Pour lire Jacques Ferron sans trop de peine, la plupart des lecteurs choisissent de ne pas se laisser distraire par les allusions parfois obscures que l’écrivain a semées tout au long de ses pages. Or, je fais partie de ceux qui ne peuvent passer outre et qui sont, par le fait même, constamment renvoyés au réel. L’incipit du Ciel de Québec, par exemple, tout anodin qu’il puisse paraître à première vue, est hérissé de difficultés: « Monseigneur Camille, de la lignée humaniste des prélats québécquois, homme bon, discret et de bonne compagnie, disait sa messe au Précieux-Sang, dans la basse-ville ». Qui est Mgr Camille? Quelle est cette « lignée humaniste » du clergé québécois? Suppose-t-elle une « lignée » qui ne serait pas humaniste? Pourquoi le narrateur écrit-il québécquois au lieu de québécois? Y a-t-il vraiment un monastère du Précieux-Sang dans la basse-ville de Québec? Toutes ces questions ont pour effet de constamment nous bousculer hors du littéraire pour aller voir si nous y sommes.
*
Pour peu qu’on accepte de s’y laisser prendre, Le ciel de Québec nous arrête à chaque page, ce qui nous amène à dire que ce livre inépuisable est l’œuvre d’une vie: celle de son lecteur attentif et captif… On n’en a jamais fini avec cette œuvre singulière; il est virtuellement impossible d’en déplier tous les signifiants pour en apprécier toutes les implications. La principale difficulté, justement, serait de trouver un lecteur total qui décide d’adhérer pleinement, totalement à ce récit – tout comme Frank Anacharcis Scot décide d’adhérer au pays des Chiquettes.
*
Il y a toujours beaucoup de choses à dire sur Le ciel de Québec, mais c’est un livre labyrinthique qu’on ne peut approcher que de biais; il faut donc parler autour de lui tout en essayant d’éclairer certains de ses aspects les plus énigmatiques. « L’essayiste n’écrit pas pour exprimer des convictions ou des idées préalablement formées, mais bien pour éclairer les convictions et les idées qui l’habitaient sans qu’il le sache, et qui attendaient pour naître que sa prose les tire du néant », écrit bellement François Ricard à propos de Pierre Vadeboncœur1. Parler de la chronique ferronienne, c’est aussi se découvrir soi-même.
*
Ce roman est terriblement exigeant pour le lecteur, certes, mais c’est aussi un livre à qui on a beaucoup demandé: de nombreux commentateurs s’entendent pour dire que Le ciel de Québec, en soi, n’est qu’un prélude, qu’il annoncerait en fait un autre ouvrage qui n’est jamais venu. La critique a glosé sur son caractère un peu magique et sur l’apparente impossibilité, pour l’auteur, d’élever son récit au niveau de l’épopée. Depuis sa parution, en 1969, l’œuvre est qualifiée de « fondatrice » et on reconnaît qu’elle marque une tentative courageuse pour créer une mythologie typiquement québécoise. Et si tel n’était pas le cas? Des lecteurs de bonne volonté se montrent agacés par ces exigences démesurées, qui semblent parfois injustes. Le malentendu tient en bonne partie au fait que, dans le roman tel qu’il a été publié, les dernières phrases du dernier chapitre préviennent les lecteurs qu’il y aura une suite, un récit à venir qui prendra son essor à partir du Ciel de Québec: « […] on ne saurait écrire une chronique sans en annoncer la suite en même temps qu’on l’achève. Elle s’intitulera La vie, la passion et la mort de Rédempteur Fauché ». Ajoutons à cela le fait que Ferron, au moment de la parution de La nuitte de Malcomm Hudd de Victor-Lévy Beaulieu, déclara que le roman de son jeune ami, « le plus grand résumé de mon pays que je connaisse », l’avait tant impressionné qu’il ne voyait plus la nécessité de rédiger la suite annoncée de son propre livre. Dans cette optique, Le ciel de Québec, malgré ses qualités évidentes, ne serait donc qu’une enveloppe vide, une sorte de chrysalide d’où aurait pu émerger la Vraie Grande Œuvre Nationale. Laissons donc dans les limbes ce Rédempteur Fauché, ce héros raté; prenons le contrepied de cette vision des choses, voyons ce qui arriverait si, pour une fois, on acceptait ce grand livre pour ce qu’il est: une œuvre qui se suffit à elle-même.
*
Pourquoi, aussi, Ferron a-t-il senti le besoin d’annoncer une suite au Ciel de Québec, donnant à son récit, en une seule phrase finale, le caractère d’une gigantesque préface? Certains voudront ici invoquer le « geste manqué », le mouvement d’auto-sabotage par lequel, d’un seul trait de plume, l’écrivain aurait compromis la réalisation de son « grand livre ». On pourrait aussi mettre en cause, de manière plus plausible selon moi, la modestie de l’auteur qui, au moment de publier son œuvre la plus ambitieuse, aurait été tenté d’en réduire sciemment la portée. Ce mouvement coïncide parfaitement avec ce que Beaulieu nous dit de l’attitude du romancier face à son récit: « Je ne me souviens plus quand la décision a été prise d’intituler ce livre Le ciel de Québec. Je me souviens par contre que Ferron n’était pas sûr du titre: il le trouvait trop ambitieux par rapport à ce qu’il avait déjà fait ».
D’autres hypothèses peuvent aussi être envisagées. Il existe, dans le fonds Jacques-Ferron de Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ) au moins un état manuscrit du roman où cette fameuse annonce d’une chronique à venir – qui aurait accompagné, cette fois, la véritable entrée du Québec dans l’épopée – ne se trouve pas. Ce qui signifie que Ferron a peut-être déjà envisagé de ne pas donner de suite à son roman; et donc qu’on peut, qu’on pourrait lire ce livre pour lui-même. Dans ces conditions, une relecture du Ciel de Québec sans le poids inutile de cette œuvre inexistante, sans le rêve de cette suite hypothétique, serait au moins envisageable.
