Langue et culture au Québec sont de vains mots sans la prise de conscience d’une liberté politique, première et indépassable, qui vraiment les fait vivre. Car cette prise de conscience est aussi et en même temps prise sur le réel, possibilité inouïe de s’y inscrire et de le penser, comme pour la première fois et pour la suite du monde.
« ’Who’s world is this ? The world is your’s », scandait le rappeur afro-américain Nas, dans son chef-d’œuvre Illmatic (le mal en propre), paru en 1994. J’entrais à l’école de théâtre, le rap m’emballait, on allait en faire, et la liberté politique du Québec était pour tantôt : le monde était à nous, il suffisait de dire oui et ça [devenait] possible…
C’est beaucoup plus tard que j’ai réalisé l’écart qui existait entre ces deux conceptions de la liberté, entre celle que partage Pierre Perrault et Nas, et celle que défendent les indépendantistes comme à peu près toute la classe politique québécoise d’hier et d’aujourd’hui, l’écart entre la proie et l’ombre…
Car nous sommes à peu près unanimes là-dessus, au Québec, unanimes et silencieux, la liberté pour nous tous tient de l’illusion. L’Illusion de déjà la posséder renvoie à l’illusion de la posséder un jour, un même principe d’absence, au présent, au réel, qui détermine ces conceptions jumelles.
À quoi tient cet écart ? Lâcher la proie pour l’ombre, pourquoi ? Peut-être que c’est de n’avoir jamais tenu la chose entre ses doigts qui explique cela.
Aucune absence chez Perrault et Nas, en tout cas, mais la conscience révoltée d’être malvenus, malavisés, mal-dégrossis, malpropres, et condamnés à se taire et à se terrer à cause de ça… c’est le malheur de leur condition, celle de leur peuple, son allure de fatalité silencieuse qui les révèle à eux-mêmes, et dès lors ils le brandissent, en font scandaleusement l’étalage, vont tout faire pour le mettre dans la lumière et ce faisant transformer ce malheur en la chose la plus précieuse qui soit : de la liberté. Le cancer du silence, ils en font la joie d’une parole libérée. C’est ce que la culture peut faire.
C’est de l’alchimie… je le dis en pensant aux vers si poignants de Saint-Denys Garneau :
Je marche à côté d’une joie / D’une joie qui n’est pas à moi / D’une joie à moi que je ne puis pas prendre / Je marche à côté de moi en joie…
C’est pour l’avoir goûté, n’en doutons pas, pour en avoir pris conscience, que le poète nomme ainsi ce qui l’accompagne. La joie, qui n’est rien d’autre que la liberté une fois qu’on en a fait l’expérience, est la seule chose qui importe et qu’il importe de partager. La simplicité enfantine de ce poème en est un indice, nul effet, rien pour égarer le poète qui cherche à mettre le doigt sur ce qui est là, espérer prendre la place, le corps et la présence de ce qui l’accompagne maintenant partout où il va. S’il se contente pour le moment de cette compagnie, le poète à un plan :
Je machine en secret des échanges / Par toutes sortes d’opérations, des alchimies / Par des transfusions de sang / Des déménagements d’atomes / Par des jeux d’équilibre / Afin qu’un jour, transposé / Je sois porté par la danse de ces pas de joie…
Accompagnement, le poème fameux de Garneau sonne encore à mes oreilles comme la comptine du malheur québécois.
Comme Garneau avant lui, Pierre Perrault a cherché par le moyen de sa pratique nouvelle et révolutionnaire du cinéma à faire surgir une culture propre, une langue propre, malpropre au regard des deux cultures dominantes en présence, l’Anglaise et la Française. « Taisez-vous, homme de la musique, que j’entende l’oiseau de dedans, la note du dessous », écrivait Miron, son contemporain.
Perrault a passé sa vie à dresser sa pêche à fascine pour y saisir notre liberté, notre joie, et essayer de comprendre ce qui le plus souvent nous en aliène. Cette recherche émouvante est au cœur de notre culture. Et cette quête est absolument politique. Y mettre fin, c’est faire de la langue et de la culture, non plus les voies royales de la liberté, mais les voies d’évitements de notre condition et de notre rapport au monde.
Pour notre plus grand malheur, nous avons perdu de vue notre malheur, celui-ci ne coïncide plus avec l’idée que nous avons aujourd’hui de nous-mêmes. Notre malheur est de nouveau malvenu.
Nous avons enterré notre malheur sous des couches et des couches de normes, de lois, et l’achèvement à bride abattue de l’État technocratique provincial québécois – l’obsession du retard pris sur la modernité qui l’explique – a fini de confondre pour nous tous les moyens de notre libération politique avec la fin elle-même.
