Si les Québécois avaient une meilleure connaissance des luttes menées pour la défense de leur démocratie, le nom de Pierre-Stanislas Bédard (1762-1829) serait universellement connu et honoré. Né à Charlesbourg sous l’occupation militaire britannique, Pierre Bédard était jeune étudiant au Séminaire de Québec à l’époque de la guerre de l’indépendance américaine et du siège de Québec par les troupes « bostonnaises » en 1775-1776. Élève intelligent et doué, passionné de philosophie, de mathématiques et de sciences, il eut l’occasion pendant ses études de réfléchir aux grands enjeux politiques de son siècle. Au cours des années 1780, pendant sa formation en droit, il participe au débat réformiste et se joint à ses compatriotes qui pétitionnaient pour obtenir une Chambre d’assemblée élue. Lecteur de Locke et de Montesquieu, il s’initie aux principes d’une représentation parlementaire et d’un pouvoir législatif solide essentiel à l’administration d’un État.
La création des États-Unis, l’arrivée des loyalistes dans la province de Québec et les événements de la Révolution française obligent la Grande-Bretagne à réorganiser les restes de son empire américain en concédant, en 1791, à chacune de ses colonies du Haut et du Bas-Canada un Parlement élu, mais avec des pouvoirs fort limités. Dès 1792, Pierre Bédard fait partie de la première cohorte de députés qui apprennent peu à peu leur rôle de représentants et de législateurs et il s’impose bientôt comme une des principales figures de l’Assemblée. Avec Bédard, le Bas-Canada prend conscience de sa majorité parlementaire, laquelle peut défendre les droits de la « nation canadienne » contre une oligarchie marchande britannique très puissante, installée au sein de l’administration coloniale. Pierre Bédard, réclame des réformes : notamment l’exclusion des juges de l’Assemblée, le contrôle du budget par les élus, l’examen des comptes publics, une indemnité pour les députés et la reddition de comptes par les membres de l’exécutif.
En 1805, à l’occasion d’un débat sur le financement des prisons, le discours politique prend un tournant avec la création d’un journal d’opinion très hostile à la majorité canadienne-française, le Quebec Mercury. Pour répondre aux attaques du Mercury, Pierre Bédard avec un groupe de députés et de notables de Québec fondent en 1806 Le Canadien, premier journal entièrement de langue française et consacré à la défense des intérêts de la majorité de la population et à l’éducation politique du public francophone. Quoique modérées et très respectueuses des « libertés anglaises », les idées démocratiques que Bédard développe dans Le Canadien dérangent le gouverneur britannique, sir James Craig, et son entourage que les Canadiens appellent « la clique du château ». Craig, un militaire intraitable, voit l’attitude de la majorité parlementaire non comme une opposition loyale avec laquelle il devrait composer, mais comme l’expression d’une fronde rebelle annonçant la révolution. Ayant deux fois cassé le Parlement en 1808 et 1809 et convoqué des élections en espérant faire élire une Chambre plus docile à ses vues, Craig se retrouve chaque fois avec une majorité canadienne accrue.
En 1810, il renvoie une troisième fois le Parlement, mais se méfiant de l’influence du journal et de son rédacteur, il fait saisir la petite presse du Canadien et fait emprisonner Pierre Bédard et ses collaborateurs pour « pratiques traitresses ». Une vague d’arrestations, de menaces et de sombres rumeurs marque la période électorale. Étonnamment, à l’issue du scrutin, plusieurs des candidats du gouverneur mordent encore une fois la poussière ; les députés canadiens sont réélus en majorité, y compris Pierre Bédard, toujours enfermé dans sa prison, qui est élu par les électeurs du comté de Surrey (Verchères).
Ni jugé ni condamné, Bédard réclame haut et fort le droit d’habeas corpus et un procès que le gouverneur lui refuse obstinément. Seul devant la puissance impériale britannique, Bédard tient tête au gouverneur et passe treize mois en prison pour défendre les principes de droit civil, de liberté parlementaire et de liberté de la presse.
