Penser la politique spectrale II

Résumé – Nous étudierons, dans cette deuxième partie (Penser la politique spectrale I, Novembre-Décembre 2011), le retour des fantômes au service de l’identité canadienne, c’est-à-dire de cette nouvelle identité forgée par les conservateurs majoritaires au pouvoir dans la maison hantée. Nous demanderons par la suite s’il convient de prendre les « revenants » au sérieux. Par le rappel de quelques anecdotes politiques récentes, nous réaliserons que les fantômes sont sérieux. Dans le contexte du repliement identitaire, le Québec, qui ne doit plus rire de sa situation (celle de la décomposition de son mythe moderne), peut recourir à la spectropolitique pour repenser sa situation historico-politique, laquelle exige désormais la formation d’une jeune élite capable de rencontrer les fantômes, d’interpréter leur message afin de les exorciser dans le but ultime de persuader le peuple de l’importance de sa liberté.

Hamlet – Calme-toi, calme-toi, esprit inquiet.

Maintenant, Messieurs,
De tout mon cœur je m’en remets à vous
Et tout ce qu’un homme pauvre tel qu’Hamlet
Pourra vous témoigner d’amitié et d’amour,
Vous l’aurez, Dieu aidant.
– Hamlet, Shakespeare

III. Le retour des fantômes au service de l’identité canadienne

Pour ceux qui doutent encore de la pertinence d’une spectropolitique, c’est-à-dire une politique spectrale attentive aux conflits du passé non résolus, une étude pratique qui nous permette de vivre en attendant, rien ne vaut le rappel de quelques anecdotes politiques récentes. Car toute la politique conservatrice mise au point par le gouvernement de Stephen Harper – prononcez « Harpeur » – doit maintenant apparaître comme la poursuite de la politique de peur des libéraux, mais par d’autres moyens, tout particulièrement le remodelage de l’identité canadienne. Que le Canada du XXIe siècle soit fier de se redéfinir comme une entité royale, donc spectrale, en accord avec Dieu, voilà ce que l’on doit voir ici.

La célébration spectaculaire des noces de Kate et William sur la colline

La monarchie britannique a un lourd passé et de nombreux squelettes dans le placard. Or cela n’empêche pas la famille royale de hanter ses anciennes colonies. La monarchie britannique est célèbre pour ses conquêtes, son affection pour ses dominions, mais aussi pour avoir établi un système de représentants qui, de par le monde, imitent les fastes de la cour et vendent les avantages de la Couronne[1]. Nous avons connu Lady Diana, nous avons bien reçu le prince Charles et Camilla Parker Bowles, le Canada tient à présent à devenir ami intime de la duchesse et du duc de Westminster, Kate et William. Pourquoi ? Parce que la monarchie, le rappellent les conservateurs, fait partie de l’identité de ce pays ; elle appartient en fait historique à la politique canadienne parce qu’elle est héritage[2].

Or le Canada n’a pas de roi chez lui. S’il doit se contenter de substituts de reine, cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas se réclamer de l’héritage monarchique. Il peut frapper sa monnaie royale, émettre des timbres et s’offrir des célébrations sans avoir de souverain réel en ses murs. C’est la raison pour laquelle son régime politique ne peut pas être appelé « monarchie constitutionnelle », comme on en trouve en Europe, parce que sa reine n’est qu’un « revenant ». Le Canada a bien un représentant de la reine, un Gouverneur général qui ne paye pas d’impôt et voyage beaucoup, mais pas de reine[3], ce qui est assez difficile à justifier en démocratie[4].

Le Canada est par là, comme l’indique son rapport historique à sa nuptiale « constitution », un héritage politique fantomal. Ce n’est donc pas un hasard s’il déroule souvent le tapis rouge aux revenants. Si Kate et William ont fait d’Ottawa le lieu de leur « nuit de noces » diplomatique, bénie de Dieu, c’est parce que le jeune couple invité savait qu’il serait chez lui, dans le manoir, comme dans une union spectrale avec le Canada. Le couple n’a pas reculé devant l’Histoire, il l’a assumée, avalisée. Les membres du couple se savaient déjà des « apparitions », des restes du passé, attirantes et terrifiantes ; attirantes dans l’ouest et terrifiantes dans l’est, sans que cela n’empêche leur visite à domicile. Spectres en visite, ils ont été logés à l’hôtel canadien, aux frais des contribuables, et ont pu, en vertu de la politique de Harper, relancer la représentation monarchique loin de l’Angleterre.

Ils étaient attendus, espérés. Transportant la hantise du passé et annonçant l’avenir, Kate et William, incorporations paradoxales, allaient apparaître, contraster par leur jeunesse le passé colonial, éclabousser ce qui est terne dans la vie politique canadienne. Ils étaient en mission. Leur rôle : « illuminer » le noir Canada dès leur première visite à l’« étranger ». Voilà pourquoi ils se sont présentés au Québec, à Lévis, mais aussi à Ottawa, sur la colline parlementaire, pour y être vus et acclamés par des sujets volontaires au nom de la nouvelle lumière. Futurs revenants, ils se donnaient déjà en spectacle pour les politiciens, les médias et le monde.

Les médias avaient pour tâche de rendre acceptable, voire souhaitable, contre les sondages, l’aspect « spectaculaire[5] » de cette visite. Ils devaient montrer le couple sous un angle favorable, sympathique, donc peu effrayant, autrement dit imposer à tous les yeux cette nouvelle « apparition ». Il fallait faire voir et aimer à tous les Canadiens, et même aux Québécois, le couple royal. L’idée était d’organiser une ghostdance à partir des médias canadiens en sachant bien que la monarchie crée d’elle-même un intérêt chez les médias locaux, comme on l’a vu au Québec. Les médias de la Couronne ont dès lors imposé, sur le modèle des conservateurs, des images en boucle de la descendance spectrale : à tous les bulletins, il fallait suivre le périple des jeunes représentants de la reine au Canada. Non seulement devrait-on admirer leur simplicité, mais aussi louer leur générosité et leur humanité. Certains ont vu dans cette danse aux figures imposées du néo-colonialisme et du parasitage, ce que l’Assemblée nationale devait condamner, les libéraux voyant sans surprise dans cette critique néanmoins fondée des paroles pouvant affoler les touristes et ternir l’image du Québec, mais pas celle du Canada[6]. Les sympathiques revenants par anticipation apparaissaient sur la colline, bref, et certains politiciens du Québec, et à Québec, voulaient aussi être vus en leur compagnie afin d’entrer dans l’histoire de la politique spectrale. On en conclura que l’image des noces sur la colline est pour le moins frappante, en plus d’être riche enseignement : les spectres apprécient tout particulièrement le privilège de nous regarder d’en haut, sans qu’on puisse les voir, tout en faisant comme s’ils nous comprenaient d’en bas. Voilà le pouvoir.

