Qu’est-ce qu’une nation normale ?

J’ai le plaisir d’être avec vous aujourd’hui pour célébrer le centième anniversaire de naissance de Maurice Séguin. Pour le faire dignement, j’ai intitulé cette conférence d’un titre qui, de prime abord, apparaît ambitieux : « Qu’est-ce qu’une nation normale ? ». En fait, cette interrogation provient d’un conseil que m’a prodigué Fernand Dumont à l’époque où il était mon directeur de thèse de doctorat. Je venais de terminer l’analyse de l’œuvre de Guy Frégault et de Michel Brunet pour aborder Maurice Séguin. Il m’a tout simplement dit : « Portez attention à ce qu’il veut dire par nation normale ».

Malheureusement, je n’ai pas répondu directement à cette invitation dans ma thèse ni dans le livre qui a suivi. Je pense aujourd’hui que le moment est venu de le faire. C’est dire que je suis sociologue de formation et non pas historien. Mon angle de lecture est celui d’une sociologie de la connaissance de l’historiographie. Une telle approche s’intéresse davantage au lieu social d’un historien qu’à l’objet d’étude ou à la méthode. Porter attention au lieu social de l’historien, c’est mettre à jour les influences principales qui font en sorte qu’il va interpréter le monde d’une manière plutôt qu’une autre.

Du point de vue sociologique, l’historiographie, comme n’importe quelle autre connaissance, n’apparaît pas dans un champ libre de représentations préalables. Pour le dire d’une manière un peu plus savante, et en paraphrasant Paul Ricœur, la question du lieu social présuppose que si le processus historique peut être représenté par l’historien, c’est que des significations qui s’attachent au déroulement même de l’expérience temporelle sont déjà préfigurées, de manière implicite, dans le champ culturel. C’est à la fois ce qui permet la naissance de l’œuvre et sa réception par un auditoire parce qu’elle s’inscrit à l’intérieur de ce qui apparaît comme « croyable » pour une époque. Par exemple, Karl Marx va puiser dans les tensions qui animent la société de son temps, l’idée que la lutte des classes constitue le moteur central de l’histoire. Et Lionel Groulx, qui est d’abord un prêtre, donnera un rôle éminent à la Providence. En un mot, l’écriture de l’histoire fait elle-même l’expérience de l’historicité.

Je me propose de cerner les influences principales qui ont permis à Séguin de développer une conception originale concernant la nature des moteurs de l’action historique – le tout alimenté par une approche systémique. J’en distingue quatre principales.

« L’Agir consiste dans l’usage libre […] de nos facultés. »

La première influence provient de la notion d’agir développée par le philosophe français Jacques Maritain. Séguin a-t-il pris connaissance des écrits de Maritain grâce au père Rodolphe Dubé, mieux connu sous son nom de plume, François Hertel ? Difficile à dire, mais c’est fort probable. On sait que ce jésuite a été influencé de manière centrale par Maritain puisqu’il le reconnaissait comme son « maître ». Hertel avait pris Maurice Séguin sous son aile, comme il l’avait fait pour Gérard Pelletier, Pierre de Grandpré, Pierre-Elliot Trudeau et sûrement bien d’autres. Il leur proposait un programme de lecture hors norme, sans toujours se préoccuper de l’index.

C’est dans un des livres de Jacques Maritain, intitulé Arts et scolastique, que Séguin a pris connaissance de la notion d’Agir, notion qui va jouer un rôle central dans la construction de son modèle théorique de la nation. Dans le résumé manuscrit qu’en a fait Séguin, on peut lire :

L’ordre pratique s’oppose à l’ordre spéculatif parce que l’homme y tend à autre chose que le seul connaître.
L’ordre pratique lui-même se divise en deux domaines parfaitement distincts. Le domaine de l’Agir et le domaine du Faire. […] L’Agir consiste dans l’usage libre […] de nos facultés1.

Il faut savoir qu’avant de devenir historien, Maurice Séguin s’est intéressé à la pédagogie et que cette dimension constitue un trait central de sa personnalité. Dans le Fonds Maurice Séguin, on retrouve quelques documents écrits de sa main à ce sujet. Dans l’un d’eux, il y compare l’approche pédagogique américaine à l’approche française. Il constate que la première donne trop d’importance au sport et que la seconde cherche surtout à développer la culture générale : aucune des deux, selon lui, ne prédispose l’élève à penser par lui-même. Il propose donc de réconcilier ces méthodes d’éducation par une « pédagogie active ».