Un climat d’avant-guerre propice aux Canadiens
Au printemps 1811, le rigide gouverneur Craig baisse le ton et se montre un peu plus conciliant envers les Canadiens et leurs députés. Il fait libérer Bédard sans condition, non par esprit libéral ni par respect pour la démocratie parlementaire, mais parce qu’il a reçu des directives de Londres. Depuis 1807, la tension monte entre le gouvernement britannique et celui des États-Unis. Dans le contexte du blocus continental européen, plusieurs griefs s’accumulent et des escarmouches surviennent en mer dans l’Atlantique et sur terre dans la région des Grands Lacs. On perçoit de plus en plus les risques d’un conflit entre les deux pays. Si l’Amérique devient un théâtre de guerre, l’Angleterre, déjà engagée en Europe dans un long conflit avec l’empereur Napoléon, aura besoin des Canadiens français pour défendre les frontières du Bas-Canada éventuellement menacées. Dans ces circonstances, la politique despotique et policière de Craig et de ses conseillers cherchant à briser la majorité canadienne est désavouée par Londres, car elle risque de braquer les Canadiens et de miner leur loyalisme envers le conquérant.
De passage à Québec à l’été de 1810, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington, James Jackson, fait comprendre au gouverneur que, vu les dangers de conflit, Londres souhaite davantage, pour l’instant, une politique d’apaisement avec la population qu’une constante menace de crise constitutionnelle. Dans les mois suivants, le gouverneur reçoit du ministre des Colonies, lord Liverpool, la confirmation des volontés impériales jointe à des avis juridiques lui reprochant son usage trop prompt des lois d’exception, sa sévérité envers les parlementaires canadiens et la saisie abusive de leur journal. Miné par la maladie et désavoué par ses supérieurs, Craig retourne finir ses jours en Angleterre à l’été de 1811.
Il est remplacé par un militaire d’origine suisse, sir George Prevost, qui arrive à Québec avec un rameau d’olivier, souhaitant établir un dialogue avec les parlementaires canadiens. Le gouvernement de Prevost, marqué au coin de la diplomatie, transforme le climat politique et rompt avec le règne précédent. Dès son arrivée, le nouveau gouverneur s’applique, selon l’expression de l’historien François-Xavier Garneau, à « calmer les esprits et à apaiser l’animosité dans les cœurs[1] ».
Plutôt que de se braquer dans une attitude hostile et vindicative, Bédard, qui comprend bien les intentions du gouverneur, prend le parti d’accepter la main tendue et consent à défendre le pays si nécessaire. Il croit que la possibilité d’une guerre américaine et les nécessités politiques du temps pourraient permettre au Bas-Canada de se négocier un plus grand espace de liberté dans le contexte colonial. Et, à tout prendre, il préfère un régime colonial devenu plus respectueux des volontés populaires qu’une annexion aux États-Unis, laquelle menacerait l’existence même de la nation. De plus, se montrer loyaux et soutenir une couronne menacée par les Américains et forcée d’être conciliante envers les vaincus d’hier, c’est prouver de manière incontestable le mensonge des accusations de traitrise lancées par le Mercury et les conseillers de Craig contre les Canadiens français et leurs députés.
Dès sa libération en avril 1811, Bédard remercie ses électeurs de Surrey pour le geste extraordinaire de l’avoir élu dans sa prison. « Jamais, écrit-il, je n’ai reçu une marque de confiance qui m’ait été aussi sensible que celle que vous m’avez donnée dans les circonstances où j’étais ». Vous vous êtes « montrés dignes d’une constitution comme la nôtre et vous avez rendu un bon témoignage en faveur de votre pays[2] ». Malgré l’injustice subie, il demeure fidèle à l’État de droit, en affirmant que même si le pouvoir abuse de son autorité, on peut trouver dans la constitution elle-même les remèdes aux actes arbitraires du gouverneur. Si le peuple s’exprime, le prince doit finir par l’écouter dans l’intérêt même de son trône. Victime d’un pouvoir colonial abusif, Bédard demeure néanmoins attaché aux principes de la démocratie parlementaire.
Le gouverneur Prevost répond à cette bonne volonté et multiplie les gestes d’apaisement, quitte à déplaire autour de lui aux nombreux nostalgiques de l’ancien régime. Prevost fait quelques nominations en faveur des Canadiens et, pour préparer la guerre, il redonne les postes de capitaine de milice que Craig avait retirés à tous ceux qui avaient des sympathies pour le Parti canadien. Bédard lui-même retrouve le titre de capitaine de milice qu’on lui avait enlevé en 1809.
De retour à la Chambre d’assemblée en février 1812, Bédard voit se lever autour de lui une nouvelle génération de parlementaires, dont un jeune député montréalais de 25 ans destiné à une belle carrière, Louis-Joseph Papineau. Pendant cette session, Bédard travaille surtout à resserrer les lois d’exception mises à la disposition du gouvernement et dont il craint avec raison les usages abusifs. Il n’a pas oublié que depuis 1793 il a voté et renouvelé les lois sur les étrangers et sur la protection du gouvernement, lesquelles suspendaient en temps de guerre les recours à l’habeas corpus et aux droits civils des sujets de Sa Majesté. Bédard avait ainsi voté des lois dont Craig et le juge en chef, Jonathan Sewell, s’étaient abusivement servis contre lui et le Parti canadien pendant les élections de 1810.
