Pierre Falardeau (1946-2009). Dix ans qu’il nous manque

Il n’y a rien de plus cruel que le temps. Il passe et se fiche de nous. Buté, il s’acharne, ralentit, s’accélère, s’étire, coule, déboule, mais ne s’arrête jamais. Presque jamais. Sobre, le temps se tient à l’écart, puis nous fait pleurer, s’attache à nos genoux, détache nos cheveux. Même s’il croit à l’égalité des chances, le temps est cinglant, c’est un sadique le temps.

Le temps a une seule amie. Et toute une. Quelque peu pédante, éternelle incomprise, elle s’obstine et choisit – disons – bien ses copains. Si elle n’aime pas les foules, elle veille sur nous. Adversaire de tous les temps, elle leur tient tête, travaille à nous laisser des souvenirs, des légendes et parfois même des héros.

Ce mois-ci marque les dix ans du départ de l’un d’entre eux, Pierre Falardeau. Indépendantiste, militant, artiste, le petit gars de Saint-Henri laisse derrière lui une œuvre, mais surtout l’écho d’une lutte sans merci. Il y a dix ans, le temps s’arrêtait. Galant, il laissait entrer son amie : mademoiselle la mémoire.

C’est grâce à elle qu’il nous est possible de revisiter cette belle aventure.

Falardeau et le cinéma

Même si certains ne jurent que par Elvis Gratton, il serait inapproprié de taire l’héritage de Falardeau au cinéma direct québécois. En 1971, à seulement 25 ans, le jeune cinéaste nous offre déjà un bijou de caméra. Avec Continuons le combat, nous sommes transportés dans un ring de lutte, guidés par la narration d’un anthropologue manifestement sensible à la notion du rituel. Falardeau creuse la représentation du réel – et le fera toute sa vie grâce au cinéma – pour en dégager l’authentique. Ses personnages sont bien vivants parmi nous.

Falardeau n’a jamais caché son admiration pour les piliers du cinéma direct. Les films qui suivront (À mort – 1972, Les Canadiens sont là – 1973 et À force de courage – 1977 notamment) témoigneront de cet amour pour les visages. Comme Labrecque le racontera à la caméra de Michel La Veaux en 2017, filmer un visage, c’était « filmer un pays ». Les premiers films de Falardeau n’ont rien à envier aux chefs-d’œuvre de Perrault, Lamothe et Brault.

Ces courts documents portent même déjà à l’époque cette vision du monde dont Falardeau ne se départira jamais. Ils mettent la table pour une œuvre militante forte, une narration cousue de fil bleu. Que ce soit à travers les références aux rituels autochtones ou à travers les analogies sans détour au parcours du cochon vers l’abattoir, Falardeau contredit déjà ceux qui s’acharneront à le ranger parmi les personnages de fiction. Intègre, cet homme à part entière a toujours été le même, n’en déplaise aux aveugles et aux sourds.

Falardeau est encore aujourd’hui réputé pour son franc-parler et sa franchise, mais c’était surtout un poète. Un poète qui avait un faible pour la métaphore. Qu’ont en commun le ring de lutte de Continuons le combat, le ring du Steak, le Parc Belmont d’À mort, les barreaux du Party ? Pourquoi le confinement d’Octobre, l’enfermement de 15 février 1839 ?

Ce furent toutes des images sélectionnées avec soin pour dresser le portrait d’un Québécois détenu, assiégé, dopé, colonisé et radio-cadenassé pour reprendre sa formule. Toutes des façons de crier autrement « Vive le Québec libre ».

En 1978, Falardeau atteint la maturité avec Pea Soup. L’élève des Bûcherons de la Manouane (Arthur Lamothe) et de Pour la suite du monde (Michel Brault, Pierre Perrault) devient un maître. Pea Soup doit sans contredit être rangé parmi les chefs-d’œuvre du cinéma québécois. Débrouillard et audacieux, son réalisateur parvient à planter sa caméra n’importe où et à piéger à souhait. Ce sera le cas de cette Anglaise évachée en plein après-midi, le long de toute son insignifiance, qui nous raconte ses nombreux exercices de tourisme aux quatre coins du monde. Elle croit avoir trouvé une oreille attentive, mais Falardeau pense déjà à la scène qui suivra : portes ouvertes dans l’univers des usines à textile où Québécoises et Québécois se détruisent les doigts à la machine à coudre. Dans Pea Soup, nul besoin de narrateur cette fois. Le montage des images fait un travail qui est de l’ordre du génie.

Pea Soup, c’est un jeune homme colonisé qui se magasine une grosse GM, qui va faire des courses en pleine rue pour ensuite réparer sa bagnole déjà brisée en écoutant la radio en anglais. Pea Soup, c’est une scène magnifique en deux temps où des Québécois dansent sur de la musique américaine, puis grâce à un montage sonore, sur des rythmes autochtones que l’on retrouvera également dans Le Temps des bouffons (1993). Pea Soup, c’est une bande de soulons dans une taverne qui rêvent de gagner le million en dépensant leurs derniers sous dans de la robine brassée par les Molson et en déblatérant sur Jean Drapeau, le « jarret de pouilleux ». Pea Soup, c’est une bande de tristes vieillards au bingo, c’est une séquence coup-de-poing où un chercheur décrit les conditions de travail dans les usines tandis qu’un agriculteur nous apprend comment bien cultiver le poulet. Il y a ce qu’ils disent et ceux dont ils parlent : nous.

Pea Soup, c’est René Lévesque qui montre ses muscles avant le référendum et Félix Leclerc qui nous chante L’an un. « Bon voyage à toi et à ta descendance ».