Selon Séguin :

En éducation – apprendre à un enfant à vivre c’est lui apprendre à se conduire. Donc : faire agir l’enfant et non pas agir à sa place. Tant qu’on n’a pas fait aimer, désirer, collaborer, tant qu’on n’a pas déclenché un mécanisme qui permettra d’agir par soi-même – on n’a rien fait en éducation.

Pour assurer le plein développement de la personne et maintenir un équilibre général entre l’esprit et le corps, il faut faire appel à toutes les facultés et à la collaboration. Ces « activités “totales, intégrales” […] exigent le fonctionnement harmonieux, équilibré de toutes les puissances de l’homme dans une intime compénétration ». N’est-ce pas là l’essentiel de ce que l’on retrouvera dans son modèle théorique de la nation qu’il présentera dans son recueil pédagogique qu’il intitulait Les Normes ?

L’apport des sciences sociales

La deuxième influence qui va nourrir sa représentation de l’homme et de la société est un trait d’époque. Elle est le résultat du rapprochement qui s’est effectué entre l’histoire et les sciences sociales dans la première moitié du XXe siècle, en particulier avec la géographie et l’économie. Il faut dire qu’au moment où Séguin rédige sa thèse de doctorat, ce rapprochement est déjà intervenu tant en France, aux États-Unis qu’au Canada anglais.

En France, il se manifeste à travers la naissance de l’école des Annales qui s’oppose à l’approche événementielle en histoire. Pour l’école des Annales, l’histoire événementielle était incapable de rendre intelligibles les récentes mutations du monde parce qu’elle n’avait pas de critère pour déterminer un fait historique. D’où le rapprochement que cette école effectuera avec les sciences sociales. Aux États-Unis, le courant dominant en histoire dans la première moitié du XXe siècle est celui de l’hypothèse de la frontière qui repose sur un rapprochement entre l’histoire et la géographie.

Rien ne permet de croire que Maurice Séguin ait été influencé par l’école des Annales ou par l’hypothèse de la frontière. L’important, c’est de voir qu’il y a eu, à cette époque, un mouvement d’ensemble des historiens vers les sciences sociales motivé par une interpellation du présent.

Si l’on veut trouver une filiation directe, il faut plutôt chercher du côté de la nouvelle historiographie qui voit le jour au Canada anglais dans les années trente. Là également, une nouvelle génération d’historiens se rapproche des sciences sociales. Jusqu’alors, le Canada était représenté comme l’aboutissement d’un lent processus d’évolution, à l’intérieur du cadre impérial, qui l’a fait passer du stade de colonie à celui de nation autonome. Dans les années trente, ce lien impérial est devenu beaucoup moins palpable. Se reconnaissant de plus en plus comme des habitants de l’Amérique du Nord, les Canadiens anglais ne pouvaient éviter de se demander ce qui les différenciait de leurs anciens compatriotes devenus Américains, mais qui étaient à l’origine des British Americans comme ils l’avaient été eux-mêmes. Pour répondre à cette question, l’attention s’est déplacée du politique vers la géographie et l’économie.

Harold Innis, par exemple, soutiendra que l’apparition de la nation canadienne est liée à l’établissement d’une relation commerciale stable qui s’est instituée entre la colonie et la métropole anglaise. Cette stabilité repose sur la disponibilité d’un produit d’exportation principal dont le développement économique de la colonie va dépendre. Celle-ci va exploiter et développer ce produit d’exportation en fonction du double impératif que lui imposent la géographie du territoire et la persistance de la demande métropolitaine pour ce produit. Selon cette perspective, le Canada, comme réalité politique, devient une résultante de la géographie et de l’économie.

Il ne faut donc pas s’étonner du fait que Séguin, dans sa thèse de doctorat, commence par mettre en relief l’importance des « impératifs géographiques » qui ont conditionné l’orientation générale du développement économique de la colonie à l’époque de la Nouvelle-France. Il mentionnera également que ce qui motivait cette pénétration commerciale, c’est l’importance que revêt pour la métropole la disponibilité d’un produit principal d’exportation.