Les députés acceptent l’idée de renouveler ces lois de mesures de guerre « malgré la répugnance qu’ils y ont, en conséquence de l’usage impropre qui en a été fait […] et des mauvais effets qui en auraient pu résulter, si ce n’eût été de la fidélité inébranlable des sujets canadiens de Sa Majesté[3] ». Ce à quoi le gouverneur Prevost doit répondre par ses regrets de ces événements passés et demander au Parlement de considérer les besoins présents de la province et les menaces pesant à ce moment-là sur sa sécurité et sa tranquillité.
Bédard verra toujours le danger d’un pouvoir exécutif armé des lois essentiellement destinées à protéger le pays en temps de guerre, mais que le gouvernement peut tourner contre ses opposants. Il a chèrement appris que dans un État libre, le pouvoir militaire doit être le plus strictement encadré par les lois civiles. En Chambre, il s’oppose à ce que l’on remette « à une seule et même personne les pouvoirs d’accuser, d’emprisonner, de poursuivre et de pardonner contre les principes de la constitution qui est celle d’une monarchie limitée, et [de tels pouvoirs qui] diminuent encore la sûreté du sujet[4] ».
En 1813, dans une lettre à son ami, l’imprimeur John Neilson, il écrit que la loi martiale n’est jamais nécessaire puisque si la guerre tourne mal, il est clair que le gouvernement peut et doit alors prendre toutes les mesures qu’il faut pour le salut du peuple. Mais le Parlement ne devrait jamais remettre entre les mains du gouvernement une carte blanche l’autorisant, en droit et en toute légalité, à lever les libertés civiles quand il le juge à propos.
Comment pourraient-ils [les députés] voter qu’on ne fera jamais usage de ce pouvoir, le pouvoir de déclarer la loi martiale, c’est-à-dire le pouvoir d’aller contre toutes les lois. […] Le pouvoir de déclarer la loi martiale a été mal entendu par la Chambre, et elle a été induite à mal l’entendre parce que probablement il est mal entendu au-dehors. […] Ceux qui voudraient faire déclarer une loi pour légaliser, pour rendre légitime le pouvoir, me semblerait chercher cette loi pour pouvoir y trouver un abri, pour pouvoir abuser de ce pouvoir, lorsque la nécessité viendra[5].
La guerre
La loi martiale, jugée si essentielle par les autorités britanniques, sera néanmoins votée, car la guerre est finalement déclarée par les États-Unis le 18 juin 1812[6]. Bédard participe à une session spéciale qui est convoquée du 16 juillet au 1er août pour voter des crédits de guerre et garantir les billets émis par l’armée.
Pour donner à ses concitoyens l’exemple du devoir et de la défense nationale, Bédard remplit ses obligations de capitaine de réserve malgré ses 50 ans et ses états de service, qui auraient sans doute pu lui valoir une exemption. On limite cependant ses affectations à des tours de garde à la citadelle de Québec, devant laquelle aucun soldat américain ne s’est présenté de toute la guerre. Dans ses Mémoires, Philippe Aubert de Gaspé témoigne de l’application et de l’assiduité du « capitaine » Bédard qui, même sous les rafales de l’hiver, refusait les traites de cordial alcoolisé et déroutait les officiers britanniques en leur remettant des rapports bilingues, en français et en latin, appuyés de savantes formules d’algèbre[7].
Le juge trifluvien
Le service militaire du capitaine Bédard fut de courte durée. Le 12 décembre 1812, le gouverneur Prevost décide de nommer Pierre Bédard juge provincial du district de Trois-Rivières. La nouvelle aura sans doute surpris de nombreuses personnes, tant amis qu’adversaires, sans compter l’intéressé lui-même. Aucun document ne mentionne que cette nomination soit une forme de réparation pour les treize mois d’emprisonnement injustifié en 1810-1811. L’accession de Bédard à la magistrature n’est officiellement motivée que par sa vaste expérience et ses connaissances juridiques reconnues par tous. C’est pourtant à ce titre qu’il l’accepte. Il écrira plus tard à ce propos :
Quand la charge du juge de la cour du B. R. [Banc du Roi] des Trois-Rivières m’a été offerte, j’ai regardé cette offre comme une reconnaissance de la part du gouvernement de l’erreur où il avait été à mon sujet, je ne l’aurais pas acceptée sans cela et je serais prêt à remettre la place, si ce n’était pas de cette manière qu’elle me fût donnée[8].
