Qui a tué l’intellectuel québécois ?

Ce titre est volontairement général. On peut dire que l’intellectuel québécois s’est fait attendre sur le plan politique depuis bien longtemps. Les Léon Dion et Gérard Bergeron de ce monde ont quitté la scène en même temps que les relations fédérales-provinciales sont devenues un sujet banalisé, ordinaire. Et dans le monde actuel, la case est vide. À part Guy Rocher, Gérard Bouchard et Charles Taylor, quel penseur québécois se mérite-t-il avec empressement l’attention des médias ou des lecteurs assoiffés d’idées dans le but de trouver une réponse à des questions politiques émergentes ? Voici un premier diagnostic.

Ce titre est volontairement général. On peut dire que l’intellectuel québécois s’est fait attendre sur le plan politique depuis bien longtemps. Les Léon Dion et Gérard Bergeron de ce monde ont quitté la scène en même temps que les relations fédérales-provinciales sont devenues un sujet banalisé, ordinaire. Et dans le monde actuel, la case est vide. À part Guy Rocher, Gérard Bouchard et Charles Taylor, quel penseur québécois se mérite-t-il avec empressement l’attention des médias ou des lecteurs assoiffés d’idées dans le but de trouver une réponse à des questions politiques émergentes ? Voici un premier diagnostic.

Mais mon propos n’est pas là. J’aurais dû écrire « quel intellectuel souverainiste ébranle-t-il par ses propos l’édifice fragile ou ultime de l’enjeu souverainiste ? Quelle place l’intellectuel québécois occupe-t-il comme partie constitutive du mouvement souverainiste ? ». J’ai voulu que mon titre soit général pour choquer, quoique le sujet posé dans son caractère universel ne manquerait pas lui non plus d’intérêt. Mais le terrain qui nous concerne est celui de la communauté souverainiste. Sur ce terrain, quelques rares noms viennent à l’esprit. On aura beau nommer dans l’espace public untel ou unetelle, l’écho du lien entre l’intellectuel et le projet de souveraineté du Québec, entre lui ou elle et le parti qui le représente, est couvert d’un silence quasi absolu. Pour débuter, j’aimerais donc suggérer quelques définitions, quelques clarifications par rapport aux angles obtus du rôle de l’intellectuel. Viendra ensuite une classification par catégories.

La Cité

Un ami me demandait justement il y a peu, qu’est-ce au juste que l’intellectuel dans la cité ? Eh bien posons-nous d’abord la question. En effet, la cité n’est-elle pas cet espace imaginaire, ce lieu de débats dans lequel on voudrait voir l’intellectuel, la cité n’est-elle pas, par son universalité, cet espace où celui-ci propose un chemin, une voie à prendre ? L’intellectuel dans la Cité n’est-il pas synonyme d’engagement ? L’intellectuel dans la Cité désigne la place de celui ou de celle qui s’engage en faveur de tous par la voie d’un trajet politique privilégié. Dans la Cité, ici, au Québec, qui l’entend ? Qui le sollicite ? Où est-il ? Sa disparition n’engage-t-elle pas un responsable ? C’est cette question qui guidera mon propos : qui a tué l’intellectuel souverainiste ?

Deux mots éclairent donc ce propos : la Cité, puis l’engagement, le politique. Je commencerai par faire résonner la Cité : la Cité c’est l’espace public, c’est le destinataire du propos de l’intellectuel, ce destinataire à l’intention de qui il se représente la société dans son ensemble. Le destinataire est celui pour qui il cherche, il écrit, celui qui le fait vibrer : il écrit à l’intention de cet objet qui lui est cher, celui qui lui parle intimement, celui de qui il voudrait être entendu. Dans cette cité, le destinataire a deux faces : la première, sur laquelle tout repose, c’est la société civile, l’âme si on peut dire, l’inspiration, le souffle de vie de la communauté, qui est en même temps son propre foyer, son lieu d’appartenance. Puis sa deuxième face est le politique, son vaste terrain, son champ d’action, l’État, les partis ou les gouvernements. L’intellectuel dans la cité est celui qui pense et écrit pour exprimer son engagement, son attachement à l’endroit du politique et de la société civile ou, encore mieux, au lien entre les deux. L’intellectuel vise à rapprocher la société civile du politique.