Le jubilé de diamant soulignant le règne spectral de la reine mère…

Et comme si ce n’était pas assez, nous apprenions que le bon gouvernement conservateur entendait consacrer pas moins de 7,5 millions $ de nos impôts pour célébrer, en 2012, les 60 années de règne d’Elizabeth II, reine d’Angleterre[7]. Loin d’en rester à la descendance jet-set, au couple people, il faut aussi faire de ce 60e un événement national afin de rappeler à tous les Canadiens qu’ils sont redevenus des sujets de la reine. Cet anniversaire, ce jubilé de diamant, sera l’occasion, prévoit-on à Ottawa, de remettre à des communautés des médailles et de concocter des outils « pédagogiques », comme la mise à jour du guide de la Couronne. Avec un peu de veine, un peu d’argent public et du temps libre, on pourra aussi créer des boucles d’oreille de la reine, des épinglettes, des tuques, une application iPhone, ouvrir une aile dans un musée et peindre un trompe-l’œil sur la façade du Parlement… On ne peut donc pas dire que le gouvernement « oublie » l’histoire, qu’il néglige l’histoire de la Conquête qui est le Canada, il veut s’assurer lui-même de sa propre réécriture, comme nous le verrons sous peu avec la célébration de la Bataille de Châteauguay. Notre thèse se prouve aisément : toute célébration au Canada, pays qui aime à réécrire son histoire, est une chance de faire apparaître des souvenirs ou des conflits non résolus du passé, c’est-à-dire de faire apparaître des morts.

Ces célébrations appelées « commémorations » – ou apparitions de fantômes pour la mémoire vivante – ne font pourtant pas l’unanimité. Si 58 % des Québécois désapprouvent le retour des symboles royaux au Canada, ce qui comprend la visite des revenants, et veulent couper tous les liens avec la monarchie britannique, le gouvernement fédéral s’est tout de même proposé d’afficher dans toutes les ambassades canadiennes le portrait de la reine[8]. Le but n’est pas tant de déplacer un Pellan, de le remplacer par un Riopelle, mais de rétablir des faits historiques : le Canada a une histoire et des traditions. Selon Harper et son cabinet fantôme, le 60e anniversaire du règne d’Elizabeth II est un événement canadien au même titre que la Fête nationale ou le but de Paul Anderson en 1972. La feuille d’érable doit être appréciée à nouveau, comme l’hymne national et les petits cahiers scolaires nommés « Cahiers Canada ». Cet anniversaire est un événement important pour le Canada, précisait le ministre du Patrimoine, parce qu’Elizabeth II connaît le deuxième plus long règne après celui de Victoria, celle-ci ayant passé ce cap en 1897[9] !

Dans ce remodelage de l’identité canadienne, on réalise un travail politique d’une précision et d’une cohérence exemplaires. Et qui dit commémorations, dit plusieurs faits passés liés par une logique historique renforcée : l’accueil du couple royal devait aller de pairs, nous ne le savions pas encore, avec les commémorations projetées du jubilé de diamant du règne de la reine Elizabeth II en 2012, le retour de ses portraits dans les ambassades, mais aussi la célébration du bicentenaire de la bataille de Châteauguay. Un mot court sur ce 200e anniversaire, sur cette relecture martiale de l’histoire.

Fêter la guerre de 1812 – La généalogie martiale du Canada britannique

En effet, les conservateurs sont pour le moins épris de tradition et de guerre. Harpeur veut revoir l’Histoire du Canada – c’est un engagement de son discours du Trône du 3 mars 2010 – en resituant la naissance du pays à partir de la bataille de Châteauguay, en 1812, moment épique pour lequel les futurs Canadiens français se verront obligés de se battre aux côtés des Anglais et des autochtones contre les troupes américaines. Cette relecture est militaire et vise à redonner aux Canadiens la généalogie martiale de leur naissance et de leur actuelle unité politique. Pour la politique spectrale, la signification est la même, mais exprimée autrement : on veut tisser des liens, faire voir une continuité britannique dans le Canada et appeler les Anglais nos amis et nos ancêtres. S’alliant à la monarchie, Harper doit mettre les pieds dans le conflit entre l’Angleterre et les États-Unis, l’invasion américaine, pour y retrouver et y célébrer l’unité du Canada. Et le prix à payer est lourd : faire voir, à partir de l’idéologie, des partenaires d’affaire dans une conscription obligée, inventée une unité là où il n’y avait que dissidence, langues, cultures et oppositions.

La campagne télévisuelle est au montage, les capsules sont écrites, bien que ce conflit n’intéresse personne au Québec[10]. On tournera des clips commémoratifs au coût de 1,5 million $ afin d’expliquer aux Québécois leur histoire. Car, si la bataille de 1812 est racontée en Ontario, elle n’appartient pas aux livres d’histoire du Québec et le Canada souffre de deux histoires nationales distinctes. En raison de cette duplicité, de ce schisme, le parti conservateur doit réparer l’enseignement de l’histoire en dévoilant un monument à Ottawa et en lançant des publicités dans les journaux. Et Patrimoine Canada sera mis à contribution : l’organisme prévoit déjà la distribution de petits drapeaux et l’organisation d’une reconstitution historique. On reconnaîtra donc, dans cette mise en scène tendancieuse de la guerre de 1812, une autre étape dans l’apparition de fantômes. Après ce rappel, bornons-nous à analyser le retour troublant des portraits de la reine dans les lieux canadiens.

Sur la reproduction picturale et constitutionnelle du visage de la reine…

Or le retour du visage de la reine en peinture est un phénomène troublant que doit parvenir à expliquer la politique spectrale que nous cherchons à établir et dont ce texte n’est qu’une propédeutique. Le Canada doit revoir son statut historique (et par là son rapport au Québec), mais sans jamais le faire à l’intérieur des politiques constitutionnelles officielles. Si le Canada demeure un dominion de l’Empire que les libéraux ont vivement remis en question sous Pearson et Trudeau, à l’époque de la décolonisation européenne, les conservateurs veulent revoir, au moment du retour de la monarchie publicitaire, l’histoire du Canada. Cette manière de refonder le pays n’est pas qu’une simple opération de lifting, elle n’est pas que cosmétique, c’est un retour aux sources qui se réalise sans changement constitutionnel, c’est-à-dire à côté du Québec, sans lui. Si les libéraux voulaient une « constitution » (de la peur) et l’ont rapatriée en 1982, les conservateurs, eux, depuis 2011, veulent une « restitution », et ils ont fait vœu de chasteté envers la reine d’Angleterre.