« La société obéit à des lois dont on peut retracer certains éléments permanents »

La troisième influence est liée au fait que Maurice Séguin a lu et analysé les grands ouvrages d’histoire économique de son temps. En particulier, la découverte des lois de l’économie progressive, que présente de manière convaincante l’économiste Doreen Warriner, va exercer une influence centrale sur sa pensée. Il ressort de cette lecture qu’il existe des forces qui s’expriment selon une logique propre de développement qui provient de l’économie elle-même. Ces forces exercent leur influence dans la longue durée sur la société entière et ne relèvent pas directement de décisions individuelles ou politiques.

Les lois de l’économie progressive expliquent, par exemple, comment naissent les métropoles. Ainsi, avec le développement des échanges commerciaux et l’accumulation primitive du capital, on assiste à une division de plus en plus poussée du travail. Sous cette impulsion, une société est amenée à se diversifier et à traverser divers stades de développement. Des villages deviennent des villes qui, au fil des décennies ou même des siècles, peuvent en venir à briguer le statut de métropole. Même l’exode rural devient un phénomène normal qui obéit aux lois de l’économie progressive. L’industrialisation aussi.

Entre cette représentation des lois de l’économie progressive, celle de l’agir par soi-même, ainsi que du rôle des échanges commerciaux entre une métropole et sa colonie, il y a continuité manifeste : sous la poussée de ces forces, les activités d’une société se diversifient et l’amènent à passer d’un stade de développement à un autre.

Pour Maurice Séguin, ce qui apparaît valable pour l’individu l’est tout autant pour une société. C’est sur cette fusion des perspectives que repose la représentation des moteurs de l’action historique chez Maurice Séguin. Dans Les Normes, il précisera qu’il « ne s’agit pas de faire de la société […] un être réel comme l’individu ». Il observe toutefois qu’une société exprime « quelque chose de plus que la vie individuelle. Il y a telle réalité que “la vie en société”2. »

Mais l’économie, pour Séguin, n’est que l’un des trois principaux aspects qui constituent une société. Le politique et le culturel sont les deux autres. Et le politique est de loin le facteur le plus important parce que c’est du politique que découlent les orientations générales d’une société.

Il écrira dans ses Normes :

« La FORCE POLITIQUE, pour une société ou collectivité, c’est la TÊTE capable de penser, de VOULOIR, de commander, de déclencher l’action3. »

Et qui commande en politique ? « C’est toujours une minorité, une oligarchie… » Et en économique ? C’est la même chose : « C’est nécessairement une minorité4 ».

Surtout, il n’y a pas selon lui que l’économie qui évolue sous la gouverne des lois progressives. Il existe également une politique et une culture progressives. Ces trois aspects sont en interaction. Chacun de ces aspects « peut être considéré comme une FORCE à côté d’autres forces. […] comme un FACTEUR agissant sur les autres FORCES en les modifiant5. » Cette interaction fait en sorte que « si l’un des facteurs progresse ou faiblit, l’ensemble s’en ressent. » Même que « cette interaction est cumulative, “en spirale” et à dose variable6… »

Comme on le voit, le développement d’une nation, ses processus internes de même que les relations qu’elle entretient avec d’autres nations sont de nature systémique. Il y a ici un angle de lecture des phénomènes historiques qui est d’une originalité et d’une portée heuristique certaine ; surtout qu’une telle approche – et même le concept – n’existait pas encore dans les années cinquante ou soixante.

Les sociétés sont d’abord semblables entre elles

Maurice Séguin, en développant un modèle théorique des principales forces qui animent une société, cherche à définir en quoi les sociétés sont d’abord semblables entre elles, avant de se livrer à l’étude des diverses circonstances historiques qui ont amené une société particulière à se différencier d’une autre.