Autre possibilité, beaucoup plus séduisante: et si Ferron n’avait jamais vraiment eu l’intention de donner une suite au Ciel de Québec? Le refus de l’épopée va même jusqu’à repousser volontairement le récit de la vie du héros à l’extérieur de la chronique. Dans ce cas, le renvoi final à une future Vie de Rédempteur Fauché aurait été, pour l’auteur, une stratégie « pour parer la critique et garder sa liberté d’écrivain2 », à l’instar de son échotier de prédilection, Tallemant des Réaux, et de son Histoire de la Régence toujours promise mais jamais écrite. Ou à la façon d’Antoine Hamilton, cet autre chroniqueur que l’auteur du Saint-Élias cite très souvent:
Avec les Mémoires de Gramont, écrit Alain Clerval, Hamilton crée un genre nouveau, dont la fortune commence, qui se rattache à l’hagiographie des hommes illustres de l’Antiquité, mais qui rompt sur un point important avec elle, en refusant au temps et à la légende le soin d’opérer la transfiguration mythique qui va projeter un contemporain dans l’espace de l’épopée3.
*
On a beaucoup insisté, à propos du Ciel de Québec, sur la prétendue volonté ferronienne de nous donner une mythologie, sur le souci apparent de l’écrivain qui voulait régler son compte à notre passé, etc. Or, très peu de critiques ont cherché à inscrire ce récit dans le contexte de la littérature mondiale. Comme l’écrit André Major, « Quand il s’agit d’exiger de l’écrivain qu’il se mouille, qu’il se salisse les mains, on ne se gêne pas. On ne cherche pas à comprendre la portée réelle de la littérature ni sa visée transhistorique. Car que retient-on trop souvent de Miron, de Ferron ou d’Aquin, sinon qu’ils ont témoigné de notre impasse historique4? »
*
À la parution du roman, en septembre 1969, Jean Éthier-Blais eut dans Le Devoir ce commentaire à propos de la « fictionnalisation » ferronienne de personnes réelles: « Il s’agit, dans une certaine mesure, d’un roman à clés. Les clés sont là qui tintent, on vous ouvre la porte et puis il n’y a que l’imagination de M. Ferron5 ». Malgré ce jugement un peu désobligeant, c’est peut-être là, après tout, dans cette omniprésence de la voix de l’écrivain, que se trouve en premier lieu le secret de ce livre et de son éventuelle universalité – comme le suppose Jean Marcel, qui insiste sur le versant positif de cette omniprésence: « Et passe sur tout cela le souffle d’un style unique et singulier, un des miracles de la langue française contemporaine, qui est tout à la fois une vision, un humanisme, une option sur le monde, inimitable, unificateur et unifié, tel aux premières lignes de Martine (1948) qu’il est resté jusqu’aux dernières pages de L’exécution de Maski (1981)6 ». On me permettra d’utiliser ce truisme: lire Le ciel de Québec c’est d’abord avoir affaire à une écriture, immédiatement reconnaissable entre toutes. Jacques Cardinal, pour sa part, a bien montré aussi, dans son Livre des fondations, tout ce que Le ciel de Québec doit à l’Église catholique, rattachant par là le roman à un contexte international en assumant, pour ainsi dire, sa dimension religieuse. Il donne ainsi raison au grand critique Edmund Wilson qui, dès 1965, rattachait vaille que vaille toute la littérature canadienne-française au reste du monde par l’intermédiaire de cette grande institution supranationale.
*
Autre évidence: l’extrême liberté de ce livre, son ambition, son caractère inclassable en font littéralement une œuvre unique sous nos latitudes. Dans son apparente complexité, dans ses innombrables implications, c’est un roman resté ici sans véritable descendance. Comme l’écrit Milan Kundera, « les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l’histoire de leur art et en participant à cette histoire7 »; s’il est vrai que chaque grand récit crée à lui seul une nouvelle esthétique du roman, il devrait être possible de montrer comment Le ciel de Québec dialogue avec d’autres livres phares de la littérature mondiale. Il faudrait apprendre à extraire cette « chronique » du contexte manifeste qui est le sien; chercher en quoi précisément – et à quelles conditions – Le ciel de Québec pourrait, paradoxalement, ne pas être un livre québécois; en un mot, faire comme si ce roman flottait dans les airs et vérifier s’il tient toujours… Cette idée peut paraître complètement loufoque, mais peut-on oublier le Québec lorsqu’on lit Le ciel de Québec? Peut-on entrer tout bonnement dans ce récit capricieux en laissant à la porte le « texte national »?
*
Mais voilà que se dresse ici un problème de taille: une bonne partie du Ciel de Québec repose sur une apparente volonté de l’auteur d’en découdre avec des personnages du passé; du moins est-ce le plus souvent ainsi qu’on a interprété le roman. À la question de savoir quel serait « le » livre qui résume le Québec, la journaliste Lise Bissonnette répond « Voici mon choix et je n’en ai qu’un: Le Ciel de Québec, de Jacques Ferron, parce que tout y est, la petite et la grande histoire du Québec, celle qui est advenue et celle qui vient, notre drame et notre carnaval8 ». Selon cette lecture canonique, Ferron aurait d’abord voulu faire leur affaire à un certain nombre de protagonistes déplaisants du passé québécois. Or, toujours selon Kundera, « il n’y a pas de place pour la haine dans l’univers de la relativité romanesque: le romancier qui écrit pour régler ses comptes (que ce soient des comptes personnels ou idéologiques) est voué à un naufrage esthétique total et assuré9 ». Il faut bien reconnaître que beaucoup de lecteurs du roman sont d’abord rebutés par les innombrables clins d’œil ferroniens, qui foisonnent au fil du récit. J’ai beau retourner cette question dans tous les sens, je ne vois pas comment Le ciel de Québec pourrait ne pas être considéré comme un roman à clés… À moins de prétendre – avec la plus mauvaise foi du monde – que le fardeau de la preuve repose sur le bon vouloir du lecteur, que le récit en lui-même n’est que pure innocence. « Il n’est peut-être pas important de connaître les portes qu’ouvrent ces clés; il est utile de savoir que l’auteur aime s’amuser avec des clés10 », écrit avec raison Gilles Marcotte. D’autant plus que les clés sont dans la main de celui qui lit: le lecteur apporte avec lui, non seulement son trousseau de clés, mais toutes les portes qu’il aura envie d’ouvrir; tant pis pour lui s’il se met en tête de retrouver les modèles!