L’offre inespérée du gouverneur Prevost permet à Bédard de sortir de la gêne financière causée par l’année passée en prison. Il n’a pas les moyens de la refuser, mais il doit quitter la scène parlementaire, lui qui avait été le champion de l’inéligibilité des juges. Il quitte donc la vie politique active ; cependant, sans jamais trahir son devoir de réserve, Pierre Bédard demeurera toute sa vie un conseiller respecté des députés de la majorité parlementaire à Québec.
Du côté de l’ancienne « clique du château », les politiques libérales du gouverneur Prevost envers les patriotes canadiens, dont la nomination de Bédard à la magistrature, soulèvent des protestations les plus véhémentes, et l’on alimente les autorités anglaises de critiques et de dénonciations contre le gouverneur. Malgré les succès militaires qui endiguent les attaques des Étatsuniens aux frontières, on reproche au gouverneur ses hésitations à l’offensive, notamment pendant la campagne du lac Champlain en 1813. Prevost se retrouve avec une opposition des marchands et des bureaucrates qui, en plein conflit, ne cachent pas leurs critiques et leur hostilité envers le représentant de la couronne et chef des opérations militaires. Le journal The Montreal Herald, fondé en 1811, se permet envers le gouverneur des attaques bien plus directes et à un moment plus critique que ne l’avait fait Le Canadien contre Craig. Bédard, également attaqué par ce même journal, songe même à une poursuite en diffamation.
Le mémoire au Prince régent (1814)
Bédard n’abandonne pas ses engagements envers sa société et son désir de service public. Il suit du plus près possible les dépêches politiques et n’approuve pas toujours les stratégies des parlementaires à Québec. Lorsqu’on le lui demande, il conseille ses anciens alliés du Parti canadien sur les plans juridique et politique. En 1814, il s’associe à eux pour rédiger une adresse parlementaire et un mémoire au fils du roi George III qui occupe la régence en Grande-Bretagne en raison de la démence de son père. Le document qui est complété à la fin de l’année 1814 est largement inspiré et rédigé par Bédard. Il veut profiter du climat officiel encore favorable aux Canadiens pour demander à la Grande-Bretagne de corriger les erreurs du passé et d’accorder des réformes dans l’intérêt des Canadiens.
Le document marque son époque. On y reconnaît la constitution parlementaire comme la « plus capable de faire notre bonheur », mais on déplore que l’essence de cette charte soit inopérante au Bas-Canada par la volonté d’une minorité. On fait valoir que la meilleure garantie de l’avenir de l’empire anglais en Amérique réside dans la préservation d’un Canada français bien vivant qui peut faire contrepoids à l’influence américaine.
L’annexion américaine serait la fin pour la nation canadienne qui est plus attachée au pays que ne le sont les anciens sujets anglophones, dont plusieurs sont nés aux États-Unis avant l’indépendance. Si les Anglais perdaient la colonie, ceux qui vivent dans les Canadas auraient toujours un pays, ils redeviendraient des Américains ou regagneraient l’Angleterre, mais les Canadiens, eux, perdraient tout. Une Angleterre libérale et tolérante envers les Canadiens a donc tout à gagner pour assurer la pérennité de sa présence en Amérique. Mais des réformes sont nécessaires pour permettre aux Canadiens français, majoritaires dans le Bas-Canada, de profiter des libertés reconnues par la loi, sans être sans cesse neutralisés par une minorité de privilégiés et accusés par ceux-ci de constituer une menace à la couronne.
À chaque fois que les Canadiens, encouragés par l’idée de leur constitution, ont essayé d’en jouir, ils ont été terrassés, comme opposés au gouvernement ; ils ont encore le cœur brisé de traitements qu’ils ont éprouvés sous l’administration du gouvernement précédent [de James Craig]. Il leur semble être l’objet d’une contradiction étrange, comme si d’un côté une constitution leur eût été donnée, sans doute pour en jouir, et que de l’autre il eût été placé un gouvernement exprès pour les en empêcher, ou au moins pour empêcher qu’ils ne puissent le faire sans paraître mauvais sujets[9].