L’intellectuel organique

Cet objet qu’est l’engagement de l’intellectuel nous fait penser à une notion élaborée par Antonio Gramsci, l’intellectuel organique. Il désigne en effet celui qui est constitutif de ce lien, celui qui est une pièce constitutive du lien entre le politique et la société. Gramsci est ma référence parce qu’en tant qu’intellectuel de gauche et dirigeant politique dans l’Italie mussolinienne, il a été, dans les sciences humaines, le principal théoricien du lien entre la société, le politique et l’intellectuel.

Je ne retiendrai de l’élaboration de Gramsci sur l’intellectuel que l’essentiel : la signification de son caractère organique. Il veut dire par là que la dimension intellectuelle fait toujours partie intégrante du corps et de la dynamique politique tout comme de la société civile. Cette dimension ne devrait pas en être séparée. L’activité intellectuelle ne peut être considérée comme un ajout, un luxe, un trait extérieur qui viendrait d’en haut ou d’à côté. C’est en effet la disparition de toute extériorité de la dimension intellectuelle par rapport aux phénomènes qui est théorisée. Gramsci nous apprend que la dimension intellectuelle est constitutive du réel. Est organique l’intellectuel qui fait partie intégrante du lien entre la société et le politique. Il est une pièce indispensable du moteur, sans cette pièce le moteur ne fonctionne pas ou mal et risque de s’étouffer, ce qui sera le cas de tout parti politique qui s’en prive. Pour qu’il y ait lien avec le politique, il faut que celui-ci reconnaisse ce lien avec l’intellectuel d’une manière ou d’une autre et que réciproquement l’intellectuel soit tourné vers le politique de manière constructive. Il en est une pièce intégrante.

Cette pièce intégrante n’est pas dans l’assentiment. Elle n’est pas la caution de l’objet sur lequel elle se penche. Parce qu’elle est libre, une liberté qu’elle tient de son appartenance à la société civile, cette pièce intégrante du moteur représente un élément indissociable de sa vitalité. L’intellectuel organique est celui qui cherche la vérité sans être subordonné au consentement. En même temps, il se penche sur son lien au politique dont une composante peut être l’objet de son action, comme, par exemple, son lien avec un ou des partis politiques. Mon propos est de cerner la place que celui-ci, dans sa généralité, occupe dans le paysage souverainiste. L’intellectuel organique est celui qui, entre la société civile et le politique, appréhende la société dans son ensemble et poursuit sa réflexion dans le but d’améliorer ce lien entre les deux.

Le rôle de l’intellectuel organique est d’agir sur le politique depuis son ancrage dans la société civile. Agir sur le politique signifie savoir peser sur lui, savoir l’influencer à partir d’une position relativement autonome, c’est-à-dire non soumise à l’autorité du parti, par exemple, tout en se situant dans sa trajectoire. « Tout en se situant dans sa trajectoire » signifie tout en partageant ses objectifs, en visant les mêmes transformations tout en gardant une marge d’autonomie. Cette marge d’autonomie est la caution de sa liberté, de sa créativité, de son influence. C’est par les objectifs qu’il partage avec l’instance politique que l’intellectuel organique est lié. Il garde cependant une autonomie qui sous-tend la validité de son engagement. Il jouit d’une reconnaissance explicite ou implicite de sa réflexion mise en acte par des dialogues officiels ou officieux, par des consultations, par des demandes d’avis, par des correctifs, par une capacité d’infléchir l’action, par une synergie reconnue par les deux parties.

Les experts et les intellectuels non organiques

Voyons en effet les profils dits intellectuels qu’on peut observer dans la société en général, mais qui ne sont pas organiques. Existent nombre d’experts, visibles, encensés, recherchés. Contribution non négligeable, l’expert dispose d’un scalpel pour découper, inciser la part du réel qu’il est censé connaître. Il ne s’inscrit pas dans le rapport entre la société et le politique. Il se repère dans l’un ou l’autre de ces champs. Son expertise est précieuse, mais elle est spécialisée, elle n’est pas organique, c’est-à-dire indissociable du lien politique et société. C’est un spécialiste dans un domaine donné sans être engagé à faire évoluer la société.

