Simon Tessier
Octobre de force. Répression et état d’exception, Les Éditions du Québécois, Drummondville, 2012, 194 pages
D’entrée de jeu, je vous recommande de vous procurer ce livre à la première occasion et de le lire attentivement, stylo en main. Outre le fait que cet ouvrage est écrit dans un vocabulaire simple et précis et qu’il comporte une excellente bibliographie ainsi que d’abondantes notes véritablement éclairantes, vous tirerez un immense profit de votre lecture pour trois ensembles de raisons.
Premièrement, vous y apprendrez une foule de choses, généralement passées sous silence, à propos des mesures de guerre imposées au Québec par Pierre Elliot Trudeau, au nom du Gouvernement du Canada, en octobre 1970. Retenons, entre autres, les suivantes.
Les raisons officiellement évoquées pour justifier le recours aux mesures de guerre ne résistent tout simplement pas à l’analyse. Les ministres canadiens, John Turner et Jean Marchand, avaient alors fait référence aux 3000 membres du Front de Libération du Québec (FLQ), aux attentats à la bombe, aux armes dont il disposait et aux enlèvements perpétrés par lui, pour soutenir l’idée selon laquelle le gouvernement faisait face à une insurrection appréhendée. Or, le FLQ ne pouvait constituer une telle menace, car il n’était, dans les faits, qu’un mouvement marginal, comportant environ une trentaine de membres répartis en quelques cellules, doté de moyens plutôt limités, sans véritable soutien populaire et qui pratiquait des actions symboliques, violentes certes, mais non significatives aux plans économique et militaire.
L’extrême répression exercée par le Gouvernement du Canada a dépassé toutes les limites : 12 500 soldats déployés sur tout le territoire du Québec avec armes, véhicules terrestres et hélicoptères ; suspension des libertés civiles ; 31 700 perquisitions de ratissage ; 4000 perquisitions avec saisies ; plus de 500 personnes arrêtées, sans mandat, sans acte d’accusation, sans droit de recours à un avocat et détenues secrètement sans possibilité de communication avec l’extérieur. La transgression des droits et libertés des citoyens en octobre 1970 a constitué, selon l’historien Lower, l’abandon le plus complet des pouvoirs parlementaires jamais observé jusqu’alors dans les pays anglo-saxons (p. 60) et a violé les droits considérés comme absolument sacrés, même en périodes d’exception, que sont, selon les conventions internationales sur les droits de la personne, l’interdiction de détenir les gens arbitrairement, de leur faire subir des traitements inhumains ou dégradants et de les soumettre à des lois d’application rétroactive. De plus, l’ancien ministre libéral Herbert Marx, avocat spécialisé en ces matières, a constaté que, de la Première Guerre mondiale à octobre 1970, le Canada a été gouverné sous l’emprise des mesures d’urgence près de 40 % du temps, un « net abus de l’exception », selon lui (p. 58). Il a d’ailleurs qualifié l’action de Trudeau de « dictature constitutionnelle » (p. 60).
Le déploiement des dizaines de milliers de soldats et de policiers, l’exécution de dizaines de milliers de perquisitions et l’arrestation de centaines de personnes n’ont produit aucune trace d’insurrection, ni aucune raison d’en appréhender une, une autre preuve irréfutable que l’insurrection appréhendée n’était que pure fabulation.
Aucun des membres du FLQ ne fut l’objet d’une arrestation ou même d’une perquisition. Quand on sait que les seuls services secrets de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avaient, en 1969, plus de 300 officiers chargés de surveiller les activités terroristes à Montréal, il apparaît clairement que la répression ne visait nullement le FLQ. Il apparaît de surcroit que la GRC connaissait si intimement le FLQ qu’elle a pu participer à des arrestations et à des perquisitions massives de présumés terroristes en évitant soigneusement de ne perturber aucun felquiste.
En fait, les perquisitions ont frappé principalement la structure militante du Parti québécois et les arrestations ont touché surtout des personnes identifiées à la gauche du mouvement indépendantiste. Ce qui amène Tessier à conclure que les mesures de guerre n’étaient pas justifiables au plan sécuritaire, mais visaient, en vérité, à contrer une crise de légitimité de l’État fédéral canadien engendrée par la très significative montée du mouvement indépendantiste québécois. En somme, Trudeau a eu bien plus peur des 662 404 personnes (23,1 % de l’électorat) qui ont appuyé le Parti québécois aux élections de mai 1970 que de la poignée de terroristes isolés du FLQ. Il a donc prétexté l’activité, illégale, mais somme toute peu dangereuse pour le Canada, du FLQ pour attaquer l’activité, combien plus menaçante précisément parce que légale et dotée d’assises populaires importantes, du Parti québécois. Le comble de la fourberie.