Mais cette entreprise de déboulonnage systématique finit par se transformer – malgré l’auteur? – en une tout autre affaire. À son corps défendant, dirait-on, voici que le personnage à qui le romancier voulait régler ses comptes prend une densité humaine qu’on ne lui soupçonnait pas; voici qu’Orphée/Saint-Denys Garneau, étouffé par sa « boursouflure de renommée », se mue en un pauvre jeune homme digne de sympathie; voici que Mgr Camille, d’abord présenté comme un ecclésiastique rigolo, « fleuri de toutes les humanités », se transforme en un prélat plein de sollicitude et de compassion.
*
Dos Passos et Dickens
Dans l’univers des ferroniens, on le sait, Victor-Lévy Beaulieu n’est pas n’importe qui: disons pour faire court que c’est l’admirateur en chef de Jacques Ferron, celui dont le nom est le plus souvent évoqué comme héritier et continuateur. De nombreux essayistes ont d’ailleurs déjà exploré, avec beaucoup de pertinence, les rapports de filiation (ou non) entre les deux écrivains. Le critique Jacques Pelletier, dans sa belle étude intitulée L’écrivain national, montre avec virtuosité les tenants et aboutissants de ce complexe héritage littéraire, l’un des plus fascinants de toute la littérature de langue française. Plus près de nous, François Ouellet a consacré tout un livre aux Grandeurs et misères de l’écrivain national telles qu’elles s’incarnent, entre autres, à travers les rapports entre les deux auteurs. Le dernier en date de ces essayistes, Yan Hamel, s’est rendu jusqu’à Trois-Pistoles pour interviewer l’auteur de Monsieur Melville. Cette rencontre est relatée dans son essai, Le cétacé et le corbeau; bien qu’il y soit surtout question de Jean-Paul Sartre, la question de l’héritage littéraire entre Ferron et Beaulieu s’y trouve aussi abondamment soulignée.
Pour moi, Beaulieu est aussi un témoin capital parce qu’il a longtemps été l’éditeur de Jacques Ferron, celui qui, d’une manière ou d’une autre, a mené à leur grosseur (pour utiliser l’une de ses expressions favorites) la plupart des livres de son maître à penser. Aux Éditions du Jour, il supervisa la fabrication et la mise en marché de presque tous les nouveaux ouvrages de l’écrivain, à partir des Historiettes (1969) jusqu’à Du fond de mon arrière-cuisine (1973). Quand Beaulieu décida en 1976 de fonder une nouvelle maison, VLB éditeur, Jacques Ferron le suivit dans cette nouvelle aventure et lui confia la réédition de certains de ses ouvrages. C’est ainsi que l’auteur de Jos Connaissant eut l’occasion de présider par deux fois à la publication du Ciel de Québec: la première en 1969 (aux Éditions du Jour) et la seconde dix ans plus tard, en 1979 (chez VLB éditeur).
Il y a plusieurs années, j’ai moi aussi fait le pèlerinage de Trois-Pistoles pour y rencontrer Victor-Lévy Beaulieu. J’étais alors à la recherche d’indices qui me permettraient de reconstituer la genèse du Ciel de Québec ou l’état d’esprit qui avait présidé à son écriture. C’est donc à l’éditeur du grand roman ferronien que je voulais d’abord m’adresser: quels souvenirs avait-il gardé du processus de publication? avait-il été témoin des tâtonnements, des repentirs, des corrections de dernière minute?
Durant cette conversation, deux commentaires de Beaulieu retinrent tout particulièrement mon attention. L’écrivain-éditeur m’apprit d’abord que Ferron avait beaucoup hésité sur le titre à donner à son livre; il en aurait changé quatre ou cinq fois alors même que le roman était déjà à l’imprimerie. On trouve d’ailleurs encore, ici et là, des traces émouvantes de ces hésitations; Pierre Cantin a par exemple retrouvé, au verso d’un document daté de juillet 1969 (c’est-à-dire au moment où le roman devait se trouver à la composition), une liste de dix-sept titres possibles griffonnés par l’auteur. Sur le manuscrit du roman qui se trouve à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), au détour d’un feuillet, on rencontre aussi quelques essais de titres, tous rayés sauf le dernier: L’échelle de Jacob, D’octobre à la Fête-Dieu 1937-1938, Sous le ciel de Québec et finalement, Le ciel de Québec.
Toutefois, au moment où le manuscrit final fut livré aux Éditions du Jour, Victor-Lévy Beaulieu se souvient que le titre retenu par Jacques Ferron, celui qui figurait sur la première page du document, était La grosse galette. C’était apparemment une sorte de clin d’œil à l’écrivain américain John Dos Passos, auteur en 1936 d’un fort roman intitulé The Big Money dont le titre français était, précisément, La grosse galette…
Jusqu’à quel point peut-on accorder de l’importance à un tel souvenir? Les rapports semblent bien mince entre le roman de Ferron et celui de Dos Passos, dont l’action se déroule dans les années 1920. Big Money est le troisième volet d’une colossale trilogie romanesque intitulée U.S.A.; la structure de cette œuvre, profondément novatrice à l’époque de sa première publication, se compose de quatre narrations différentes: une trame principale (récits de fiction); une sorte de monologue intérieur à caractère autobiographique; des « collages » de titres de journaux et de références à l’actualité; enfin, ce qui est sans doute le plus surprenant: des chapitres biographiques consacrés aux personnalités importantes de l’époque: Henry Ford, Isadora Duncan, les frères Wright, Rudolph Valentino, William Randolph Hearst, Thomas Edison, etc. Pour simplifier à l’extrême, disons que cette œuvre – dont la traduction française est accessible au public depuis 1946 – vise à dénoncer le capitalisme américain et à montrer comment les foyers de résistance politique ou idéologique finissent toujours par être écrasés. Ce sera aussi le cas, nous le verrons plus loin, d’un autre récit important dans « l’inconscient » du Ciel de Québec: Monsieur le président de Miguel Asturias.