Existent, à côté, des inspirateurs, des influenceurs, des idéologues dont l’objet est d’infléchir les comportements. Encore là, non loin du politique, ceux-là ne sont pas des intellectuels organiques dans la mesure où ils ne sont pas liés au politique proprement dit. Ils n’ont pas pour préoccupation principale d’utiliser le politique pour changer le réel. L’intellectuel organique a pour objectif d’agir sur la société par le biais du politique, de contribuer aux transformations qu’il rend possibles.

Le mouvement souverainiste et le rôle de l’intellectuel

La grande question qui est soulevée ici est la suivante : quelle reconnaissance l’instance politique souverainiste accorde-t-elle à la quête de vérité de l’intellectuel souverainiste ? Les grandes étapes qui ont caractérisé le lien entre l’intellectuel et le Parti québécois, instance politique légitime du mouvement souverainiste, ont accordé une importance inégale à l’intellectuel souverainiste. Ces étapes étaient chacune marquées par une tendance dominante sans exclure que des tendances d’une étape voisine ne frayent leur chemin, mais de façon secondaire. Trois étapes ont dominé l’action souverainiste tout en accordant une place de plus en plus réduite ou excluant totalement l’intellectuel organique : a) la première étape est celle qui soumettait les orientations du parti au primat des conditions sociales ; c’est la forme sociale-démocrate. Les salariés, principalement des secteurs publics, constituaient alors la base sociale du parti et une reconnaissance de ce lien était élaborée par la base intellectuelle. Cette forme a régné depuis le début jusqu’à la période référendaire. Cette forme est devenue secondaire à travers les années ; b) la deuxième étape est celle qui a mis en avant l’opposition à la légitimité du régime fédéral créant ainsi une véritable crise de l’État canadien. Elle a dominé sous le règne de Jacques Parizeau et a été remplacée par la suite par des concessions à une réforme du fédéralisme portées par les experts et les technocrates du juridique (elle avait été pensée à l’origine par l’ancien haut fonctionnaire Claude Morin et son modèle, « l’étapisme » ; elle est illustrée aujourd’hui par l’objectif adopté par le parti lors de son conseil national de l’automne 2019 exprimé par la recherche d’un « pays » plutôt que celle d’un État ; c) enfin, la troisième étape qui couvre la précédente et est en cours soumet l’objectif à l’électoralisme, c’est-à-dire au seul calcul des voix à conquérir. C’est un objectif quantitatif prenant appui sur l’identité et repoussant à plus tard l’objectif souverainiste. Avec la montée de la CAQ précédée par celle de l’ADQ, le rapport à l’intellectuel a été mis sous l’influence de la pensée identitaire. C’est cette forme qui domine actuellement. On fait le calcul qu’on a plus de chances de gagner en développant une offre déclinée à l’intention de la majorité canadienne-française.

On peut s’interroger sur la place de l’intellectuel dans chacune de ces étapes. Nommons des cas d’exception : Gérard Bouchard, Guy Rocher, Michel Seymour, Jacques Beauchemin, Mathieu Bock-Côté, Denis Monière et quelques autres parmi lesquels la place occupée par les femmes est quasi inexistante. La question consiste à se demander quel a été le moteur de leur visibilité sur le terrain souverainiste. Les uns l’ont occupée grâce à leur notoriété individuelle, qui, en effet, peut constituer un facteur d’ascendance dans la reconnaissance du politique à l’endroit de leurs positions, mais qui, sauf exception, ne fait pas d’eux des intellectuels organiques. D’autres seront reconnus dans l’espace public par leur opposition aux orientations du parti et seront ainsi non organiques. D’autres, encore, ont pu acquérir au contraire cette reconnaissance par leurs affinités avec la tendance dominante de la direction du parti à un moment donné. Ce dernier point est essentiel. Dans ce cas, ils sont organiques. Mais l’intellectuel organique doit-il toujours faire écho à la direction retenue par un parti ? La réponse est qu’il peut à la fois l’influencer, mais aussi le critiquer de façon constructive tout en restant organique.