En effet, fort de la visite de Kate et William, ils ont décidé de rattacher le Canada à l’auteur de Hamlet. Pour que la duchesse et le duc se sentent à la maison dans le manoir, on a retiré Pellan des murs de la réception de l’édifice Lester B. Pearson des Affaires étrangères – il y était depuis une quarantaine d’années – afin d’y placer un portrait de la reine. Il fallait que le Canada discute avec la reine, le prince et consorts, même si ces derniers appartiennent à un passé récalcitrant. Peut-être le font-ils justement dans le cadre d’un Québec qui perd du poids et de la force à Ottawa ? Dans ce contexte, la politique spectrale est d’une aide estimable dans l’explication de l’histoire du Canada parce que ce geste est loin d’être anodin : placer, déplacer, ou replacer un portrait de la reine, ce n’est pas que symbolique, c’est faire apparaître ce qui n’est plus présent, c’est faire exister à nouveau le passé, c’est donc créer un fantôme politique. La photographie d’une vieille dame, dont le spectroscope permet l’étude, est à la fois le médium et la preuve du spectre que les conservateurs veulent réanimer et imposer.

Tout est spectral : Elizabeth II hante les Affaires étrangères et les ambassades parce que le Canada imite la monarchie britannique, veut être à son image, c’est-à-dire présente partout dans son absence. Le Canada montre au monde qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même, ou qu’il est redevenu l’ombre de l’Angleterre, ce qui revient exactement au même. Le Canada doit « planer » sur le Québec, y faire de l’ombrage de par sa filiation à l’Angleterre. La réapparition de la reine en image représente le pouvoir de l’ouest, car c’est à l’ouest du manoir que les sondages – ou les spectromètres – captent une tolérance envers les revenants. Et c’est au Québec que ce geste est le plus contesté. Si le Canada doit assurer le retour de ses fantômes, il le fera sur les esprits d’abord, sur ses murs, sur l’eau et dans les airs ensuite, voilà pourquoi les ambassades, la marine et l’aviation devront dorénavant retrouver leur lien d’appartenance à la royauté…

Les nouveaux pirates seront poursuivis par la marine « royale »

N’en déplaise aux historiens postmodernes qui nient idéologiquement – ou en vertu du financement politique des chaires d’études universitaires – les conflits, le Canada se présente comme une Haunted House qui réclame une histoire. Cette histoire est celle de nombreux conflits qu’il convient, désormais, de masquer au nom d’une filiation à l’Empire britannique. Il ne s’agit pas de prendre position pour l’École de Montréal contre l’École de Québec, il convient plutôt d’entendre la voix du « déjà-vu » et des acteurs passés d’une histoire qui revient nous parler.

Pour cette raison, la politique canadienne est celle du retour en arrière[11], celle de la consolidation du Canada comme d’une pseudo monarchie constitutionnelle. Or si l’histoire sait que le Canada est construit sur les conflits et qu’il est entré en guerre plusieurs fois aux côtés des Britanniques, il importe alors de revoir à la hausse le statut de nos représentations politiques, de nos équipements et de nos forces. Soyons cohérents, dit Harper : nous ne pouvons pas être monarchistes sans l’aviation royale ! Ce ne sera donc pas tant l’histoire triste à mourir de sous-marins canadiens usagés, sans garantie de réparation, qui rentrent au pays sur le pont d’un bateau norvégien qui nous intéressera désormais, mais plutôt ce que l’on écrira sur les uniformes, sur le site Internet des forces armées et sur leurs équipements.

En août 2011, on apprenait en effet de la voix du ministre de la Défense, Peter MacKay, que les avions et les navires de guerre canadiens allaient retrouver leur « sceau royal[12] ». Le but était alors de corriger une erreur historique. Il convenait peut-être, vu du Québec, de redonner un sens au célèbre « Royal » 22e régiment, un groupe de soldat important durant la Deuxième Guerre mondiale. Vieille d’un siècle, la marine royale canadienne, en vertu de la nouvelle politique, sillonnera les mers à la recherche de pirates contemporains, en Somalie ou dans les golfes du monde, en arborant le sceau de la reine. Le Charlottetown, semble-t-il, un navire en réparation, reprendra du service bientôt et naviguera en souvenir de la reine. Le Canada pourra donc se vanter d’avoir, en le Charlottetown, son vaisseau fantôme, sa Royal Navy et ses sujets prêts à se battre pour la monarchie retrouvée.

La poursuite de la politique fédérale de la peur par d’autres moyens

Si l’on est sérieux dans l’analyse politique, c’est moins le retour du vaisseau fantôme que l’on retiendra de ce changement d’appellation des forces canadiennes que le nouveau rapport à l’histoire qu’instaurent les conservateurs. On se souviendra que ceux-ci sont attachés aux symboles et qu’ils sont prêts à tout pour être ami de la monarchie, de son histoire et revenir en son sein. Est conservateur celui qui dira aux journalistes ce qui revient par-derrière, ce qu’il faut écrire, où et quand l’écrire. Est conservateur celui qui modifiera les questions du recensement, se rapprochera des zombies (de la politique menée par Israël) et imposera une vision centralisée dans le manoir. Comme sujets canadiens, nous assisterons médusés au retour des parades militaires et des monuments aux morts. Mais il ne s’agira pas tant de faire plaisir aux vétérans que de donner un coup fatal à l’image canadienne, pacifique et ouverte sur le monde qu’avaient développée les multiples règnes libéraux. Si notre hypothèse est exacte, tirons une autre leçon de spectropolitique : le Canada anglais fera encore peur au Québec, comme sous les gouvernements libéraux – ce sera donc encore la mise en œuvre de la « spectrophobique » canadienne qui fonctionne si bien pour garder les Québécois dans le giron canadien –, mais par d’autres moyens.

IV. Raison d’être, défis et limites de la politique spectrale

En faisant la description du Canada hanté, nous ne cherchons pas à être élu « personnalité de la semaine » à La Presse, rencontrer l’esprit de l’Idée fédérale ou gagner un prix, nous voulons modestement, à coup d’anecdotes et de métaphores, montrer que la peur doit être première dans les futures politiques québécoises. Il ne faut point la considérer comme extérieure à la politique, mais bien partir d’elle : la penser de manière prioritaire dans l’élaboration des rapports avec le gouvernement fédéral. Nous ne devons pas reconnaître la peur au terminus, mais nous inscrire en elle afin de discuter d’égal à égal avec les fantômes[13]. L’étude de la politique spectrale ne vise pas à nous rendre responsables de l’avenir, elle ne défend pas un parti plutôt qu’un autre, mais elle cherche à comprendre les raisons historiques pour lesquelles notre situation est bloquée et que nous revivons le « déjà-vu ». Réponse au passé, à la peur, au désengagement et au repli, ce programme d’étude s’élabore sur l’idée voulant que le passé revienne hanter le présent, c’est-à-dire qu’il convient de régler nos comptes avec le passé avant de se prétendre être libre. Elle dit que le fantôme demeure en nous, qu’il nous voit sans être vu, et que seule l’écoute de sa voix menant à une conjuration peut libérer les peuples. La spectropolitique atteindra son objectif lorsqu’une jeune élite courageuse décidera, par des politiques, d’affronter le passé d’une population, de prendre en charge ses peurs, la « constitution » des peurs qui la paralysent, c’est-à-dire ce qu’elle est devenue historiquement[14].