À première vue donc, bien peu de chose rapprochent Le ciel de Québec et Big Money. Je dirais même que ce type de roman était assez loin des goûts habituels de Ferron qui, en matière de littérature américaine, préférait les œuvres qui lui permettaient d’éclairer plus franchement l’histoire et la culture de son propre pays (La maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne, Docteur Sax de Jack Kerouac). Sauf erreur, on ne rencontre guère – pour ne pas dire jamais – la mention du nom de John Dos Passos ou de ses romans chez Ferron; pour l’auteur de L’amélanchier, ce silence est souvent révélateur et beaucoup de lecteurs ne sont pas loin de croire que les influences de l’écrivain sont inversement proportionnelles à leur mention dans les écrits ferroniens.
Mais alors, pourquoi ce clin d’œil, cette allusion fugace au romancier américain? Dans une lettre à Jean Marcel, datée du 7 janvier 1966, nous apprenons que Ferron, insatisfait de l’ampleur de son œuvre, considérait n’avoir publié jusque-là « que des plaquettes »; pour lui, le moment était venu de passer aux choses sérieuses. « C’est la fin des petits romans à cent pages », écrit-il encore; « Je voudrais que vous compreniez que ma carrière d’écrivain devient concertée et qu’après avoir été longtemps un amateur je me prépare à devenir professionnel ». Dans ce contexte, on peut penser que ce titre n’en était pas un, qu’il était provisoire, qu’il s’agissait tout au plus d’un titre générique, un peu comme si, dans l’attente d’un titre définitif, le romancier avait tenu à signifier à son destinataire qu’il s’apprêtait à écrire sa grosse galette… Quand on connaît sa volonté, à cette époque, de consolider ou d’« étayer » son œuvre et l’urgence où il se trouvait de publier enfin un livre de format conséquent, on peut facilement imaginer qu’il ait d’abord été marqué par l’aspect imposant de Big Money et par le caractère ambitieux de son titre. Si l’on persiste à chercher ce qui a pu éveiller l’intérêt de Ferron dans la forme discontinue de l’œuvre du romancier américain, on mentionnera bien sûr, au premier chef, sa dimension de critique sociale mordante, mais aussi son utilisation judicieuse de personnages ayant vraiment existé. On peut aussi penser que l’auteur du Ciel de Québec fut très favorablement impressionné par le talent de Dos Passos à nouer des fils narratifs improbables qui finissent par se rejoindre à la fin du récit.
Au bout du compte, c’est Victor-Lévy Beaulieu qui a mis à profit la principale nouveauté structurelle de Dos Passos: à partir de Monsieur Melville, il adopte une méthode similaire qui sera désormais la sienne, et qui donnera tous ses fruits dans La grande tribu ou dans 666 – Friedrich Nietzsche, à savoir l’alternance des chapitres fictifs et biographiques (ou critiques). Cependant, il reste encore quelques traces du noyau syntagmatique « galette » dans les alentours du Ciel de Québec; en d’autres termes, quelque chose est resté de cette jonglerie avec les titres, comme un fantôme de galette, en somme… D’abord, une citation sur la page de couverture de la première édition du roman, qui curieusement donne au mot galette un sens contraire à celui du roman de Dos Passos: « Avec Le ciel de Québec finit la série des galettes et commence celle des briques ». Ensuite, un passage du premier chapitre où la sœur économe du couvent du Précieux-Sang dit à la Supérieure, qui hésite à accepter le cheval que lui offre Chubby Power: « Mère supérieure, Dieu est Dieu, certes, mais la galette est la galette, il ne faut jamais l’oublier ».
*
Lors de cet entretien avec Victor-Lévy Beaulieu, au sujet des sources possibles du Ciel de Québec, l’auteur de Blanche forcée fit tout de suite allusion à la figure d’un autre écrivain, plutôt inattendu dans ce contexte: « À l’époque où nous avons publié Le ciel de Québec, me dit-il, Ferron lisait beaucoup les œuvres de Charles Dickens. Il venait faire son tour aux Éditions du Jour au moins deux fois par semaine […]. Il venait s’asseoir dans mon bureau pour jaser. Il me parlait souvent des livres de Dickens – les Pickwick Papers, en particulier – avec beaucoup de respect ».
L’intérêt de Ferron pour Dickens est bien connu et a magistralement été analysé par Ginette Michaud dans son article intitulé « Lire à l’anglaise ». Toutefois, ce n’est pas grâce à M. Pickwick que le romancier anglais figure dans le « panthéon » ferronien, c’est à travers le roman Hard Times; selon l’essayiste, ce récit « est sans conteste l’une des rares œuvres dont on peut affirmer qu’elle ait été une lecture de chevet pour l’écrivain11 ». Encore une fois, on retrouve peut-être, ici encore, un procédé cher à l’auteur, qui est d’attirer l’attention sur une œuvre pour mieux la détourner d’une autre. Si les aventures de Pickwick ont laissé quelque trace dans l’œuvre ferronienne, c’est à un autre niveau qu’il faut les chercher.
Bien entendu, les rocambolesques tribulations du premier véritable héros dickensien ont peu à voir, à première vue, avec l’onction ecclésiastique et la dignité amusée que manifestent en tout temps, dans le roman de Ferron, le Cardinal et Mgr Camille. Pourtant, c’est bien le même type d’admiration qui nous saisit devant la richesse et la complexité émotionnelle que prennent peu à peu les personnages ferroniens. Cet émerveillement se développe et grandit progressivement, surtout lorsqu’on découvre, au détour d’une page, que la gigantesque mécanique du Ciel de Québec a été secrètement mise en branle par la compassion de Mgr Camille pour les plus malheureux de la terre: au chapitre XXVIII du roman, en effet, le prélat révèle à Frank Anacharcis Scot que l’intérêt qu’il manifeste pour la « tribu » des Chiquettes trouve son origine dans une tragédie qui se situe bien au-delà des petites politicailleries québécoises: il s’agit de l’eugénisme pratiqué par les nazis sur les enfants handicapés. « Ce sont les nouvelles d’Allemagne qui m’ont converti aux Chiquettes », dit le prélat à son interlocuteur dans un raccourci vertigineux, révélant par le fait même les raisons pour lesquelles il tenait tant à défendre ces déclassés contre le mépris actif et potentiellement dangereux de leurs concitoyens « respectables » de Saint-Magloire. (Mentionnons au passage que Ferron ne commet pas d’anachronisme, car certains documents montrent que les pratiques eugéniques de l’Allemagne étaient déjà connues en Amérique en 1933, bien avant que commence l’action du Ciel de Québec). Quoi qu’il en soit, tout comme Mr Pickwick, Mgr Camille, ce personnage dont on s’apprêtait peut-être à rire, se révèle plein de compassion et d’humanité. « Humaniste », n’est-ce pas d’ailleurs le tout premier qualificatif attribué au prélat? En tout cas, le mot se trouve dans l’incipit du roman, attirant déjà notre attention sur cet aspect des choses.