D’où le titre, en apparence énigmatique, de son recueil pédagogique intitulé Les Normes. Selon la définition du dictionnaire, une norme c’est ce qui représente « l’état habituel des choses, ce qui est conforme à la majorité des cas. » À mon avis, il ne faut pas chercher plus loin la signification du titre de ce manuel pédagogique dont l’objectif est d’illustrer ce que représente le normal, c’est-à-dire « cet état habituel des choses, ce qui est conforme à la majorité des cas. » Il l’explique lui-même dans son introduction. « Les normes sont le fruit d’observations et de synthèses multiples. Elles sont comme des lois de l’agir humain, tirées de l’observation des faits7. » Il ajoute que ces normes proviennent également « des conceptions que lui fourniront les sciences politiques, économiques, sociales, la géographie8. »

D’ailleurs, il est significatif que, dans ses Normes, Séguin commence par poser le « postulat-clef de l’AGIR (par soi) COLLECTIF dans la COLLABORATION ». Un tel postulat repose sur la métaphore de la VIE et évoque une analogie entre la vie individuelle et la vie collective.

Il en donne la définition suivante, que j’ai ramenée ici à ses traits essentiels :

L’agir (par soi) collectif est l’action concertée et organisée d’un certain nombre d’individus amenés à se grouper en société, à former équipe […] et qui trouvent la liberté et les moyens d’exécuter […] dans leurs propres cadres, sous leur direction, grâce à leur initiative, les multiples activités qui constituent la fin de cette société9.

Maurice Séguin, à l’exemple de Lionel Groulx, s’entend à reconnaître que l’existence de l’homme repose sur une nécessaire hiérarchie des valeurs. Par contre, l’un et l’autre diffèrent complètement sur la question de la finalité de la vie individuelle ou collective. Pour Lionel Groulx, il s’agit d’être conforme à un idéal, conçu comme antérieur, et d’en respecter l’architecture initiale tandis que, pour Maurice Séguin, la vie est une expérience qui, si elle se déroule librement et de manière équilibrée, aboutit à l’enrichissement et à l’épanouissement. Aussi est-ce dans la manière de concevoir la finalité de la vie individuelle ou collective que l’écart s’insinue entre Séguin et Groulx : entre un idéal à préserver et un épanouissement normal à réaliser basé sur l’expérience, il y a toute une différence qui témoigne de la transformation radicale qui s’est produite dans les aspirations profondes qui structurent la vision du monde, non seulement de Séguin, mais de toute une génération. Et il ne faut pas perdre de vue que Lionel Groulx est d’abord un prêtre. À la conformité et au principe d’autorité, on préfère maintenant faire confiance aux potentialités que la vie recèle.

La colonisation de peuplement comme matrice de nations nouvelles

Selon Séguin, deux processus principaux président à la formation des nations. « Une nation peut se former par lente évolution, comme l’Angleterre, la France, l’Espagne, ou par colonisation, comme l’Argentine, l’Australie et les États-Unis10 », processus qui nous intéresse plus directement ici. Dans ses Normes, Séguin établit d’abord une distinction entre une colonie d’exploitation et une colonie de peuplement. La colonie de peuplement offre ceci de particulier qu’elle induit un phénomène graduel de structuration qui mène – en théorie – à l’émergence d’une nation nouvelle. Il distingue trois moments principaux dans ce processus.

Le premier est celui où la métropole est l’unique agent de colonisation. Toutefois, dès ce moment, on peut déceler un commencement de lutte entre les métropolitains et les coloniaux. Un tout début d’agir (par soi) collectif commence à se manifester parce que l’intérêt des coloniaux n’est pas toujours le même que celui que poursuit l’activité métropolitaine.

Le deuxième moment est celui où la colonisation est l’œuvre conjointe des métropolitains et des coloniaux. À cette étape, les coloniaux « considèrent nécessairement la colonie comme leur patrie11 ». C’est pourquoi ce stade de colonisation donne lieu à des crises inévitables dues aux pressions exercées par des « coloniaux pour plus d’autonomie et à la contre-offensive des métropolitains en place pour conserver le pouvoir12. »

Enfin, le troisième moment est celui où une colonie devient une nation nouvelle. Pour Séguin, « l’indépendance d’une colonie qui se soustrait à sa métropole est le plus beau témoignage du succès de la métropole. […] Ce besoin, cette nécessité surgissent de la nature même de toute société coloniale et valent pour tous les peuples13. » En un mot, ce processus d’émancipation est un processus normal conforme à « l’état habituel des choses, à la majorité des cas. » Quant à l’agir (par soi) collectif, il constitue le moteur de l’action historique de cette évolution.