La politique spectrale nous rappelle que nous sommes les fils et les filles de notre passé commun, un passé métissé et complexe, qui se réécrit sous nos yeux, sans identité fixe ou déterminée dans l’espace et le temps. Pour cela, il ne sert à rien de vouloir réfuter ou « corriger » l’histoire par de nouvelles politiques[15]. Nos fantômes apparaissent d’ailleurs pour ces raisons : ils sont le fruit de notre propre rapport à l’histoire et à nous-mêmes. Les fantômes proviennent de la constitution de nos propres peurs, c’est-à-dire de la manière dont nous nous comprenons nous-mêmes dans les conflits. S’ils appartiennent à notre « herméneutique » nationale, ils doivent tout de même rencontrer leur conjuration. Nous devons dialoguer sans cesse avec les conflits passés dans le but de les exorciser, entendre leur parole et en faire la nôtre. Si c’est de la fusion des horizons qu’émerge toute compréhension, c’est encore de la conjuration commune que dépend la liberté de notre peuple[16].

On ajoutera, dans cette optique, que c’est de la politique spectrale qu’émerge la liberté des peuples conquis. Si La Boétie était vivant, il n’écrirait pas un nouveau discours de la servitude volontaire, mais une spectopolitique attentive aux conflits du passé qui reviennent nous dominer. Si Toqueville était vivant, il ne chercherait pas des traces de démocratie au Québec, il ne miserait pas sur une proportionnelle panacée, mais il étudierait la disparition subtile et progressive des principes démocratiques provoquée par l’esprit monarchique qui s’impose partout chez nous.

Mais dans ce dialogue fictif avec les plus grands, les meilleurs lecteurs demanderont : mais que faire face à ce retour programmé des revenants ? Que faire face au retour de Dieu et des reines ? À quels ingrédients devrions-nous penser si nous voulons préparer le prochain repas à prendre en commun ? Voilà bien deux excellentes questions. Devant la difficulté, allons-y de quelques pistes seulement.

V. Devons-nous rire des fantômes du passé ?

À l’heure du Canada royal, de l’impensé entourant le multiculturalisme et du triomphe de la mondialisation, certains Québécois reviennent instinctivement en arrière. Redevenus sujets, ils ont peur de l’autorité et se replient. N’approfondissant plus l’histoire, se disant lucides et craignant la chute de leur poids démographique, mais tenant à profiter des progrès technologiques d’une mondialisation anglophile, plusieurs jeunes héritiers refoulent les acquis de la modernité démocratique et les forces sociales de la coopération. Tout se passe comme si le futur propriétaire de la maison en crise, refusant sa responsabilité reçue, désirait devenir le valet de lui-même ! Plutôt que de s’affirmer, trop de Québécois paraissent avoir choisi le repli, c’est-à-dire de résister secrètement, pacifiquement. Las des efforts de rénovation exigés par les conséquences du mythe de la Révolution tranquille, on dirait qu’ils ne veulent plus s’assumer. Refusant de se choisir eux-mêmes, ils préfèrent rire… Ce rire, en fait, n’est pas le leur, mais celui des fantômes qui, au-dessus d’eux, cherchent à les affoler. Répétant le discours des spectres, ils rient d’eux-mêmes.

L’immense place que l’humour joue chez nous, qui correspond au retour des revenants et aux symptômes du repliement, s’explique par l’incapacité d’un peuple à jouer le rôle historique qui lui revient. Coincé entre quelques échecs historiques et de grandes réalisations rapides, le peuple connaît le vertige, il hésite, tergiverse. La culture québécoise semble trouver dans l’humour son expression privilégiée. Nous passons au comique quand nous ne croyons plus avoir les moyens de changer sérieusement les choses. Miron a connu ce sentiment et y a puisé ses forces pour écrire ses poèmes. Aquin s’y connaissait aussi en autodérision, tout comme Ferron, voilà pourquoi ils se sont battus contre l’aplanissement de la culture québécoise. Véhicule démocratique par excellence de la désillusion tranquille, l’humour, avec le hockey, s’impose désormais comme le lien social, le ciment des conquis, une marque de sa résignation, peut-être sa dernière « fatigue » culturelle et politique. En accord avec les découvertes de la psychologie, la spectropolitique sait bien que les Québécois rient toujours plus parce qu’ils sont fatigués d’être encore confrontés à leur disparition, à leur transformation en zombies et qu’ils ont peur en partie d’eux-mêmes et de ce qu’ils sont devenus. La spectropolitique en arrive presque ici à ses conclusions. L’une d’elles est que l’État du Québec tend à se décomposer et que la modernité québécoise est derrière lui, c.-à-d. qu’elle lui est devenue fantomatique.

VI. La décomposition du Québec mythique – ou l’enfantôme

Nous avons célébré la Révolution tranquille nommée par les autres. Nous avons cru en notre système d’éducation et prétendu défendre notre système de santé. Nous avons pensé que le Québec était enfin laïque, moderne et prospère. Nous avons cru au pouvoir de la loi 101 et à l’élection du Parti québécois. Nous avons proclamé haut et fort que notre démocratie était exemplaire. Nous avons aussi estimé, en nous racontant notre propre récit, que le Québec avait gagné ses batailles et qu’il s’était levé pour exister. Nous avons rêvé et nous avons raconté notre mythe à nos enfants pendant quarante ans. Que se passe-t-il désormais ? Nous assistons à la décomposition lente d’une société qui – confronté à son passé – s’est proclamée libre avant l’heure. Nous avons créé nous-mêmes une bonne partie des fantômes qui nous hantent et reviennent. Le Québec est enfantôme, pour reprendre seulement le titre d’un beau livre de Réjean Ducharme.

Nous connaissons le repliement identitaire et la peur de s’affirmer en français parce que nous avons cherché à l’extérieur, dans un récit, ce qui se trouvait à l’intérieur, dans le monde. En fait, nous vivons une crise de la famille québécoise. La corruption est omniprésente dans la vie sociale et politique. Collectivement, nous éprouvons de graves difficultés à nous organiser, à nous situer dans l’Histoire, à nous projeter dans l’avenir, c’est-à-dire à nous soutenir mutuellement, comme en témoignent assez bien les dossiers relatifs aux crises éternelles de l’UQAM, du CHUM, du réseau de transport montréalais ou de l’amphithéâtre de Québec.

