très dommageable, les relations commerciales entre les deux pays dont l’Écosse dépend largement. Il ne fait aucun doute, et cela a déjà été démontré à de multiples occasions, que le Brexit aura des conséquences négatives importantes sur divers secteurs de l’économie écossaise – agroalimentaire, de l’électronique et de l’énergie, entre autres – qui bénéficient des marchés, de la main d’œuvre qualifiée, des subventions et dans une certaine mesure, des réglementations européens. La véritable question, toutefois, est désormais de savoir si ces conséquences surpasseront en importance, à moyen et long termes, les conséquences potentielles d’un dérèglement des relations commerciales avec le R.-U. lui-même.
Pour prendre la mesure de ces risques, il vaut la peine de jeter un coup d’œil à la structure du commerce extérieur écossais. Le Graphique 3 ci-dessous illustre bien la nature du problème auquel les nationalistes écossais sont confrontés. L’Écosse est ce qu’on appelle une « économie ouverte », les exportations de biens et de services représentant au-delà de 50 % de son PIB. Or comme on peut le voir, l’économie écossaise dépend encore bien davantage – plus encore qu’au début des années 2000 d’ailleurs – des exportations « nationales », c’est-à-dire vers le reste du R.-U., que des exportations « internationales » vers l’Europe et le reste du monde. Pour 2015 par exemple, plus de 63 % du volume total des exportations écossaises était destiné aux marchés britanniques, une proportion ayant crû de 5 % depuis 2002. À l’inverse, moins de 16 % de ses exportations totales sont désormais destinées aux marchés des pays membres de l’UE et cette proportion est en baisse constante depuis une quinzaine d’années, ayant chuté de pas moins de 7,5 % entre 2002 et 2015.
Parmi ses exportations internationales ainsi, seules celles destinées aux marchés américain, chinois et norvégien ont augmenté sensiblement durant cette période. En tout et partout, les exportations écossaises non-destinées au R.-U. ou à l’UE sont en croissance, mais cela est loin de compenser la dépendance commerciale grandissante liant l’Écosse au reste du R.-U.. L’analyse du commerce extérieur écossais en proportion du PIB de l’Écosse est tout aussi instructive à ces égards : depuis le début des années 2000 ainsi, les exportations vers l’UE ont clairement décru en importance pour l’économie écossaise, passant de l’équivalent de 12,5 % du PIB à 8,5 %. À l’inverse, tant les exportations vers le R.-U. que vers le reste du monde représentent une part croissante de l’économie de l’Écosse, mais ces dernières sont sans commune mesure, à un peu plus de 10 % du PIB, avec les exportations « nationales » qui elles représentent désormais plus du tiers du PIB écossais (Graphique 4). Bref, les marchés de l’UE semblent être de moins en moins indispensables à l’Écosse, au contraire des marchés britanniques.
Dans un tel contexte, les nationalistes écossais et le SNP en particulier devront dans les mois et les années à venir reconsidérer leurs orientations stratégiques et réévaluer les avantages et les désavantages, maintenant que le R.-U. s’en retire, d’une adhésion à l’UE suivant l’indépendance. Malgré les tendances identifiées ci-haut, quelques arguments d’importance militent tout de même en faveur du maintien de la stratégie actuelle de « l’indépendance en Europe ». Le premier a trait à l’excellente performance de l’Écosse quant à l’attraction d’investissements directs étrangers depuis une dizaine d’années, que le SNP et d’autres attribuent en bonne partie justement aux investisseurs européens, puis au fait que les investisseurs internationaux aient jusqu’ici pu s’assurer d’un accès aux marchés de l’UE à travers l’Écosse (et le R.-U.). Le second consiste à dire que les accords de libre-échange négociés par l’UE elle-même avec des partenaires « externes », tels que la Norvège, la Suisse, la Turquie, Israël, la Corée du Sud, l’Afrique du Sud, le Mexique et le Canada, auront permis à l’Écosse de diversifier ses marchés d’exportation internationaux.
Le troisième argument majeur en faveur d’une adhésion à l’UE, advenant l’indépendance et nonobstant le Brexit, est probablement celui que défendront dorénavant – non sans raison d’ailleurs – la plupart des nationalistes écossais favorables à cette option. Il s’agit de l’idée selon laquelle la dépendance commerciale profonde (et croissante) de l’Écosse à l’égard du R.-U. est justement, historiquement et encore aujourd’hui, un symptôme de sa subordination politique et de son manque d’autonomie en matières fiscales, bu dgétaires, commerciales et diplomatiques. « L’indépendance en Europe » serait, dans cette optique, le meilleur moyen (et le moins risqué) d’atténuer à moyen et long termes cette dépendance économique et commerciale de l’Écosse envers le R.-U., d’autant plus dans le contexte du Brexit. La fin, autrement dit, justifierait les moyens et conséquemment le prix à payer pour y parvenir. Si une majorité d’Écossais n’a pu être convaincue des bénéfices de cette stratégie en 2014 toutefois, alors même que l’adhésion à l’UE paraissait aller de soi, il est donc clair que les nationalistes europhiles ont aujourd’hui davantage de pain sur la planche que jamais.
1 Traductions libres. Source : https://www.gov.uk/government/speeches/pms-florence-speech-a-new-era-of-cooperation-and-partnership-between-the-uk-and-the-eu
2 Le UK Independence Party (UKIP) par exemple, qui aura été dans une large mesure l’instigateur du référendum sur le Brexit en raison de ses succès électoraux croissants, fait partie du groupe parlementaire européen « Europe de la liberté et de la démocratie directe », dont sont aussi membres plusieurs partis eurosceptiques tels que les Démocrates de Suède, le Mouvement 5 étoiles italien, puis Les Patriotes français. Le Parti conservateur britannique, pour sa part divisé entre eurosceptiques et europhiles, est membre de « L’Alliance des conservateurs et réformistes européens », dont font aussi partie des formations eurosceptiques et nationalistes comme Droit et Justice (Pologne), le Parti des Finlandais, et le Parti démocrate civique (République tchèque).
3 Traduction libre. Curtice op.cit., 216.
4 Sofia Vasilopoulou (2016), « UK Euroscepticism and the UK Referendum », The Political Quarterly, 87 (2), 225.
5 Ibid.
6 Voir http://blogs.lse.ac.uk/politicsandpolicy/brexit-inequality-and-the-demographic-divide/#Author
7 Voir Hassan, Gerry et Russell Gunson (dir.) (2017), Scotland, the UK and Brexit : A Guide to the Future. Édimbourg : Luath Press Limited.