*
Ferron a déjà dit de sa « chronique » qu’elle était le résultat d’un incroyable bricolage. Il y a du vrai dans cette affirmation, mais comme ses devanciers, l’auteur a pu créer, à la manière de Rabelais, un « univers superbement hétéroclite » (Kundera) parce qu’il se trouvait à la naissance d’un art nouveau. Tout y est: « le vraisemblable et l’invraisemblable, l’allégorie, la satire, les géants et les hommes normaux, les anecdotes, les méditations, les voyages réels et fantastiques, les disputes savantes, les digressions de pure virtuosité verbale12 ». Et puis, cette composition n’est erratique qu’en apparence, puisque Ferron a utilisé, ici comme ailleurs, le motif de l’intrigue « inversée », si caractéristique de son art romanesque: le récit progresse en remontant le temps de l’intrigue jusqu’à son noyau. Au cœur de Cotnoir, des Confitures de coings ou de La charrette se trouve aussi un centre insécable, une scène originelle à partir de laquelle le récit croît par couches concentriques, comme un fruit qui se développe en dissimulant, sous ses épaisseurs successives, un noyau dur. La lecture du Ciel de Québec, nous amène infailliblement à ce centre. Il me plaît infiniment que toute cette grande machinerie ait été mise en branle par la haine des nazis; c’est par ce fragment quasi secret que le roman peut accéder à l’universel.
*
L’essayiste Jean Le Moyne – qui figure comme personnage, on le sait, dans Le ciel de Québec –, considérait le premier roman de Dickens, à l’échelle de la littérature mondiale, comme un égal du Don Quichotte et de Pantagruel. « L’innocence que Dickens, au début prodigieux de sa carrière, incarne en Pickwick, a de la densité, elle offre de la résistance: elle est pureté, authentique pureté aux vertus d’enfance, pureté donc sensible au scandale et à la persécution […]13 »; tel pourrait être aussi, à quelques détails près, notre jugement sur Mgr Camille, qui prend de la gravité au fur et à mesure que le récit progresse. L’aimable ecclésiastique, qui descend à pied la Côte du Palais au début du livre, arrive juste à point nommé, au chapitre XXXIV, pour accueillir Orphée qui revient des enfers: « Devant lui, un vieil homme habillé en prélat, à la physionomie sereine, au regard à la fois bon et paternel, lui ouvrait les bras. Orphée s’y jeta ».
Il y aurait encore beaucoup d’autres parallèles à établir entre Le ciel de Québec et le premier roman de Dickens; à commencer par le « point de vue de Québec » ou de la Terre Aurélie, qui sont à rapprocher du célèbre point de vue pickwickien à partir duquel tout devient plus ou moins grave selon qu’on adopte ou non cette perspective relativiste. On peut rapprocher aussi la « vigueur prophétique » de M. Jingle – qui a déjà vécu la Révolution de juillet 1830 alors que l’action des Pickwick Papers se déroule en 1827 – à celle d’Orphée qui, dans les chapitres xxiv et xxv du Ciel de Québec, anticipe sa propre mort et sa notoriété posthume, bien que l’intrigue du roman se situe en 1937. Par ailleurs, les rapports entre Mme Pott et son mari ont des traits communs avec ceux du Bishop Scott et de son épouse: un vieux couple en état de perpétuelle chamaillerie tempérée par une tout aussi ancienne tendresse. La description burlesque des mœurs politiques d’Aetanswill peut être rapprochée de celles du Ciel de Québec (autour du député Chicoine, de Duplessis ou d’Ernest Lapointe). La table du curé Rondeau – la plus courue du diocèse – rappelle infailliblement les incessantes boustifailles et les festins qui ponctuent les tribulations du Pickwick Club. Le père Weller qui, dans Pickwick, cherche à soûler un pasteur avant de le laisser aller à son prêche antialcoolique, fait penser à Chubby Power qui, au Club de Réforme, fait boire le père Papin avant de l’envoyer terminer sa nuit dans un endroit peu recommandable…
Il y aurait tant d’autres passages à citer. Par certains côtés, Le ciel de Québec comme les Pickwick Papers, peut être défini comme un roman picaresque, en ce sens que ses personnages demeurent invariablement aimables et touchants. La drôlerie et l’humour ferroniens ne sont jamais destructeurs et s’apparentent à ceux de Dickens aux dépens de Mr Pickwick. À cet égard, rien de plus pickwickien, chez Ferron, que l’épisode de la « limousine cardinalice » tombée dans un fossé: toutes les conditions étaient pourtant réunies pour que cette scène vire à la pochade la plus totale, mais les trois prélats impliqués s’en tirent avec honneur et personne ne se moque vraiment de leur mésaventure.
*
MacLennan et Asturias
En 1979, dix ans après avoir présidé à la première publication du Ciel de Québec aux Éditions du Jour, voici que Victor-Lévy Beaulieu réédite le roman de Ferron chez VLB éditeur. Cette réédition est généralement fidèle à la première version, sauf pour un assez long passage que Ferron a choisi de supprimer sans trop donner d’explications. Ces paragraphes retranchés se situent à la fin du trente-troisième chapitre, au moment où le personnage de Frank-Anacharcis Scot est « enquébecquoisé » pendant une folle nuit passée en compagnie d’une putain de l’Hôtel des Voyageurs. Frank, devenu pleinement Québécois au terme de cette initiation, sera rebaptisé François et se verra confier l’insigne honneur de narrer lui-même la conclusion du roman à la première personne du singulier.