Le manoir a produit ses effets sur nous et il n’existe plus de famille politique québécoise. Au lieu d’inventer, de construire et d’enseigner, à partir de la maison et des collèges, des valeurs communes, les Québécois ont préféré se raconter des histoires dans lesquelles les héros étaient des individus forts. Ils ont vénéré les sportifs – les joueurs de hockey – qui devaient un jour sauver la nation. Ils ont ainsi abandonné la politique à leurs vedettes préférées qui ne vivaient le collectif que dans leur sport spectacle. L’effet fut la réhabilitation du statu quo, un peu comme, après 20 ans, le Bloc est devenu un parti politique au service de la fédération. Loin d’ériger la famille politique, les Québécois se sont tournés vers les autres, ceux qui réussissaient à l’étranger. Les accommodements déraisonnables n’auraient pas créé un grand débat identitaire s’ils défendaient, au quotidien, les valeurs politiques de l’ensemble. Ayant rejeté l’Église et la campagne, ils ont perdu le nord et ne savent plus comment élever leurs enfants, qui sont moins nombreux que dans l’aile ouest du manoir. Ils ne sont pas si conservateurs, les Québécois, ils n’ont pas perdu le sens de la nation – ils n’ont jamais été autant Canadiens depuis un demi-siècle –, ils ont simplement oublié le sens de la famille politique parce qu’ils ont intégré, par la peur, la famille politique des fantômes. En ce sens, le Québec moderne, celui de la démocratie, de l’État providence, des syndicats et du droit des femmes, peut devenir à son tour un véritable « fantôme » pour le peuple. À force de se faire imposer des revenants, il est compréhensible que de nombreux Québécois, plus sensibles à ce qui apparaît dans les médias, aient voulu faire leurs preuves à Ottawa, non sans critiquer sans cesse les réalisations du reste de la population.

Les problèmes d’unité du Bloc et du Parti québécois n’auraient jamais vu le jour si les Québécois s’étaient unis au lieu de se diviser et de divorcer par médias interposés, ce qui traduit la faiblesse des caractères. L’arrivée d’Option nationale – probablement un parti alarme lançant une bouée à la mer, un petit parti qui divise le vote et voué à se fusionner à un autre – ou de la Coalition pour l’avenir du Québec traduit l’effet d’urgence produit par les politiques de peur du fédéral. Sans famille, les Québécois ont cherché un nouveau père, cette fois un père souriant et gentil, en Jack Layton, le regretté, et ils se sont vu imposer… la famille royale ! Plusieurs concitoyens sont redevenus, depuis, des « sujets » britanniques, des enfants affolés par des « esprits frappeurs ». Quand on ne sait pas d’où l’on vient, quand on est affolé, il ne faut pas s’étonner que le tuteur nous impose une famille d’adoption.

Le sursaut, enfin, n’est pas au programme de nos politiciens actuels. Le Parti québécois refuse de voir la réalité en face. Québec solidaire progresse, mais il ne constitue pas un parti capable de prendre le pouvoir. Ses idées ne peuvent qu’être récupérées par le parti du désintéressement au pouvoir. L’Action démocratique du Québec (ADQ) disparaîtra en laissant des traces, des odeurs, un cadavre. Quant à la Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ), un parti anachronique qui refuse de considérer l’histoire des refus du fédéral et incarne le « déjà-vu », il incarne le retour de la droite autonomiste par d’autres figures politiques, des transfuges. Cela signifie que l’ADQ hantera bientôt le Québec à partir des positions de la CAQ… Ce qui n’est pas réglé viendra à nouveau faire peur aux citoyens en peine d’avenir.

On le voit clairement : si la tendance se maintient, le Québec deviendra une réserve, un territoire, non pas parce que ses habitants ne voyagent pas, ne parlent pas anglais ou n’envoient pas de messages textes, mais parce qu’ils ne sont pas capables de pratiquer la Grande Politique dans la langue de leurs ancêtres. Ces ancêtres ne peuvent que revenir sous différentes formes, car le Québec a peur de réaliser son présent afin de s’offrir un futur.

Ceux qui veulent un pays devront déconstruire le mythe du Québec moderne porteur de nouveaux fantômes, étudier rigoureusement la politique des spectres qui recouvre la réalité et retisser les liens. Quand ils auront, avec force courage, critiqué les fantômes et les lutins, quand ils auront compris le fonctionnement du pouvoir dans le vieux manoir à Ottawa, alors seulement pourront-ils reconquérir ce que les grands explorateurs français leur ont légué en héritage, c’est-à-dire un goût de liberté. En attendant certes, ils vivront le retournement de leurs élites dans une sorte d’hiver de force. Cette conclusion nous conduit à un dernier point : la tâche politique de la nouvelle génération.

VII. Une politique spectrale pour combattre le repliement identitaire

La spectropolitique doit permettre, peut-être ne s’agit-il que d’un souhait, de limiter la déconstruction du Québec. Elle a pour ambition de sortir du repliement identitaire qui le caractérise depuis 1995, date d’assignation depuis laquelle nous sommes voués à notre propre disparition, à notre mort anticipée. Le lecteur calme devant la situation du Québec confronté au retour de ses fantômes dans un « hiver de force[17] » verra peut-être émerger une dialectique du repliement identitaire que doit précisément combattre la politique spectrale. De quoi s’agit-il ?

Sur le repliement identitaire comme symptôme de la peur

Le repliement se dirige logiquement et historiquement en deux directions opposées. D’un côté, les premiers repliés, qui ont peur des fantômes extérieurs, veulent se refermer sur « leur » Québec et refusent de le voir évoluer. Ils sont chez eux dans un Québec duquel on ne sort pas sans blessure. Certains voient dans ce repliement immunitaire de base la maladie d’un nationalisme primaire et infantile. Dans la forme A, ils sont repliés parce qu’ils se considèrent comme étant petits et qu’ils ont peur. Ceux-là n’estiment pas souhaitable l’échange entre les parois politiques. Souvent, les moutons repliés (ils se prennent pour des boucs ou des mouflons) répliquent vivement aux autres, aux ennemis de la cause, parce qu’ils se voient plus petits qu’ils ne le sont en réalité. Paradoxalement, ce repliement minimal sur soi-même est nécessaire pour avoir une culture et se doter d’une continuité. Cioran écrit non sans raison politique : « Une société est condamnée quand elle n’a plus la force d’être bornée. Comment, avec un esprit ouvert, trop ouvert, se garantirait-elle des excès, des risques mortels de la liberté[18] ? » Se prendre pour référence, sans s’autofonder dans le vide évidemment, est essentiel pour se développer et se connaître. La « fatigue culturelle » se produit lorsque, apeurés par le discours médiatique, on se cherche dans les autres au lieu de créer et de vivre par soi-même.