Nous sommes finis.
Cet achèvement est un cul-de-sac. Les deux normes qui ont encadré le débat politique depuis plus de soixante ans, la fédéraliste et la souverainiste n’arrivent plus à masquer l’évidence. Si l’une est un champ de ruine, l’autre est dans le champ depuis toujours. L’identité québécoise, cette fiction, vacille.
Je m’en réjouis : un monde se meurt, un nôtre se lève.
La crise, politique, identitaire, que nous traversons, fait écho à une crise beaucoup plus profonde, sans doute, crise des modes de vie, des modes de production, crise des savoirs et des représentations : crise épistémologique.
L’étymologie du mot nous renseigne sur sa signification profonde, en grec, krisis, est la phase aiguë d’une maladie, elle commande une décision.
Au cœur de cette crise, au fond du cul-de-sac, la tentation du retour en arrière est puissante, la réaction, la crispation identitaire s’observe partout, au Québec aussi bien. Elle s’entend dans la langue que nous parlons et que nous défendons. Elle imprègne la culture. Langue et culture sont hantées, elles aussi, de l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes.
Cette idée agit comme un glacis qui fait luire et fige tout à la fois ce qu’il recouvre. Elle offre une tranquillité d’esprit, le sentiment d’une certaine permanence aussi, mais à quel prix ? Le mouvement de la culture, sa liberté, son étrangeté, son érotisme, le propre de ce qu’est la culture passe ainsi à la trappe, s’efface, s’absente. Pouvons-nous encore parler de culture ? Et c’est à ça que devrait se joindre celles et ceux qui arrivent, qui à la maturité politique, qui de partout ailleurs dans le monde ?
Le français qui fait dit-on notre différence, notre singularité en Amérique, laisse indifférent un nombre croissant de gens. Je ne m’en étonne plus, nous parlons entre-nous le français « à la maison », nous parlons « la langue la plus souvent parlée à la maison de la personne », pour le dire comme Statistique Canada, mais dans l’espace public qui, s’il n’est pas souverain, serait autonome. « Libres chez nous », annonce le slogan du parti conservateur du Québec. À quoi riment au juste ce propos et cette proposition ? Pas nécessaire d’épiloguer là-dessus, car comme dit M. Legault, « c’est comme ça qu’on vit au Québec ; c’est comme ça qu’on parle au Québec »…
Aucune mesure, aussi forte soit-elle, aucun remède de cheval, ne pourra infléchir le déclin d’une langue qui, à l’image des individus qui la pratiquent, est depuis toujours hétéronome, c’est à dire aliénée, « dominée par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce que non su comme tel », précise le philosophe Cornélius Castoriadis.
Nous voulons oublier cette crue vérité en faisant comme les autres, en commerçant, mais avec beaucoup moins de moyens. Nous faisons le commerce de notre langue et de notre culture, un peu à l’image de HEC Montréal, une université à vocation francophone, qui offre aux étudiants du monde entier la possibilité de s’instruire, à nos frais, en français, en bilingue et en trilingue. Est-ce que c’est vraiment le hidjab que porte l’étudiante de la pub, le problème ?
L’industrie culturelle a elle aussi des allures de fin de règne ; il y règne la morale et la productivité, en contradiction flagrante. On essaie encore d’y métaboliser pour le plus grand nombre, quel mépris !, les enjeux sociaux de l’heure, il nous faut un noir de service, un trans de service, une jeune révoltée contre l’establishment climatosceptique, une étudiante qui porte le hidjab… On tourne des séries télévisées trois fois plus vite et avec trois fois moins d’argent qu’il y a vingt ans. Morale et production. Mais les gens qui la font, cette industrie, y gagnent leur vie, c’est un cercle vicieux. Il faut entendre ce qui se dit en coulisses…
L’idée de la culture fait donc écho à celle de la liberté, ce sont des vases communicants qui refoulent sans cesse la conscience de la liberté – une liberté toujours politique. Il n’y a pas plus de liberté en soi que d’homme coupé de la communauté humaine. La liberté est politique ou n’est pas. La liberté se partage ou n’est pas. La culture et la langue doivent être les lieux par excellence de ce partage, mieux, de cette contamination.
Au Québec, la liberté ne se partage pas, son surgissement, lorsqu’il advient – c’est rare –, contamine un espace que nous imaginons sain, au-delà de toute raison, de toute évidence du contraire, « plus réel que le réel », et auquel nous tenons frénétiquement, conditionnés que nous sommes aux discours historiques du péril permanent en la demeure, de la disparition à plus ou moins brève échéance, et de la survivance comme valeur cardinale, comme valeur refuge.