Je me suis toujours demandé ce qui avait pu présider à la suppression de ces trois pages. Qu’est-ce qui, dans ce passage, pouvait poser problème à l’écrivain? Une partie de la réponse se trouve peut-être à la toute fin des lignes supprimées, au moment où le narrateur fait allusion, coup sur coup, à deux autres écrivains d’importance. En effet, Frank – devenu François – se fait dire « qu’après avoir été un personnage comme un autre dans la relation présente, il en deviendrait l’auteur et meilleur auteur que le brave Écossais qui a écrit Two Solitudes ». Puis, le chapitre se termine sur le commentaire suivant: « C’est mieux que ce que tu étais mais tu ne seras jamais, pauvre François, l’égal nordique de Maître Asturias ».
Mine de rien, deux noms de romanciers viennent d’être rayés du Ciel de Québec. Est-ce un accident de parcours? Faut-il y voir au contraire une suppression volontaire de la part de Ferron? En l’absence d’explication claire, faisons comme si l’écrivain avait délibérément choisi d’éliminer ces références à deux auteurs qui, de son point de vue, pouvaient sembler un peu encombrants.
En 1969, le Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias était universellement considéré comme un romancier d’envergure, auteur de plusieurs fictions fortement inspirées de son pays natal. Au moment où Ferron rédigeait Le ciel de Québec, Asturias venait d’obtenir le prix Nobel de littérature: « Prix Nobel! Voilà bien trois ans de suite que je mise sur ce cheval. Je me félicite de l’avoir regagé cette année », écrit Jean Marcel à son interlocuteur le 24 octobre 1967. Puis l’essayiste ajoute, avec une diabolique perspicacité: « C’est un peu, si vous voulez, le “Docteur Ferron du Guatemala” »… Ferron connaissait l’œuvre de ce romancier depuis quelques années au moins; nous le savons par une lettre qu’il écrit à André Major le 15 août 1965, dans laquelle il dit avoir lu Monsieur le Président et avoir trouvé ce livre « assez génial ». Sauf erreur, c’est l’une des seules autres mentions d’Asturias dans toute l’œuvre connue de l’auteur québécois.
Qu’est-ce qui, dans Monsieur le président, a pu intéresser Ferron? Le réalisme magique de sa prose? L’univers métissé qu’il met en scène? En cette période où le roman latinoaméricain est au faîte de sa popularité, certains cherchent, dans le corpus littéraire québécois, des œuvres qui pourraient se comparer aux grandes fresques de Garcia Marquez ou d’Ernesto Sábato. Peut-être l’écrivain a-t-il été interpellé par les passages où Asturias décrit la violente dépossession des peuples indigènes du Guatemala, qui n’est pas sans ressemblances avec l’extermination des premiers peuples de l’Ouest canadien. On est bien sûr tenté de faire le rapprochement avec les chapitres du Ciel de Québec où ces questions sont abordées.
Pour le traducteur d’Asturias, Georges Pillement, « Il y a, dans Monsieur le Président, un étrange et monstrueux mélange de lyrisme et de réalisme; avec toute la poésie de son pays; avec sa nature tropicale et sa capitale provinciale; avec sa peinture de ses habitants et de leurs mœurs et la condition inhumaine faite aux humbles, aux Indiens; avec la pleutrerie, la bassesse des puissants, des bourgeois, qui se soumettent à la dictature du tyran, qui applaudissent à ses exactions, qui se montrent à leur tour hypocrites, égoïstes et cruels14 ». En comparaison, Le ciel de Québec serait assimilable à une sorte de Monsieur le Président à visage bienveillant: sans être monstrueux, le mélange de lyrisme et de réalisme est bien présent dans le récit ferronien, de même que la capitale provinciale (sans la nature tropicale!) et le mépris qu’une partie de la population porte aux humbles et aux indigènes; l’ordre bourgeois est tout aussi hypocrite et corrompu, mais son apparence est aimable, insouciante et généralement exempte de cruauté explicite.
*
Il en va tout autrement du roman d’Hugh MacLennan, qui présentait – et pour cause – un intérêt encore plus marqué pour Jacques Ferron. La version française de Two Solitudes avait été publiée en 1963; c’est vraisemblablement celle-là que l’écrivain avait lue, quelques années avant la rédaction du Ciel de Québec. On pourrait s’amuser longtemps à trouver des points d’opposition quasi systématiques entre les deux récits. La situation de Frank-Anacharcis Scot au village des Chiquettes, par exemple, pourrait être vue comme un pendant de celle de l’Anglais Huntly McQueen qui, dans Two Solitudes, décide d’investir dans le village canadien-français de Saint-Marc. Cependant, alors que McQueen adopte une attitude conquérante et paternaliste, Scot se joint par le bas à sa nouvelle collectivité. Alors que les Anglo-Saxons de MacLennan viennent construire une usine dans le village québécois, « l’Anglais » que nous propose Ferron vient contribuer à la fondation du village lui-même. Par ailleurs, les Québécois ne sont pas la tribu sectaire et obtuse qui rejette impitoyablement celui qui n’entre plus dans le moule (« Toute cette province est désespérante » dit un anglophone à un autre; « Ils sont incapables de penser par eux-mêmes, ils l’ont toujours été et le seront toujours15 »). Ils forment une tribu, certes – comme le montre la grande allégorie des Chiquettes – mais elle est ouverte et accueillante. Bref, sans aller jusqu’à dire que Le ciel de Québec est l’envers de Two Solitudes, on ne peut nier que les rapports antagonistes entre les deux romans sont nombreux.
En somme, le paragraphe supprimé du Ciel de Québec tend à montrer que Ferron, en badinant sur le temps des briques et des galettes, était profondément sérieux: en effaçant le souvenir de certaines de ses lectures, il cherche à conférer une nouvelle autonomie à son roman le plus ambitieux.