Le document est voté par l’Assemblée et les députés souhaitent nommer un délégué à Londres pour aller défendre l’adresse et le mémoire devant les autorités impériales. Ils songent à Pierre Bédard et lui en font l’offre. Celui-ci se dit prêt à accepter la mission même si elle devait lui coûter son poste de juge. La Chambre vote même un crédit de 3000 £ pour financer le voyage, mais les Conseils législatif et exécutifs mettent leur veto à l’initiative. Le juge Bédard restera à Trois-Rivières, les bureaucrates refusent de le propulser de nouveau sur la scène publique et d’en faire le porte-parole des « sujets canadiens de Sa Majesté ».
La fin de la guerre
L’abdication de l’empereur Napoléon en 1814 arrête pour un temps la guerre en Europe et l’Angleterre peut envoyer des troupes de renfort en Amérique. Dès lors, l’issue du conflit devient prévisible. Les attaques étatsuniennes en 1812 et en 1813, souvent improvisées et mal coordonnées, n’aboutissent à rien et le gouvernement de Washington, qui subit durement les conséquences de la guerre, comprend que le temps de négocier est venu. La paix entre les deux pays est signée à Gand, en Belgique, en décembre 1814 et la nouvelle parvient en Amérique au printemps 1815.
Au Bas-Canada, les critiques contre Prevost prennent de l’ampleur et deviennent une véritable cabale. Le Montreal Herald se déchaîne contre le gouverneur et ses articles sont réédités sous forme d’un virulent pamphlet[10]. Il est clair que les erreurs militaires ne sont pas les seuls griefs formulés contre Prevost. Bédard comprend qu’on lui reproche surtout sa politique de conciliation, il écrit à Neilson en 1814 : « Grâce à cette guerre, nous avons un gouverneur favorable aux Canadiens […] Tout cela [la cabale du Herald et des bureaucrates] ne vous paraît-il pas annoncer qu’il faut un général Craig ici et que nous pouvons être réduits à n’avoir d’autre régime que le sien[11] ? » Certains songent à lancer une pétition d’appui pour soutenir le gouverneur, mais un confrère juge anglophone de Montréal conseille à Bédard de freiner cette action, car un tel geste risquerait de provoquer les bureaucrates et de précipiter la chute de Prevost. Bédard se désole que les Canadiens n’aient pas le même accès à la presse et que seule la voix des Britanniques les plus hostiles envers la majorité de la population parvient aux autorités à Londres. François-Xavier Garneau affirmera quelques années plus tard que les Canadiens témoignèrent au gouverneur Prevost « d’autant plus d’affection qu’ils savaient que l’espèce de disgrâce dans laquelle il était tombé avait pour principale cause la sympathie qu’il leur avait montrée[12] ».
La cabale des marchands a porté ses fruits. En mars 1815, dès qu’on apprend la fin de la guerre à Québec, Prevost est informé de son rappel et de son remplacement intérimaire par le gouverneur du Haut-Canada, sir Gordon Drummond. Il doit quitter prématurément la colonie pour répondre de son commandement devant les autorités à Londres. Prevost n’était pas un personnage d’envergure ni militaire ni politique. Il avait tenté de remplir son devoir de son mieux avec l’esprit de modération qu’on lui avait conseillé dans sa mission. À certains égards, il apparaît comme une colombe au milieu des faucons de la guerre et de la politique coloniale. Ses ennemis s’acharnent sur un homme humilié et affaibli et précipitent sa mort, laquelle survient en janvier 1816.
Pour certains, la sauvegarde militaire de la colonie ne valait pas qu’on accorde aux vaincus de 1760 une quelconque reconnaissance et une plus grande place dans l’administration. Même la contribution des Canadiens à la défense du pays et leurs faits d’armes avec le colonel de Salaberry à Châteauguay en octobre 1813, ne changeaient rien à l’ordre des choses. Fondamentalement, le rapport de force devait demeurer le même et l’après-guerre ne devait pas modifier la dynamique de l’administration coloniale.
Conclusion
Le climat de trêve et de conciliation créé par la guerre de 1 812 est néanmoins maintenu encore quelques années par le gouverneur John Coape Sherbrooke (1816-1819), lequel poursuit la politique d’ouverture de George Prevost. Mais les ténors de l’oligarchie coloniale reprennent vite leur offensive contre les Canadiens en planifiant en 1821-1822 un projet d’union du Haut et du Bas-Canada, lequel sera vigoureusement combattu par toute la population.