La question nationale

Quatrième influence, on s’en doute, il s’agit de la question nationale. Cette dernière influence n’obéit pas à un ordre d’importance en particulier. Elle n’est ni première, ni dernière : son apport est transversal.

À l’exemple de l’école des Annales ou de la nouvelle génération d’historiens anglophones au cours des années trente, il y a dans le Québec de l’après-guerre comme une interpellation du présent. Ainsi, au moment où Maurice Séguin amorce son métier d’historien, la société québécoise se retrouve à un point de bascule entre un monde ancien et un monde nouveau. La représentation que celle-ci se fait d’elle-même et de son passé sera soumise à une interrogation d’ensemble par une nouvelle intelligentsia, ce qui aura pour effet de multiplier les angles de lecture possibles de la situation.

En plus de l’apparition soudaine de ce monde nouveau, il y a aussi le contexte plus général des luttes qui opposeront le fédéral et le provincial. Depuis le milieu des années quarante, ces deux entités s’affrontent sur la question du bien-fondé de la centralisation des pouvoirs à Ottawa, et le nationalisme n’a pas bonne presse au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Il faut voir aussi que le mythe de l’égalité politique entre deux peuples fondateurs commence à perdre de la crédibilité. Maurice Séguin ne se satisfait plus de l’interprétation de l’histoire politique dominante : celle de Chapais et celle de Groulx. Séguin, dès 1946-1947, ne croit plus que, sous le régime de l’Union, les Canadiens français aient reconquis leur égalité politique. Il ne croit pas non plus qu’avec la Confédération et la création d’un État provincial, ils aient entre leurs mains tous les pouvoirs nécessaires à leur épanouissement. Lionel Groulx pouvait même affirmer que « maître d’un État provincial, nous pouvions très bien devenir, au point de vue économique, au point de vue culturel, dans tous les domaines maîtres chez nous14. » Et, par la suite, les intellectuels de Cité libre comme Pierre Trudeau et Gérard Pelletier pouvaient renchérir en disant que si, avec tous les pouvoirs politiques, les Canadiens français n’étaient pas un peuple d’avant-garde, c’était bien de leur faute.

Ce contexte plus général permet de comprendre ce qui a amené Maurice Séguin à privilégier une approche nationale de l’histoire alors qu’elle était déjà remise en question à cette époque. Dans son dernier article, il y va d’un aveu :

J’aurais aimé avoir le temps de me consacrer également à des recherches dans le domaine de l’économie et des mentalités, mais, par la force même des circonstances, dans la région montréalaise nous sentons davantage notre situation15.

C’est pourquoi il va prendre le contrepied de ce qu’il appelait « l’illusion progressiste ». Il proposera plutôt à ses contemporains, une réinterprétation d’ensemble de l’histoire du Québec un peu plus noire, un peu plus pessimiste, peut-être, mais qui se veut plus conforme à la réalité. En voici les lignes essentielles.

La conquête met fin à la possibilité de devenir une nation autonome pour les Canadiens

À l’époque de la Nouvelle-France, nous sommes en présence d’une colonie de peuplement dont les activités sont diversifiées et à l’image de sa métropole. Ce n’était pas une société agricole, même si les agriculteurs formaient la majorité de la population, comme toutes les sociétés de cette époque. En ce sens, les Canadiens d’avant la conquête constituaient une société coloniale normale.

Lors de la conquête, la Nouvelle-France était loin de posséder tous les atouts pour devenir une nation nouvelle. Elle avait encore besoin, et sûrement pour longtemps encore, des liens avec la métropole française. Mais cette colonie avait le privilège de participer à un processus d’ensemble qui pouvait mener éventuellement à la création d’une nation nouvelle. Au lendemain de la conquête, cette éventualité devient une impossibilité parce que « c’est maintenant la projection et la protection par la Grande-Bretagne qui enfante, nourrit et défend un deuxième Canada16. »

Les Canadiens n’ont eu alors d’autres choix que de se replier dans l’agriculture. Mais, puisque les principales forces qui composent une société ne sont contrôlées que par un petit groupe d’individus, Séguin peut affirmer que les Canadiens n’ont pas été soumis à un « monopole absolu des Britanniques ». Ils ont plutôt été amenés à subir « la prépondérance marquée d’une élite parmi les Britanniques17. » Compte tenu de l’interaction des facteurs, cette prépondérance a fait en sorte que la Conquête a légué aux Canadiens une conception diminuée de la vie économique et de la vie en général.