*
Quelques traces d’Ancien Régime
Jacques Ferron, on le sait, a publié une bonne partie de son œuvre à l’enseigne des historiettes, dans L’Information médicale et paramédicale ou ailleurs; plusieurs centaines de ses écrits ont paru sous cette dénomination générique. Plus qu’une simple reconnaissance de dette envers Tallemant des Réaux, le plus connu des praticiens de ce genre, on est en droit de voir dans la fidélité ferronienne un mot d’ordre, une esthétique, presque un programme. Oserait-on y voir aussi une vision du monde? C’est le message qu’il a voulu nous laisser ou, du moins, c’est une indication en ce sens.
Or, qu’est-ce qu’une historiette? Que cherche-t-on d’abord à exprimer quand on publie toute son œuvre sous cette rubrique générale? Le terme lui-même représente une sorte de diminutif ou d’appellation péjorative qui interdit de prendre tout à fait au sérieux le texte qu’il coiffe, si grave en soit le thème. Comme l’écrit le critique James F. Gaines, « The Historiettes are cloaked by ambiguous, diminutive label, the -ette presumably like Italian -etta indicating a degree of intimacy and informality, as in amourette16 ». Déjà là, nous avons un refus tout classique de la componction; d’une façon ou d’une autre, tout ce qui porte le nom d’historiette doit être pris à la légère.
*
Mise à part son intérêt pour l’historiette en tant que pratique littéraire, la prédilection de Ferron pour l’Ancien Régime s’exprime de nombreuses autres manières. On peut penser à son intérêt jamais démenti pour la Nouvelle-France et ses « héros », représentés dans la seule série d’Historiettes réunies en volume par lui, comme par hasard, en 1969, l’année même de la publication du Ciel de Québec. Le fameux verbe sacré qui sous-tend l’écriture ferronienne, généralement attribué, à juste titre, à Paul Valéry, repose tout autant sur l’écriture classique, même s’il est plus diffus et plus difficile à appréhender. On pourrait aussi mentionner le penchant assumé de l’écrivain pour le protocole et les codes sociaux, qui lui vient tout droit du plus illustre des mémorialistes: « La passion qu’avait Saint-Simon pour les rituels et pour le cérémonial, écrit Jean-Michel Delacomptée, tenait à la majesté des gestes formels où chaque participant se grandit d’appartenir à une architecture qui le transcende et l’englobe, et dont l’intemporalité englobe et transcende l’actualité du point infime qu’est chacun. Présent, passé, futur se confondent dans la perpétuation des formes. Et c’est ce qui, au sens propre, l’enchantait17 ». Relisons, parmi tant d’autres textes de Ferron, son exégèse de l’imposant protocole entourant les funérailles de sa mère, dans l’« Appendice aux Confitures de coings ». Dans Le ciel de Québec, la chorégraphie cérémonielle à laquelle se livre Mgr Camille à son arrivée au village des Chiquettes, de même que le discours de la Capitainesse, aux chapitres ix et x, trahissent le même goût pour la ritualisation de la société: on y trouve un pareil souci de représentation, une sorte de jubilation dans le plaisir d’incarner une réalité plus grande que soi-même.
*
Une chose paraît certaine: la présence inattendue de l’écrivain Cyrano de Bergerac (1619-1655) au cœur même du Ciel de Québec, dans les deux si étranges chapitres centraux du récit (XXIV et XXV), peut être lue comme une indication ou une voie à suivre. Il faut prendre, littéralement, Cyrano comme guide: c’est un rappel, un signal, un indice de la présence sous-jacente du Grand Siècle dans cette chronique par ailleurs tout entière ancrée dans les années 1930.
*
Beaucoup moins connu que l’auteur des États et empires de la lune et du soleil, Antoine Hamilton, qui fit publier ses Mémoires du comte de Grammont vers 1713, accompagne Jacques Ferron depuis ses débuts en littérature. On trouve une allusion à ce chroniqueur aussi hâtivement qu’en 1942, dans l’un des tout premiers contes ferroniens, « Le mariage d’Hercule »; Jean-Marcel Paquette fait même de ce récit le texte inaugural de son édition critique des Contes. Plus tard, et comme par hasard, Hamilton refait surface dans les écrits du romancier au moment même où ce dernier rédige son Ciel de Québec. Bien qu’il ne figure pas nommément dans le roman, on peut déceler sa présence tutélaire à travers la méthode ferronienne, car l’écrivain, somme toute, fait avec ses héros du Ciel de Québec ce que Hamilton a voulu instaurer avec Grammont: une création de personnages de fiction à partir de doubles historiques. L’univers québécois des années 1930 constitue pour lui un « théâtre » idéal pour faire valoir ses idées – tout comme la Cour était, pour Hamilton, une sorte de « théâtre de société ». Comme l’écrit Alain Clerval: Antoine Hamilton, « avec la création d’un personnage de fiction dont la duplication historique n’est autre que son beau-frère, a trouvé le prête-nom idéal […] ». Il innove « en se servant de la distance auteur – personnage, pour gagner sur deux registres en même temps: la protection que donne la vérité historique et la liberté que le roman autorise18 ».