Le Québec est un safe space, ses habitants des survivants, raconte cette Histoire. Il faudrait en être fier. Ce discours ancien, qu’on voulait croire disparu, l’interminable hiver de force pandémique semble lui avoir redonné du corps. Littéralement. Durant ces trois dernières années, le corps – pas la raison, pas la conscience ou l’inconscient, le corps – a repris ses droits. Corps menacés, corps contraints, assignés à demeure, absents, corps suspects, corps étrangers…, le rappel brutal de notre finitude, l’émotion qu’il suscite encore, laisse le champ libre aujourd’hui à un retour en force, à une réincarnation du discours de la survivance et de la disparition possible, si rien n’est fait, du peuple québécois.
Ce discours, un chantage éhonté, a longtemps tenu en respect un peuple qui pour s’éviter davantage de misère, lui qui en avait une longue expérience, a cru bon laisser à ses élites le soin de sa gouverne et de sa liberté. Ce discours donne la vraie mesure de ce que l’état d’urgence sanitaire prolongé la gouvernance par décrets et sans considération pour les conventions collectives, a pu laisser comme trace, à moins d’en avoir réveillé de plus anciennes. Le contrôle strict des corps et des pulsions, ce n’est pas comme si au Québec on ne connaissait pas ça intimement…
Mais, ce retour du corps dans l’espace public peut être aussi une chance, l’occasion de lui faire vivre autre chose, autre chose que la peur, et l’habitude enracinée de laisser à d’autres le soin de le déterminer, la possibilité, en somme, de le décoloniser. J’emprunte aux écrits de la transidentité, eux-mêmes inspirés des écrits de la décolonisation des peuples qui ont tant donné, au Québec comme ailleurs, cet appel pressant à la décolonisation des corps, aliénés par « l’épistémologie de la différence sexuelle et des genres », pour le dire comme le philosophe Paul B. Preciado.
Pour celui-ci, « cette épistémologie (ou) régime de savoirs, loin d’être la représentation d’une réalité, est une machine performative qui produit et légitime un ordre politique et économique spécifique : le patriarcat hétérosexuel colonial.
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Cette épistémologie, quoiqu’on en pense, n’a rien à voir avec la nature, elle projette plutôt sur la nature (par nature illimitée) les limites de sa conception du monde, et assoit son autorité sur cette méprise. Les savoirs, tous, et même ceux qui en font la critique, comme la psychanalyse et la psychiatrie, sont inféodés, plus ou moins consciemment, à ce paradigme. C’est un régime profondément narcissique, gare à ceux qui voudraient le blesser !
Hier encore, cette critique était accueillie avec des sourires en coin et des sarcasmes, la violence qu’elle déchaîne maintenant, encore sourde, ici, puisque sise sur les réseaux sociaux, ou dans les groupes privés de discussion (une sorte de placard à double fond), me stupéfie.
Cela ne devrait pas, la violence est le propre de ce régime. Les corps, territoires infinis, véritables « archives vivantes », pour le dire comme Préciado, des « somathèques » où sont consignée la mémoire du monde et de ses formes, les corps demeurent absurdement réduits par ce régime de la différence sexuelle à leurs forces de production et de reproduction, violentés par ce que le philosophe, à la suite de Michel Foucault, nomme la nécropolitique.
Par essence « historique et changeant », cet ordre du patriarcat hétérosexuel et colonial coïncide avec l’avènement du capitalisme, lui-même né de la découverte du territoire américain et de l’exploitation de ses ressources, au XVe siècle, exploitation rendue possible par le commerce des esclaves, appelé triangulaire, car c’est l’argent d’Europe qui servait à affréter les navires partis en Afrique y « puiser » la main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation des ressources en Amérique. L’esclavagisme, cette violence au-delà de la violence, est au fondement de ce régime qui se cristallise au milieu du XIXe siècle, au moment où le Canada se constitue.
C’est cette épistémologie de la différence sexuelle et des genres qui est en crise, ce patriarcat hétérosexuel et colonial qui a de l’eau dans le gaz, ou plutôt du mazout dans son eau. Le confort qu’a donné à un minuscule nombre d’élus la révolution industrielle, née du capitalisme, a pris le pas sur le soin des corps vulnérables, innombrables aujourd’hui.