Mais le repliement identitaire peut aussi s’exprimer dans une direction contraire, c’est-à-dire que les petits peuvent se penser grands par projection. On retrouve beaucoup cette forme de repliement dans les médias nationaux ou chez les jeunes épris de voyage d’initiation dans une mondialisation peu culturelle. Ainsi, le replié B aime voir les vedettes anglophones à Québec et se trouve « ouvert » de les valoriser, pensant ainsi échapper à sa petitesse, non sans combattre en même temps le repliement A du nationalisme identitaire. Concrètement, ce repliement B est vif, sournois et subtil puisqu’il se retourne contre les siens. Il prend pour modèle des visages de l’extérieur pour dénigrer un foyer intérieur qu’il croit connaître. Dans un article ou un court éditorial, il valorise la monarchie contre le Québec afin de ne pas être taxé de nationaliste par son patron. Le replié dans le grand s’impressionne lui-même à critiquer un complexe d’infériorité face aux anglophones, alors qu’il ne voit même pas que son anglophilie retrouvée procède d’un même repliement, mais s’exprimant en sens contraire. Au lieu de se concevoir petit, il rêve, en vertu d’un processus d’idéalisation et de projection, de se trouver grand, plus bilingue que membre d’une « famille ». En fait, c’est bien parce qu’il est petit qu’il souhaite l’influence anglophone sur son vocabulaire et ses valeurs. Il est en vérité affolé à l’idée d’être ce qu’il est. Il refuse d’être petit dans le grand, donc il s’estime grand en niant qu’il se trouve lui-même être petit. L’obstination à vouloir être reconnu à l’extérieur, le grand Autre, est une forme classique du repliement B. Pire encore, vouloir que l’autre nous définisse, telle est la plus néfaste forme de repliement identitaire, si fortement répandue dans certains médias canadiens. C’est peut-être la forme de repliement – il s’agit d’une hypothèse –, qui traduit l’amour irrationnel du fédéralisme canadien ou de l’américanisme primaire. Regarder les présidentielles américaines en se disant que les Etats-Unis forment un magnifique et grand pays, réclamer sa part des Rocheuses ou adhérer à un parti politique parce que l’on a vu un territoire de l’espace ou que la plupart disent voter pour lui, voilà bien des exemples exprimant le sentiment du replié B. Épouvanté, celui-ci valorise les régressions, quelles soient conservatrices, libérales ou autres. Ces fans sont prêts à tout pour vendre ce qu’ils possèdent au nom de l’ouverture infinie au Grand, à l’autre, hantés qu’ils sont par les spectres. L’amour inconditionnel du Grand Autre roule, on le comprendra bien entendu, sur le principe inconscient d’une soumission à l’autre au nom d’une ouverture à la mondialisation excluant les petits.

Dans le repliement, curieusement, ce qui est bon pour les autres ne l’est pas pour soi. Si une chose est bonne pour tous les pays du monde, comme la gestion de ses propres affaires, la discussion d’égal à égal, pour le replié B cependant, cela ne saurait fonctionner au Québec, parce qu’ici, dit le raisonnement singulier de l’apeuré dans le grand, c’est forcément différent. Mais pourquoi ? Il ne peut le dire, il le ressent, car il est hanté. On reconnaît dans ce genre de raisonnement angoissé tout le travail de sape des revenants. Puisqu’ils existent d’autres cultures dans le monde, la mienne est petite et l’apprentissage de l’anglais est nécessaire…

Le repliement, finalement, s’exprime souvent dans une fausse dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. C’est une confusion dans l’acceptation que le monde soit un ensemble compliqué de parois. C’est le fait par exemple d’avoir de murs psychologiques, des limitations intérieures et des peurs qui nous empêchent de nous affirmer tels que nous sommes réellement. Être un représentant médiatique du repliement, c’est vouloir défendre l’idée, dans le refus de la complexité sociale qui veut que l’opposition droite/gauche ait perdu sa signification traditionnelle, que la gauche soit supérieure et que la droite ne sache pas ce qu’est le bien commun ou, inversement, que la droite soit économique et la gauche paresseuse. C’est le fait de se chercher dans le contraire de ce que l’on est et de parvenir à se définir en lui. C’est vivre dans la peur que l’autre puisse avoir raison sur nous. Moment de recul, de repli et de réflexion maladive sur soi, mensonge délibéré aux siens pour embellir la réalité ou la noircir à jamais, le repliement se nourrit de lui-même, il est donc égophage. Et si le replié B est vulnérable, c’est parce que l’extériorité a réussi à tuer son propre sentiment national. Au lieu de découvrir et de construire son pays intérieur, pour parler comme le poète[19], le replié B refuse cette possibilité et mange son prochain comme lui-même. Critique émotif de son peuple, de sa famille et de ses pères, ou défenseur des statistiques qui parlent en sa faveur seulement, il veut reconquérir à tout prix le Canada, il veut se rattacher aux Rocheuses afin de cesser de souffrir sa différence. Le repliement, bref, est une maladie qui se construit sur le retour de la peur d’être petit et de disparaître.

La politique spectrale doit rencontrer le « déjà-vu »

Ce que le repliement identitaire indique au Québec enfin, c’est le retour du « déjà-vu ». En effet, quand on voit des Québécois refaire l’éloge du privé, adhérer à la monarchie, se dire fièrement dans un anglais approximatif, valoriser le retour des grandes familles, utiliser le folklore comme stratégie publicitaire et rénover la maison au lieu de l’État, nous reconnaissons là le passé, c’est-à-dire ce qui n’a pas trouvé de solution. Être Québécois, c’est devoir composer de son vivant avec notre passé, c’est-à-dire affronter le « déjà-vu » qui s’actualise à nouveau, sous nos yeux, dans le non résolu. C’est revivre 1930 en 2012 ! Ceux qui étudient l’être angoissant du Québécois devraient regarder dans ce qui revient et que l’on a déjà vu sans avoir la force politique de le régler. Autrement dit : est replié celui qui veut habiter le « déjà-vu », être Canadien français sans résister, sans se battre, sans conjurer.

VIII. De la nouvelle génération de « chasseurs de fantômes »

Si la maison est hantée ; si le repliement fait des ravages dans l’estime des Québécois depuis 1995 ; si la corruption n’est même plus subtile ; si la langue commune tend à disparaître, si tout est « déjà-vu », il est difficile de se libérer.

Passer tôt ou tard aux aveux : qui a peur, de quoi et pourquoi ?

Que nous reste-t-il à faire ? Quelle est notre tâche, sinon passer aux aveux ? Car en toute maison hantée existe une issue pour ceux qui se connaissent et qui sont prêts à affronter la peur. Toute maison, fut-elle revisitée par des revenants, possède des portes et des fenêtres, des parois, un rapport à l’extérieur. Pour sortir de la peur, il faut être assez grand pour s’accepter soi-même comme un autre, comme on est. Passez aux aveux – combattre ses mensonges et les faussetés dites sur soi – est le premier remède individuel que l’on doit tirer de la politique spectrale.