Les Intellectuels pour la souveraineté (IPSO)

Regardons ici le rôle de l’organisation autonome Les intellectuels pour la souveraineté (IPSO). En effet, cette organisation se définit par son autonomie, c’est-à-dire son indépendance vis-à-vis des partis souverainistes. Cette indépendance, qualité de la société civile, n’empêche pas son allégeance à un objectif politique commun, la souveraineté. En ce sens, elle pourrait être dite organique. Or, les IPSO, à mon avis, incarnent au plus haut titre le caractère non organique de ce corps d’intellectuels. Car en quoi ce groupe reçoit-il la reconnaissance de l’autorité légitime du mouvement souverainiste, le Parti québécois, c’est-à-dire en quoi la réflexion des IPSO est-elle utile au PQ ? Cette question doit être posée des deux côtés, autant au sein des IPSO que des partis politiques souverainistes. Ici les caractéristiques de l’intellectuel organique telles que définies plus haut, l’autonomie, l’interdépendance, la quête de vérité, le lien au politique lui font-elles défaut ? Non, en ce qui concerne la quête de vérité, l’autonomie et l’interdépendance. Les IPSO réunissent des auteurs et penseurs de qualité supérieure qui ont produit des outils très représentatifs de la société civile. Cependant, aucun des partis de la souveraineté, autant le Parti québécois que Québec solidaire, ne semble accorder la moindre reconnaissance à cette organisation. Par reconnaissance, entendons une demande concrète de contribution intellectuelle, soit par un regard critique, un avis, un dialogue fécond, une relation intégrante, constitutive. On peut se demander aussi qu’elle a été la volonté d’influence par les IPSO. J’ajoute que cette analyse est la mienne et que je ne parle pas au nom de cette organisation. Les IPSO ont créé des champs d’analyse lors de divers colloques ou débats qu’ils ont organisés sans que ceux-ci soient tournés vers l’action des partis souverainistes. Cela étant, ils ont exprimé un lien fort et souhaitable avec la société civile. Malgré cette initiative, on constate que l’intellectuel, comme communauté de changement, n’est pas organique sur le terrain souverainiste.

L’électoralisme

Posons un dernier diagnostic. Le dernier épisode, principalement depuis le règne de Pauline Marois, et la période actuelle de l’action souverainiste ont été très fortement dominés par l’électoralisme. Ma définition est la suivante : courant pour lequel les résultats électoraux, quantitatifs, ont la primauté sur les critères qualitatifs. Cette primauté signifie que l’atteinte des résultats quantitatifs, soit la victoire d’une majorité électorale, a la priorité sur tous les autres critères. Cette tendance soumet les critères qualitatifs, nourris par la richesse des imaginaires et des savoirs, à l’étroitesse du calcul électoral. Ainsi, l’objectif étant uniquement de gagner, laisse-t-il de côté l’enjeu souverainiste qu’il garde pour un moment qu’il croira (selon d’autres calculs) propice. Non que les calculs des chances de gagner soient négligeables, mais lorsqu’ils dominent, ils étouffent toute remise en question qualitative. Ici, l’intellectuel n’a aucune place, organique ou autre. Seuls dominent les agents de la réussite électorale, les organisateurs de terrain, les stratèges à visée calculatrice, les sondeurs, les communicateurs qui font avancer un discours identitaire basé sur le calcul, visant les couches de la société les plus susceptibles d’adhérer à une recette intéressée. La profondeur du discours est laissée pour compte, son lien avec l’historicité de la société qu’il surplombe, avec les écueils de la division sociale, avec les pièges du consentement dit légitime, avec l’avenir de la société dans laquelle chacun se projette, toutes ces dimensions sur lesquelles l’intellectuel qui se voudrait organique se penche tous les jours sont laissées pour compte. L’électoralisme a tué l’intellectuel souverainiste et, jusqu’à nouvel ordre, peut-être du même coup, le projet souverainiste.

 

* Professeure retraitée de science politique (UQAM), ancienne représentante du gouvernement du Québec aux États-Unis et en France.

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