L’éthique du soin, qui est « issue d’une approche genrée de la morale dite “féminine” » rappelle la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, est devenu, au cours des quarante dernières années, un modèle plus large de la justice qui fait dissidence avec la violence comme seule approche du monde, comme de la nature, considérés tout deux depuis longtemps comme une altérité dangereuse, qu’il faut dominer, pour exploiter ensuite jusqu’à plus soif. L’éthique du soin n’est pas strictement féminine, « elle renvoie à la spécificité humaine, à sa capacité primordiale de créer un monde habitable ».
La fuite en avant de l’homme tout puissant laisse derrière elle un monde en dévastation, peuplé de corps relégués, population de sans dents déshumanisée par la violence systémique – les zombies qui hantent la production télévisuelle et cinématographique américaine. Cette fuite me fait penser à la strip de Las Vegas qui avance un peu plus chaque année, s’allonge, laissant derrière elle sa jeunesse d’hier, en déshérence, un désert dans le désert, un monde en abîme. Ça, c’est le cauchemar. Il existe déjà, cela devrait nous suffire.
Les Pères de la Confédération canadienne, au nombre desquels figuraient quelques Canadiens français « réformistes », descendent en droite ligne de cette matrice hétérosexuelle et coloniale qui a produit ici ses symboles, ses idéologies, ses représentations singulières auxquels nous tenons comme à la prunelle de nos yeux et qui sont la cause d’un aveuglement quasi congénital.
La mythologie des deux peuples fondateurs, l’idéologie du biculturalisme, du bilinguisme, son institution politique, le parlement bicaméral, le serment d’allégeance à la reine qui donne à ce système son essence divine et son caractère irréductible, font écho au régime binaire des genres et, comme lui ou à sa suite, induisent une pauvreté d’existence qui est à la politique, ici, ce que la bidimensionnalité est aux représentations graphiques. Nous vivons pour ainsi dire à plat, sans point de fuite ni perspective, avec la même foi en ce système que ceux qui autrefois défendaient le géocentrisme, avec un même appareil de répression tout puissant et légitime pour recadrer celles et ceux qui oseraient le remettre en question.
C’est notre puissance vitale qui est atteinte ; ce que Hubert Aquin, hier encore, nommait la fatigue culturelle du Canada français, ce mal profond et lancinant, n’a pas disparu, loin de là, il est tabou depuis que les felquistes, en 1970, ont osé s’attaquer à ce qui en est la cause, osé opposer à la violence institutionnelle d’essence divine et irréductible, la violence révolutionnaire.
Cette pensée de la transidentité, passionnante et subversive, a le double mérite d’actualiser les luttes et les termes de la décolonisation, décolonisation qu’on a dit achevée et dont on ne veut plus entendre parler, et de rendre possible des alliances inédites entre gens et genres, alliances transversales, transgénérationnelles et transexuelles, une dynamique déjà bien présente chez les plus jeunes générations, les plus politisées que j’ai connues.
Parce que leurs corps se revendiquent autres que la norme hétérosexuelle, de toutes sortes de façons autres que cette norme binaire réductrice et aliénante, parce que cette revendication est reconnue par un nombre grandissant de leurs pairs, indifféremment de leurs genres, parce que leur corps est en jeu et en lutte contre l’effacement qu’induit la norme, par le refus affiché de voir leurs corps déterminés, ne serait-ce qu’un jour de plus, par cette norme débile et violente, cette génération fait une expérience du politique autrement plus réelle, plus incarnée que la mienne, par exemple.
C’est avec eux et par eux que ça se passe. Je ne passerai pas à côté de cette chance, de ce retour en force du politique dans l’espace public québécois. Que ce retour nous déstabilise est le signe de sa réalité, car le politique bouscule toujours, la liberté dérange toujours, son étrangeté fout le malaise, toujours, la liberté est queer.
Le peuple québécois, auquel ces jeunes gens appartiennent, est une bête étrange, un monstre comme le dit de lui-même Preciado, dont la seule présence historique dérange, et lorsqu’il parle, ce monstre, il fait carrément scandale. Il fait peur et les rires malaisés fusent autour de lui quand ce n’est pas les coups qui pleuvent. À cause de cela, il s’est renfrogné, s’est tu à nouveau, terré depuis. Nous privant tous depuis de notre lumière et de notre force sans limites. Non pas de notre toute-puissance, cet épouvantail, mais de notre puissance d’agir. Je sais, dans ma chair, que ce peuple n’a pas tant peur de disparaître que d’apparaître.
« Je ne craignais qu’une chose : non d’être méconnu, non d’être refusé, mais d’être découvert », écrivait Saint-Denys Garneau, dans son journal, publié après sa mort. u
* Comédien. Ex membre des Loco Locass.