Les jeunes les plus déterminés commenceront par le commencement. Une fois qu’ils se seront eux-mêmes soumis au détecteur de mensonges – ce sacrifice a pour but de limiter les hypocrites, les carriéristes et les transfuges –, ils passeront ensuite le test du spectrogramme afin de savoir jusqu’où leur parole de liberté est empreinte de peurs. Ils passeront aux aveux en se demandant jusqu’où ils sont prêts à aller pour reconquérir leur liberté. Ils sauront que dans un temps désarticulé, il convient de se prendre en main et de s’unir contre la peur. Ils sauront reconnaître leurs limites et construiront leur discours persuasif sur la sincérité, sur ce qu’ils sont, contre les mensonges du Québec moderne. Ils avoueront que le Québec n’est pas libre et ne retiendront pas, par conséquent, que les statistiques rassurantes. Pour cette nouvelle équipe sans tonnerre, mais sensible au climat politique, il importera de construire, sur l’histoire des échecs, un discours politique capable de rencontrer sans frémir les âmes en peine et les discours affolants des esprits frappeurs[20].

Comprendre les discours contemporains sur la peur

Les plus courageux reconnaîtront que le Québec doit naître de la peur des spectres. Dans les mots de leurs discours, on sentira qu’ils ont accepté l’angoisse de leurs parents, celle des Patriotes, et qu’ils l’ont exorcisée pour la surmonter, car on ne peut construire l’avenir que sur les restes d’un passé imparfait[21]. Ils partiront du sentiment politique de la peur s’approprier l’idéal de la liberté. Ces jeunes ne seront pas des héros – notre époque est posthéroïque –, mais des jeunes ordinaires qui sauront que le passé comprend l’avenir et que, si on oublie encore notre devise, notre avenir ressemblera à notre passé.

Quand la troupe de ghostbusters sera assez préparée – elle maîtrisera les l’histoire des conflits, se rappellera de la signification du mot rhétorique, saura discuter d’économie, de continents, de climat et de langues –, elle partira à l’assaut des chimères, des revenants, des fantômes qui peuplent encore nos discours et nous empêchent d’agir. Elle aura compris que la peur est encore et toujours un sentiment humain que l’on peut utiliser pour grandir. Elle racontera à tous que la peur n’est pas une affection exclusivement québécoise, mais qu’elle est aussi mondiale. On la fabrique aujourd’hui et on l’utilise dans l’espace public et la politique[22]. La troupe de chasseurs de fantômes verra donc à distinguer les peurs – les siennes, celles des autres, ainsi que la nouvelle peur mondiale – afin de voir dans son passé imparfait les conditions mêmes de son futur.

La politique spectrale comme tâche pour la liberté

Mais qui peut dire quand ce moment viendra ? Nous devons laisser un vide, une chance, un espoir. Confinés actuellement à la position de sujets britanniques, les Québécois devront se préparer à l’ouverture. Ils devront entendre la voix des spectres, leurs propres voix, afin d’accepter leur histoire et sortir d’un passé qui les tient prisonniers. Ce n’est pas en reprenant les mêmes discours et en valorisant les mêmes solutions avec les mêmes politiques que les Québécois se libéreront, mais en acceptant le défi que leur lancent les fantômes. Si le vent ne souffle pas encore du côté de l’exorcisme collectif, les chasseurs les plus patients sauront trouver, dans les opportunités actuelles et à venir, des chances de transformer la peur historique en courage et en liberté. Les fantômes, aussi vieux soient-ils, où qu’ils soient, ont eux-mêmes peur de ceux qui ne les craignent pas. La politique spectrale est déjà et restera pour toujours une étude et une tâche insigne de la liberté politique.

Addenda

* Chez Derrida, l’hantologie, le discours sur le retour anticipé de l’événement, est une catégorie irréductible qui, à l’époque médiatique, rend nécessaire une prise de position politique. Le simple fait que la voix des injustices passées traverse le temps et nous devienne « contemporaine », dans nos textes et nos photographies, nous oblige à faire de la politique, c’est-à-dire à nous battre pour la démocratie à-venir et la liberté collective des oubliés, des morts et des disparus.

** Une dépendance paradoxale existe en toute politique spectrale. On doit toujours supposer le futur, car on n’accueille le spectre que pour l’exorciser ensuite. On ne peut se libérer si le spectre ne répond pas à l’appel et s’il n’y a pas d’ouverture. On doit laisser un vide, ne pas tout décider maintenant, pour inviter les spectres, les attendre, se reconnaître en eux, pour ensuite nous libérer nous-mêmes.

 

 

 

 

[1] Sur le statut de la monarchie britannique comme régime politique et son rapport au Canada, voir Chevrier, M., « Du gâtisme en politique », Encyclopédie de l’Agora, 18 août 2009.

[2] Le Canada est héritage. Et l’on hérite toujours d’un secret, notait Derrida. On devrait savoir en effet que l’on n’hérite jamais sans s’expliquer ensuite avec plusieurs spectres. La mort de figures célèbres, le travail du deuil et l’esprit qui revient appartiennent à cet héritage. Telle est une leçon de la politique spectrale utile à nos politiciens provinciaux épris de gouvernance souverainiste. Lançons d’ailleurs une idée pour un colloque à venir : « Héritages, legs et secrets du Canada »…

[3] La Gouverneure générale du Canada était en 2011 l’ex-journaliste Michaëlle Jean. Elle profitait alors d’un compte de dépense de plusieurs millions de dollars et pouvait, on l’a vu lors du 400e anniversaire de Québec, tenter de réécrire l’Histoire au profit de la couronne britannique, comme en témoigne son voyage en France la même année. Au Québec, la reine a encore un ou une représentante, une ou un lieutenant-gouverneur. Nous avons connu Madame Lise Thibault dont le règne fut controversé. Elle recevait plus de 858 000$ du Québec et 130 000$ de Patrimoine Canada, non sans avoir de la difficulté à dire où allait cet argent royal provenant du trésor public.

[4] À ce sujet, lire l’éditorial d’André Pratte intitulé « Vive la reine ! » dans La Presse, le 29 juin 2010. L’auteur y célèbre la visite de la reine, trouve étrange que l’on n’ait pas de reine chez nous et pense qu’il ne convient pas de relancer le débat sur le statut politique du Canada car ce serait trop divisif. L’unité du pays importe-t-elle plus à l’éditorialiste de La Presse – un journal qui ne cache pas son appartenance à Power corp., une multinationale dont le propriétaire aime les manoirs –, que le spectacle dépassé des visites royales et sa symbolique anti-démocratique ?

[5] Du latin spectaculuum : est spectaculaire ce qui se donne à voir, ce qui apparaît, ce qui, dans sa phénoménalité, frappe l’œil ou l’esprit. Le spectacle royal européen, qui a vu le jour au royaume du Danemark à l’époque médiévale, exige une phénoménologie – nous n’avons malheureusement ici ni le temps ni l’espace pour l’esquisser convenablement –, c’est-à-dire une description critique du phénomène historique de l’Un politique apparaissant et disparaissant dans la ville.

[6] Nous pensons évidemment aux paroles de vérité prononcées par le « parrhésiaste » et co-chef de la formation bicéphale Québec solidaire, Amir Khadir, devenu depuis ni plus ni moins qu’un Diogène québécois.

[7] Buzzetti, H., « Des millions pour célébrer la “reine du Canada”, Le Devoir, 7 décembre 2011.