*
Les liens diffus entre Le ciel de Québec et la littérature d’Ancien régime s’exprime aussi à travers une sociabilité qui s’apparente aux intrigues courtisanes de l’époque classique. La vision du monde ferronienne, telle qu’elle se laisse voir en tout cas dans le roman, se rapproche de celle de Tallemant ou de Saint-Simon en ce qu’elle suggère une intimité familière avec le Pouvoir, une dimension presque ludique, comme celle se jouait parfois à la cour de Louis XIV. N’est-ce pas ce point de vue de proximité quasi amicale que la narration de la chronique nous donne à voir, dans des scènes ou les autorités politiques et intellectuelles du pays baissent un peu la garde? On doit aussi mettre au compte de cette cordialité un peu obséquieuse la tendance à nommer les personnalités en vue de l’époque par leur prénom ou par un diminutif, histoire de se les approprier, de créer un lien de proximité: Mgr Camille, Mgr Cyrille, le très honorable Arnest, le père Papin, Chubby Power…
Le narrateur ferronien développe une sorte de familiarité idéale avec son sujet; il aborde de plain-pied son existence comme si ça allait de soi, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde et que le lecteur connaissait nécessairement les sommités, les personnalités éminentes qui lui sont présentées. Le XVIIe siècle, dans Le ciel de Québec, se trouve aussi dans cette propension à jeter le lecteur au milieu d’une action, qu’il partage manifestement avec Hamilton et Tallemant des Réaux. Relisons encore la première phrase du roman: « Monseigneur Camille, de la lignée humaniste des prélats québecquois, homme bon, discret et de bonne compagnie, disait sa messe au Précieux-Sang, dans la Basse-Ville ». Voici comment, de manière identique et tout aussi abrupte, Tallemant nous présente l’un de ses innombrables courtisans, en nous jetant littéralement au milieu de son parcours de vie, comme s’il allait de soi que nous sachions de qui il s’agit: « Monsieur de Viete estoit un maître des Requestes, natif de Fontenay-le-Comte, en Bas-Poitou. Jamais homme ne fut plus né aux Mathématiques: il les apprit tout seul, car, avant luy il n’y avoit personne en France qui s’en meslast ».
*
Tout comme Tallemant des Réaux et Antoine Hamilton, le Ferron du Ciel de Québec est toujours, immédiatement, dans le ouï-dire. À l’instar ses très anciens modèles littéraires, il se situe en effet au centre d’un carrefour social; il est mû par une sorte d’attendrissement, un étonnement amusé toujours sous-jacent. Comme Saint-Simon enfin, il se pose d’abord comme un « homme de l’ouïe […], tout bourdonnant de propos rapportés, de rumeurs, d’entretiens privés, de confidences dans des lieux à l’écart des curiosités indiscrètes, de harangues enflammées, de tous ces discours enregistrés, fixés, gravés sur le tympan19 ».
Il est vrai que nul n’est censé ignorer ce qui se passe à la Cour… Chez Ferron, ce qui se rapproche le plus du cénacle courtisan, ce sont les élites littéraires, politiques et religieuses, tout le grand monde québécois des années 1930 dont il s’amuse à révéler les petits secrets. C’est d’ailleurs très exactement ce que nous dit l’exergue du roman, ces quelques vers d’Apollinaire par lesquels le romancier nous invite à regarder de très près le tableau qu’il nous offre, avec une précision d’entomologiste.
*
C’est à l’aune de la littérature mondiale et de son histoire qu’il faudra relire Le ciel de Québec; on finira par s’apercevoir que ce récit, profondément québécois s’il en fut, appartient à l’universel par plusieurs de ses fibres, qu’il est entouré de tous côtés par ce que la prose de tous les âges a produit de plus libre et de plus éternellement jeune.
1 François Ricard, Mœurs de province. Essais et divagations, Montréal, Boréal, « Papiers collés », 2014, p. 174.
2 Malina Stefanovska, « Histoire ou historiette: le portrait du roi par Saint-Simon et par Tallemant des Réaux », dans Francis Assaf (dir.), Actes d’Athens. Tristan L’Hermite. Tallemant des Réaux: Les Historiettes, actes du xxive colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeeth Century Literature, 1993, p. 97.
3 Alain Clerval, Du frondeur au libertin. Essai sur Antoine Hamilton, l’auteur des Mémoires du Chevalier de Gramont, Lausanne, Alfred Eibel, éditeur, 1978, p. 56.
4 André Major, Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman. Carnets 1975-1992, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2001, p. 17.
5 Jean Éthier-Blais, « La galette de Papa Boss », Le Devoir, 27 septembre 1969, p. 13.
6 Jean Marcel, « La grande absence. À la mémoire de Jacques Ferron », Lettres québécoises, no 39, automne 1985, p. 8.
7 Milan Kundera, Les testaments trahis. Essai, Paris, Gallimard, « Folio, 2703 », [1993] 2012, p. 27.
8 Lise Bissonnette, citée par Micheline Lachance, « La bibliothèque imaginaire », L’Actualité, 15 septembre 1996. https://lactualite.com/culture/la-bibliotheque-imaginaire/
9 Milan Kundera, op. cit., p. 38.
10 Gilles Marcotte, Littérature et circonstances. Essais, Montréal, Éditions de l’Hexagone, « Essais littéraires, 4 », 1989, p. 344.
11 Ginette Michaud, « Lire à l’anglaise », dans Ferron post-scriptum, Outremont Lanctôt éditeur, « Cahiers Jacques-Ferron, 13 », 2005, p. 163.
12 Milan Kundera, op. cit., p. 11-12.
13 Jean Le Moyne, « Samuel Pickwick, Esq. » repris dans Roger Rolland et Gilles Marcotte (dir.), Jean Le Moyne. Une parole véhémente, Montréal, Fides, 1998, p. 158.
14 Georges Pillement, « Introduction », dans Miguel Asturias, Monsieur le Président. Roman guatémaltèque, traduction de Georges Pillement, Francisca Garcias et Yves Malartic, Paris, Éditions Bellenand, 1952, p. 8.
15 Hugh MacLennan, Deux solitudes, traduit de l’anglais par Louise Gareau-DesBois, Montréal, Bibliothèque québécoise, nouvelle édition revue et corrigée, [1963] 1992, p. 147.
16 James F. Gaines, « Nobility and the Sexual Economy in the Historiettes », dans Francis Assaf (dir.), Actes d’Athens, op. cit., p. 79.
17 Jean-Michel Delacomptée, La Grandeur. Saint-Simon, Paris, Gallimard, « Folio, 6214 », 2016, p. 144.
18 Alain Clerval, Du frondeur au libertin, op. cit., p. 36.
19 Jean-Michel Delacomptée, La grandeur, op. cit., p. 195.
* Marcel Olscamp est l’auteur d’un essai intitulé Le fils du notaire (BQ, 2021). Spécialiste de l’œuvre de Jacques Ferron, il travaille depuis plusieurs années à l’édition des manuscrits de cet écrivain et à la réédition de ses ouvrages. Il prépare en ce moment l’édition, en trois volumes, de la correspondance entre Ferron et l’essayiste Jean Marcel.
octobre 2021
Lire Ferron