Pea Soup, c’est ce qui influencera Le Confort et l’Indifférence de Denys Arcand trois ans plus tard. Cela ne fait aucun doute.

Nous avons beaucoup ri du petit Paul aux doigts couverts de graisse de poulet PFK, mais il faut se demander si Falardeau cherchait avant tout à nous divertir. C’est le même questionnement qui s’élève au-dessus des Elvis Gratton. Au départ, l’intention résidait à travers un sentiment beaucoup plus noble : celui de nous faire réfléchir sur les enjeux et les conséquences du colonialisme et de l’américanisation. Il y avait un avertissement derrière ce petit Paul qui mange du poulet américain, rêve d’une Trans Am et de mettre les écoles et les vieilles maisons à terre. Derrière Elvis Gratton et Paul se cachaient un véritable cri d’alarme. Certains ont préféré en rire et cela tombe bien : Falardeau adorait rire. Il avait compris que tous les moyens sont bons pour survivre.

« On va toujours trop loin pour ceux qui vont nulle part » – Pierre Falardeau

Falardeau était un homme intègre, droit. Lorsqu’il est allé chercher le chèque de 5 000 $ qui accompagnait le prix Ouimet-Molson en 1995, c’était pour mieux se faire entendre lorsqu’il rappellerait que la famille Molson a exploité le peuple québécois.

Falardeau est toujours resté lui-même. Il a répété maintes fois que tout ce qu’il faisait, c’était dire ce qu’il pensait, mais il savait que les indépendantistes québécois devaient parler plus haut, plus fort et même parfois dépasser la ligne. L’ennemi, qui se croit encore aujourd’hui tout permis, ne s’est jamais gêné pour le faire lui. Ce que Falardeau appelait lui-même aller « trop loin », c’était en réalité la moindre des opérations en temps de guerre. Quand l’ennemi est plus riche, mieux armé et qu’il va jusqu’à trafiquer des référendums à l’aube du 21e siècle, tous les moyens sont bons pour survivre. Nécessaire et injustifiable, nous rappelait Albert Camus au début d’Octobre.

Les bons petits esprits prudes-judéo-chrétiens ont grincé des dents lorsque Pierre Falardeau s’en est pris au cadavre de Claude Ryan dans une chronique. S’en prendre à un mort, quelle horreur et quel manque de délicatesse, certains se sont-ils écriés en brassant des mains. C’est toujours un choix de tourner le dos à l’histoire. Celle-ci nous enseigne que nous sommes du côté des écrapoutillés, des arrachés – parole de Dubé – des lents martyrisés – parole de Grandbois — et des raqués de l’histoire – parole de Gaston Miron. C’est un choix d’oublier que de l’autre côté de la clôture, on se réjouit aussi bien du malheur que de la mort des nôtres. « J’aurai plaisir, je l’avoue, à voir la vermine canadienne saccagée, pilée et justement rétribuée de ses cruautés inouïes », scanda James Wolfe. Falardeau avait compris qu’on ne va pas à la guerre avec le livre des règlements.

Au fil des années, Falardeau aura tout essuyé : « vieux fou », « soulon », « raciste », « xénophobe ». Dans ses Contes, Jacques Ferron, qu’appréciait tout particulièrement le cinéaste, nous avait préparé à ce climat aujourd’hui ambiant : « La mode est à l’internement. » Qu’il était habile de psychiatriser cet homme aussi droit que chêne…

On a reproché à Falardeau de jouer les vieux apôtres d’un combat passé date, d’avoir fondu dans l’histoire ancienne, de s’être réfugié chez les figures enterrées, voire décomposées de notre temps. Falardeau était pourtant loin d’accumuler la poussière, exposé dans un sous-sol de musée. Il avait plutôt la cote chez les jeunes, faisait le tour des cégeps et donnait des conférences à travers tout le pays quand il ne manifestait pas dans la rue en plein hiver, pour toutes sortes de causes, malgré la maladie.

Parmi les nombreux enseignements de Falardeau, il faudra retenir le faux dilemme pascalien devant lequel il nous a souvent isolés. Le peuple québécois se retrouve devant deux options : soit, il s’écrase et l’épreuve sera éprouvante, soit il se lève et réalise l’indépendance. C’était ce que François Hertel appelait le beau risque. Le pari à faire sur l’avenir, renchérissait François Aquin.

Falardeau a fabriqué des films, écrit des articles, prononcé des conférences. S’il a fait de son possible, il a surtout réalisé l’impossible. Courageux, audacieux, il a donné raison à la légende de ces infatigables Québécois. Malgré les embûches et tous les efforts des institutions pour l’affamer, Falardeau est parvenu à parler assez bien et assez fort pour que l’écho résonne jusqu’à aujourd’hui.

Ce mois-ci marque dix ans qui ont passé comme une seconde. Dix ans que ce grand barbu s’est retiré, épuisé, mais combien convaincu que la relève poursuivrait le travail. La lutte de libération nationale, c’est « long et c’est dur », a répété Falardeau toute sa vie. Ce qui est parfois encore plus dur, c’est de ne plus le compter parmi nous.

Falardeau avait horreur de prêcher aux convertis. Ses enseignements doivent voyager de bibliothèque en bibliothèque et de téléviseur à téléviseur. Changeons des vies, bouleversons des existences. Rendons possible cet instant où le temps et la mémoire se cèdent le pas.

Perdu dans un couloir d’appartement du Vieux-Québec en 2011, je suis tombé sur une grande bibliothèque. Le titre d’un bouquin en particulier évoqua chez moi plus de mille sentiments, mais surtout celui de l’avenir. Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance. On n’oublie pas une lecture comme celle-ci.

Quand Falardeau traverse notre vie, on s’embarque pour un long voyage et notre cœur s’agrippe à demain

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