[8] Corbeil, M., « Visite royale : le Canada crie Hourra, le Québec dit bof…», Le Soleil, 29 juin 2011.

[9] Buzzetti, H., « Des millions pour célébrer la «reine du Canada» », Le Devoir, 7 décembre 2011.

[10] Si intérêt il y a, on lira le texte de Joël-Denis Bellavane intitulé « 200e de la guerre de 1812 : les Québécois peu intéressés par les festivités », La Presse (Ottawa), le 1er octobre 2011.

[11] Par son amour de la monarchie, le Canada revient au XVIIe siècle de la modernité européenne. Il montre qu’il n’a pas compris les leçons des Révolutions américaine et française. Il ne défend pas clairement, c’est-à-dire au nom de la raison universelle, les Droits de l’homme, la démocratie et la laïcité. Il ne valorise pas la liberté politique, mais la dépendance à la religion et la tradition. En ce sens, le nouveau Canada de l’ouest revient peut-être en deçà de sa naissance en 1867…

[12] Voir Chouinard, M.-A., « Rétrograde Harper », Le Devoir, 18 août 2011.

[13] Nous répondons au passage à l’excellent article de notre collègue Michel Seymour, « Que faut-il faire maintenant ? », in L’Action nationale, Dossier Conjoncture 2011, nov-déc 2011, 79-94. Il ne faut pas « vaincre la peur » ultimement par des politiques souverainistes, mais partir de la peur pour construire des politiques indépendantistes. Le défi du Québec n’est plus de faire des propositions irréprochables aux provinces canadiennes ou d’adopter une démarche de sortie vertueuse, voire une « sortie de secours », car cela n’a pas fonctionné par le passé. Peut-être faut-il plutôt expliquer à la population la raison du retour des fantômes du passé, montrer pourquoi les conflits ne sont pas résolus et pour quelles raisons la peur, qui est un affect politique au même titre que la colère, doit servir de base pour l’anticipation du futur, lequel dépend, on le sait, du passé apeuré. La reconnaissance que les Québecois ont besoin d’éprouver et d’attirer n’est pas celle du Canada, loin s’en faut, mais celle de leur propre peur de se séparer du Canada. Le jour où les Québécois reconnaîtront d’eux-mêmes qu’ils ont peur, qu’ils ont peur dans l’autre langue, ce jour-là seulement pourront-ils entrer en politique et saisir les impératifs que commande une spectropolitique. Une bonne analyse de la situation, sa bonne description, est une étape nécessaire pour trouver des solutions à long terme. Cela signifie que le défi n’est pas non plus d’aller aux variétés télévisées du dimanche pour défendre absolument, après le blogue, la gauche au moyen d’une lecture biaisée, aussi biaisée que celle de la droite, c’est-à-dire son exacte réplique, mais plutôt de donner l’exact portrait psychopolitique des électeurs du Québec.

[14] Les Québécois n’ont pas besoin d’une « heuristique de la peur » (Hans Jonas) appliquée à la politique ni de nouveaux partis politiques provinciaux, mais d’une « spectropolitique » construite sur l’histoire du Québec. Seul un savoir de l’histoire attentif au retour des fantômes peut libérer un peuple effrayé par son passé. Le but n’est pas de recycler le passé dans l’avenir, mais de tirer profit de la peur collective, qui est, probablement, la peur de disparaître.

[15] À ce sujet, voir Daniel Innerarity, El nuevo espacio público, Madrid, Espasa, 2006. Les plus curieux trouveront dans notre dialogue intitulé Penser le temps politique (PUL, Québec, 2011) les raisons de ces propos, notamment dans le chapitre IV, « Le renouvellement de l’espace public ».

[16] L’herméneutique philosophique a été l’affaire de Hans-Georg Gadamer. Voir le maître ouvrage Vérité et méthode. L’herméneutique politique, qui aura toujours partie liée à l’historicisme, est encore à écrire. La psychanalyse pourrait sans doute retrouver une nouvelle actualité si elle servait à une spectropolitique. Couisine de la spectropolitique, la politique des peurs collectives, l’herméneutique politique étudie la manière dont les peuples interprètent leurs histoires, leurs échecs et leurs peurs, c’est-à-dire leurs possibilités de libération collectives.

[17] Sur la transformation récente de ce titre de livre de Réjean Ducharme en thème de climatologie politique, on lira notre « L’hiver de force – Sur le retournement des élites québécoises » paru dans Sens Public – Revue internationale, France, 30 janvier 2012.

[18] Cioran, E., De l’inconvénient d’être né, Gallimard, Paris, 987, p. 156.

[19] Dans Il me reste un pays, Gilles Vigneault estime en effet que ce pays doit être découvert au tréfonds de soi. On rappellera ici seulement quelques mots de ce poème qui cherche à combattre, par le langage et l’amour de soi, la peur d’être petit : Il me reste un pays à te dire / Il me reste un pays à nommer / Il est au tréfonds de toi / N’a ni président ni roi / Il ressemble au pays même / Que je cherche au cœur de moi / Voilà le pays que j’aime…

[20] Ces jeunes éviteront de tomber dans le piège des épouvantails : ils ne répondront pas coup sur coup, dans les journaux, à la télévision, aux attaques des revenants. Ils termineront d’abord leurs études, ils obtiendront les meilleurs diplômes pour ensuite aider leurs proches qui ont peur. Ils ne s’agira pas de « partir en peur » en participant à la spectrophobique relayée par les médias, mais de savoir, dans l’action politique simple, conjurer les voix spectrales sur nous. Il faudra donc se dire la vérité sur les inconvénients de notre histoire avant d’écrire des programme politiques.

[21] Sur les fantômes qui hantent de plus en plus l’Europe, on lira par exemple Marx, Manifeste du Parti communiste, Derrida, J., Spectres de Marx et Audi, P., L’Europe et ses fantômes.

[22] Voir notre petite contribution à ce débat : « La fabrication du climat politique », Implications philosophiques, Numéro spécial intitulé « Les passions dans l’espace public », France, 22 juin 2011.

Résumé – Nous étudierons, dans cette deuxième partie (Penser la politique spectrale I, Novembre-Décembre 2011), le retour des fantômes au service de l’identité canadienne, c’est-à-dire de cette nouvelle identité forgée par les conservateurs majoritaires au pouvoir dans la maison hantée. Nous demanderons par la suite s’il convient de prendre les « revenants » au sérieux. Par le rappel de quelques anecdotes politiques récentes, nous réaliserons que les fantômes sont sérieux. Dans le contexte du repliement identitaire, le Québec, qui ne doit plus rire de sa situation (celle de la décomposition de son mythe moderne), peut recourir à la spectropolitique pour repenser sa situation historico-politique, laquelle exige désormais la formation d’une jeune élite capable de rencontrer les fantômes, d’interpréter leur message afin de les exorciser dans le but ultime de persuader le peuple de l’importance de sa liberté.

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