Pendant le premier siècle qui a suivi la conquête, on assiste, selon l’expression de lord Durham, à une « guerre de races » pour l’indépendance nationale alors que les Canadiens constituaient la majorité de la population. Dans ce contexte, la seule solution envisageable par les Britanniques était de procéder à leur annexion. Cette solution fut appliquée en 1840 avec l’Union, puis reprise avec la Confédération et la création de la province de Québec en 1867.

Deux siècles après la conquête, on se retrouve ainsi devant « UN CANADA ANGLAIS NATION et UN CANADA FRANÇAIS PROVINCE, un peuple majeur indépendant et un peuple mineur annexé18. »

L’emploi des mots n’est jamais innocent chez Maurice Séguin. S’il existe un peuple majeur et un peuple mineur, c’est que le premier peut agir par lui-même comme majorité dans le cadre d’une nation indépendante, choix qui développent, enrichissent, épanouissent. Quant au second, en tant que nation annexée, provincialisée, il lui faut assumer le fait qu’une autre nation agit à sa place. Ce remplacement, cette « oppression essentielle », fait en sorte que « l’inaction, l’absence, le remplacement et la subordination paralysent, appauvrissent19 ». C’est donc dire qu’à partir de 1840, jusqu’à aujourd’hui, « le Canada français est littéralement annexé, provincialisé au politique et en économique, transformé en un appendice français accroché à une nation britannique20. »

Nation indépendante et nation annexée

Dans ses Normes, il développe davantage ce qu’est une nation indépendante et une nation annexée. Pour lui, une nation indépendante est une nation qui « maîtrise comme majorité un État souverain21. »

Il écrit :

Le résultat normal d’une colonisation (réussie) serait une NATION indépendante (au sens restreint) : une nation ayant son autonomie interne et externe, gérant elle-même ses relations avec les autres nations, sujette comme toute nation à l’infériorité ou à la subordination de voisinage ; ayant comme toute nation ses crises, ses problèmes22.

Il ajoute : « La réussite “normale” consiste à être suffisamment maître chez soi. […] Mais le succès est rare […] Le “NORMAL” est donc “EXCEPTIONNEL” ! » Inversement, « l’annexion est la destinée de la plupart des nationalités23, » destin normal s’il en est un.

Le paradoxe ici n’est qu’apparent. Les processus qui donnent naissance aux nations nouvelles obéissent à des lois universelles de développement. Mais, la plupart du temps, ce développement normal est entravé par l’interaction qui s’institue avec d’autres nations. Autrement dit, les deux situations relèvent de « l’état habituel des choses, de ce qui est conforme à la majorité des cas ».

Pour Séguin :

Être un peuple minoritaire dans une fédération, c’est être un peuple annexé. L’État n’est pas la nation, mais l’État est le principal instrument de l’épanouissement national. Il n’y a pas d’égalité politique entre le peuple majoritaire et le peuple minoritaire dans n’importe quelle fédération24.

C’est pourquoi, selon lui, la revendication d’un État par les nations minoritaires ou annexées, n’est qu’une autre façon de revendiquer la liberté de l’agir.

Le nationalisme comme volonté d’être maître chez soi

En conclusion, il est maintenant possible de tenter de répondre à la question qui coiffe cette présentation : Qu’est qu’une nation normale selon Maurice Séguin ?

Pour lui, il n’existe pas de dichotomie : nation normale, nation anormale. Une nation existe dès qu’un groupe humain a le sentiment d’être distinct et que trouve à se manifester un agir (par soi) collectif qui vise à réaliser les fins propres de ce groupe. Ces fins peuvent être progressistes ou conservatrices, de gauche ou de droite. C’est pourquoi Séguin pouvait écrire que « la MAÎTRISE de l’agir collectif l’emporte en valeur sur la MANIÈRE d’agir : la liberté et les moyens d’agir sont bien plus important que le style de l’agir25. » Nous sommes loin de Lionel Groulx.