Deuxièmement, Tessier vous introduira au concept d’état d’exception, lequel permet, tel un puissant macroscope, non seulement de voir avec précision le mécanisme de répression mis en jeu en octobre 1970, mais surtout de réaliser que ce mécanisme est propre au fonctionnement normal de tous les gouvernements qui se prétendent démocratiques.
L’institutionnalisation des démocraties libérales du XVIIIe siècle dans le sillage des révolutions américaine et française a conféré des droits inaliénables au citoyen face à l’autorité de l’État. En rupture avec l’absolutisme du pouvoir monarchique, les démocraties constitutionnelles modernes se fondent sur la règle du droit qui balise l’exercice du pouvoir politique en définissant les droits et libertés des citoyens… Cependant, ces protections juridiques apparentes sont loin d’être immuables. Sous l’échafaudage sophistiqué de l’État de droit se maintiennent les mécanismes permettant la suspension même du droit dont il se réclame… dans des circonstances menaçant la stabilité – ou la pérennité – de la domination étatique (p. 41)
Pour comprendre octobre 1970, il importe de bien saisir la mécanique logique générale de l’état d’exception à laquelle le gouvernement canadien a alors eu recours, en particulier les points suivants.
Il existe dans tous les régimes démocratiques « un droit naturel antérieur à l’instauration du droit positif » (p. 56) qui confère des droits et libertés aux citoyens. Ce droit antérieur, pudiquement connu sous l’appellation de « raison d’État », prévaut absolument sur les droits démocratiques consentis aux citoyens.
C’est la haute direction de l’État qui décide, seule et de façon parfaitement « arbitraire » (p. 53), c’est-à-dire sans avoir à se justifier en aucune manière, ni avant, ni pendant, ni après, s’il y a lieu d’appliquer l’état d’exception, et quand et comment on doit le faire.
L’exception demeure à l’usage exclusif du pouvoir souverain de l’État, les citoyens n’étant jamais autorisés à « se soustraire à la règle du droit au nom d’un objectif d’intérêt supérieur de la communauté politique » (p. 46). L’état d’exception permet donc ainsi de figer les structures politico-juridiques de la société en enlevant la possibilité aux citoyens de redéfinir cet ordre et… de reconstruire un nouvel État (p. 57). C’est pourquoi, selon la Commission internationale des juristes, « les mesures d’exception sont souvent utilisées de manière à réprimer la contestation politique de l’ordre juridique d’un État, permettant aux autorités de se libérer des contraintes légales pour transgresser les droits et libertés des citoyens » (p. 66).
Autrement dit, le droit dit démocratique continue toujours de reposer, en définitive, sur les assises absolutistes du pouvoir monarchique. Cela est particulièrement vrai du Canada.
Troisièmement, les conclusions de Tessier méritent amples réflexions.
La répression extrême d’octobre 1970 n’a « pas permis aux autorités politiques canadiennes de rétablir leur légitimité face à la société québécoise » (p. 146). Même aujourd’hui, en dépit du fractionnement du mouvement indépendantiste en plusieurs partis politiques, la « légitimité de l’État canadien est toujours contestée significativement au Québec » (p. 146).
La problématique de l’état d’exception continue de se poser de « façon préoccupante » (p. 147) comme en témoignent la loi antiterroriste canadienne de 2002 qui permet de suspendre arbitrairement les droits et libertés des citoyens ainsi que les 3379 arrestations effectuées par la police à l’occasion du conflit étudiant au Québec entre le 16 février et le 3 septembre 2012. « Si la violence terroriste est depuis longtemps disparue au Québec, le pouvoir d’exception est toujours en place, tapis dans l’ombre du pouvoir d’État » (p. 149). D’ailleurs, la récurrence du recours à l’exception et le foisonnement des mesures exceptionnelles à travers le monde conduisent le philosophe Giorgio Agamben à y voir une « technique de gouvernement » qui se présente comme un « seuil d’indétermination entre démocratie et absolutisme » (p. 149).
Octobre de force raconte l’histoire d’une camisole qu’un gouvernement canadien autoritaire et dément a enfilée de force au Québec pour faire croire qu’il était un dangereux fou à lier. Il importe à quiconque œuvre sérieusement à l’avènement de l’indépendance du Québec de ne jamais oublier jusqu’à quelles extrémités absolutistes le Canada est prêt à recourir pour l’en empêcher.
Merci à Simon Tessier de nous avoir fait comprendre cela. Merci aux Éditions du Québécois de nous l’avoir rendu accessible. À nous maintenant de répandre cette connaissance fondamentale sur la nature profondément perverse de l’État dont nous voulons nous affranchir.
Édouard Cloutier
Professeur de sciences politiques (UdeM) à la retraite