Quant au règlement de la guerre, il n’a aucunement modifié le sort des deux belligérants, soit les États-Unis et la Grande-Bretagne. Le conflit se termine par le statu quo. Même le contentieux sur le tracé des frontières reste ouvert et ne sera partiellement réglé qu’en 1818. André Maurois écrit dans son Histoire des États-Unis : « On peut difficilement imaginer conflit plus absurde et plus vain que la guerre de 1812. Elle avait eu pour prétexte le désir d’assurer la liberté des mers ; elle se termina par une paix qui n’en parlait même pas[13]. »
Au Bas-Canada, la Guerre a freiné la politique coloniale de la ligne dure cherchant à écarter les Canadiens des maigres avancées démocratiques de 1791. En 1812, l’Empire britannique avait besoin de combattants et il fallait faire appel aux habitants du pays. Pierre Bédard a cru de bonne foi aux gestes d’apaisement du gouverneur Prevost et a lui-même donné l’exemple du service militaire avant d’être nommé juge. Il espérait que si les Canadiens servaient loyalement la couronne pendant cette guerre, les choses ne seraient plus pareilles, une fois la paix revenue. Ils recevraient leur juste part et leur voix serait entendue.
Bédard a eu raison à court terme avec une Angleterre satisfaite de ses victoires européennes, mais il a vécu assez longtemps pour voir les adresses, les volontés de réformes, les pétitions et les résolutions patriotes demeurer sans échos. La paix retrouvée n’a pas levé la lourde hypothèque coloniale pesant sur la démocratie parlementaire au Bas-Canada. L’oligarchie marchande et bureaucrate veillait à ses intérêts et contrôlait toujours les leviers de l’administration. Pour les Canadiens français alliés à quelques Irlandais et Britanniques libéraux du Bas-Canada, la guerre de 1812 n’était pas terminée ; elle s’ouvrait sur une longue résistance, sur de nouvelles revendications politiques et sur de dures batailles à venir.
Pour en savoir davantage :
« Pierre Bédard, le devoir et la justice. 1ère partie – La liberté du Parlement et de la presse », Les Cahiers des Dix, no 63 (2009), p. 101-160 ; « Pierre Bédard, le devoir et la justice, 2e partie – La politique et la magistrature », Les Cahiers des Dix, no 64 (2010), p. 145-207 ; « Pierre-Stanislas Bédard, la crise de 1810 et les débuts de la démocratie parlementaire », Bulletin d’histoire politique, vol. 19, no 3, printemps 2011.
[1] François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, tome III, Montréal, Beauchemin & Valois, 1882 (4e édition), p. 150.
[2]La Gazette de Québec, 11 avril 1811, p. 3.
[3]Journaux de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada, 2e session, VIIe législature, Québec, John Neilson, 1812, Séance du 11 mai 1812. Disponible en ligne : www.canadiana .org
[4]Ibid.
[5] Lettre de Pierre Bédard à John Neilson, 30 janvier 1813, Bibliothèque et Archives Canada, fonds Neilson, MG24 B1, vol 2, p. 278-279.
[6] À la demande du président Madison, la Chambre des représentants vote la déclaration de guerre par un vote de 79 contre 49, le 1er juin ; le Sénat l’approuve le 18 juin par 19 voix contre 13. Au même moment le gouvernement britannique prenait les mesures économiques pour éviter le conflit, mais il était trop tard. À l’ère du télégraphe et des communications rapides, cette guerre n’aurait sans doute pas eu lieu.
[7] Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires, Québec, N.-S. Hardy, 1885, p. 342-344.
[8] Lettre de Pierre Bédard à John Neilson, 20 décembre 1817, BAC, fonds Neilson MG24 B1, vol. 3, p. 135.
[9] [P. Bédard], Mémoire au soutien de la requête des habitants du Bas-Canada (1814), cité dans, Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le rouge et le bleu. Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille, Montréal, PUM, 1999, p. 72-73.
[10] [John Richardson, Stephen Sewell] pseud. Veritas, The Letters of Veritas, re-published from the Montreal Herald ; Containing a Succinct Narrative of the Military Administration of Sir George Prevost, during his Command in the Canadas, Montréal, W. Gray, 1815, 157,[1] p. Catalogue ICMH 21007.
[11] P. Bédard à J. Neilson, lettres des 21 avril, 29 septembre et 23 novembre 1814, BAC, fonds Neilson, MG24, B1, vol. 2.
[12] François-Xavier Garneau, Histoire du Canada, op. cit., p. 203.
[13] André Maurois, Histoire des États-Unis, tome 1, Paris, Albin Michel, 1959, p. 296.
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