Pour Maurice Séguin, une nation normale est une nation où l’agir (par soi) collectif trouve à se manifester. La distinction qui intervient entre les divers types de nations en est une de degré. Tant que survit cette conscience d’être distinct, nous sommes en présence d’une nation normale parce que le nationalisme trouve à se manifester. Ramené à sa plus simple expression, le nationalisme pour Maurice Séguin représente « la volonté […] d’être maître chez soi26 ». Il distingue trois degrés au nationalisme.

Au niveau le plus primaire, on trouve un nationalisme fait de « sentiments irraisonnés » qui s’apparente le plus souvent à de la « xénophobie ». Au deuxième degré, on retrouve des conflits qui sont liés à des éléments plus objectifs, par exemple institutionnels, politiques ou culturels, « points très précis » qui peuvent alors « se retracer et se détailler » facilement.

Enfin, c’est au troisième degré que le nationalisme prend son expression véritable :

Le troisième degré concerne la lutte pour la prépondérance, la lutte pour être la majorité dans un État séparé, la lutte pour être indépendant, pour être vraiment maître chez soi. […] On se bat pour conserver la majorité ou pour devenir la majorité dans l’État27.

Et c’est dans cette lutte pour, soit conserver, soit s’assurer la maîtrise de la liberté de l’agir, que repose à mon sens la signification profonde de ce qu’est une nation normale pour Maurice Séguin.

 

 

 

 

 


1 Fonds Maurice-Séguin, P221, boîte 2455. À moins d’avis contraire, les citations qui suivent proviennent de la même source.

2 Maurice Séguin, Les Normes, dans Robert Comeau, dir., Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB éditeur, 1987, p. 106.

3 Ibid., p. 125.

4 Ibid., p. 126 ; 124.

5 Ibid., p. 122 ; 128.

6 Ibid., p. 130.

7 Ibid., p. 94.

8 Ibid., p. 92.

9 Ibid., p. 107.

10 Fonds Maurice-Séguin, P221, boîte 2452.

11 Maurice Séguin, Les Normes, op. cit., p. 193.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 194.

14 Fonds Maurice-Séguin, P221, boîte 2453.

15 Ibid.

16 Maurice Séguin, « Le Québec », Québec-Canada, Paris, Éd. du Burin, Coll. « L’Humanité en marche », 1973, p. 49.

17 Maurice Séguin, « La Conquête et la vie économique des Canadiens », L’Action nationale, 28, 4 (décembre 1946), p. 321.

18 Maurice Séguin, « La notion d’indépendance dans l’histoire du Canada », La Société historique du Canada, Rapport de l’Assemblée annuelle/Canadian Historical Association Report, Ottawa, 1956, p. 84.

19 Maurice Séguin, Les Normes, op. cit., p. 108.

20 Maurice Séguin, « Le Québec », op. cit., p. 142.

21 Maurice Séguin, Les Normes, op. cit., p. 146.

22 Ibid., p. 195.

23 Ibid., p. 145 ; 151.

24 Maurice Séguin, titre L’idée d’indépendance au Québec : Genèse et historique, Boréal Express, 1968, 1977, p. 10.

25 Maurice Séguin, Les Normes, op. cit., p. 141.

26 Maurice Séguin, Ibid., p. 143.

27 Maurice Séguin, « Le Québec », op. cit., p. 92-93.

* Historien.

** Conférence d’ouverture du Colloque Maurice-Séguin

J’ai le plaisir d’être avec vous aujourd’hui pour célébrer le centième anniversaire de naissance de Maurice Séguin. Pour le faire dignement, j’ai intitulé cette conférence d’un titre qui, de prime abord, apparaît ambitieux : « Qu’est-ce qu’une nation normale ? ». En fait, cette interrogation provient d’un conseil que m’a prodigué Fernand Dumont à l’époque où il était mon directeur de thèse de doctorat. Je venais de terminer l’analyse de l’œuvre de Guy Frégault et de Michel Brunet pour aborder Maurice Séguin. Il m’a tout simplement dit : « Portez attention à ce qu’il veut dire par nation normale ».

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