C’est sous les couleurs du « souverainisme » qu’émerge le projet de l’indépendance du Québec dans les années 1960, après une éclipse d’un peu plus d’un siècle et l’échec des Patriotes. Ce nouveau terme, inconnu jusque-là dans la langue française, tant au Québec que dans le reste de la francophonie, a grandement servi au fil du temps à la popularité du projet sécessionniste auprès du plus grand nombre de Québécois. Il a assurément contribué aux succès électoraux du parti de René Lévesque, en faisait de cette formation l’une des principales forces politiques au Québec, devant l’Union nationale, en quelques années seulement. L’approche souverainiste était promise à un bel avenir et aurait pu réussir à conduire le Québec à l’indépendance. Elle y faillit de peu en 1995, mais elle n’y est pas parvenue.
Aujourd’hui, force est de reconnaître que le souverainisme apparaît de plus en plus inactuel et impuissant à rallier ceux au Québec qui ne sont pas encore acquis à l’idée de l’indépendance. Entendons-nous, l’indépendance politique n’a quant à elle rien perdu de sa pertinence ou de son actualité pour le peuple québécois, dont les ambitions collectives continuent d’être entravées par sa condition politique. Mais le souverainisme, comme paradigme indépendantiste, est bel et bien mort. Il mène aujourd’hui à un cul-de-sac. On peut s’en désoler, évoquer que le rêve doit se poursuivre, en appeler à se ressaisir, à ne pas céder à la tentation de tout abandonner, rien n’y fera. Pour sauver le rêve indépendantiste, il faut aujourd’hui rompre avec le souverainisme. Cela exige de donner un nouveau sens à l’idée de souveraineté : c’est la souveraineté du peuple, et non celle de l’État, qui devrait être au cœur du projet indépendantiste. Car fonder la République libre du Québec devrait marquer le fait pour le peuple québécois de se donner des institutions politiques bien à lui, conformes à son histoire, ses valeurs et ses ambitions.
Les succès du « souverainisme »
Lorsque s’imposent dans le contexte politique des années 1960 le terme « souverain » et ses dérivés, « souveraineté » et « souverainisme », ceux-ci sont des termes inusités. Évoquant généralement l’idée d’autorité ou de pouvoir, leur usage est restreint au domaine de la pensée politique avec quatre acceptions dominantes. D’abord, la tradition politique européenne reconnaît au monarque régnant le statut de « souverain », puisque dépositaire de la « souveraineté » sur ses territoires. Ainsi en est-il encore de l’usage pour désigner la reine Élisabeth II, de parler d’elle comme de la « souveraine du Canada », puisqu’elle est chef de l’État canadien. Ailleurs, le terme souveraineté désigne, par extension, l’autorité d’un État, quelle que soit sa forme (monarchie, empire, république, etc.), sur un territoire donné à la suite d’une conquête ou de sa découverte. Ainsi, par le traité de Tordesillas, le Portugal revendique-t-il en 1494 la souveraineté de tous les territoires du Nouveau-Monde à l’est jusqu’à 370 lieues à l’ouest du Cap-Vert. Ensuite, dans une perspective républicaine, le terme souveraineté signifie l’autorité suprême du peuple, comme acteur politique et détenteur du pouvoir absolu. C’est le sens que prête par exemple un Jean-Jacques Rousseau à ce terme dans son Contrat social (1762) en proclamant le caractère inaliénable et indivisible de cette souveraineté. Enfin, dans sa dernière forme, le terme souveraineté caractérise la qualité d’un corps politique dans le présent ordre politique international. Depuis l’éclatement du Saint-Empire germanique au XVIIe siècle, on reconnaît dans l’organisation politique de l’État, une organisation « souveraine », par rapport aux autres États, en ce sens qu’il peut mener la politique intérieure et étrangère de son choix, libre de toute interférence de puissances externes. C’est cette dernière acception du terme qui inspira les souverainistes québécois à nommer ainsi leur projet politique dans les années 1960 : par procédé de néosémie, le terme « souveraineté » est venu à désigner l’accession de l’État du Québec, aujourd’hui campé dans les limites d’une province, un état fédéré rattaché à l’« empire » canadien1, à la pleine et entière souveraineté, à la manière de celle dont jouissent les États tel que la France, les États-Unis, le Japon, etc.
Le recours à un tel terme tenait essentiellement à une volonté marquée d’adoucir l’image de radicalité à laquelle on pouvait associer le projet indépendantiste à l’époque. En effet, dans le contexte international des années 1960, ce projet était largement associé, dans l’imaginaire populaire, aux mouvements de libération nationale, aux guerres d’indépendance et aux mouvements anticoloniaux, lesquels faisaient une bonne place à des stratégies violentes pour parvenir à leurs fins. La condition politique du peuple québécois de l’époque se comparait évidemment difficilement avec celle des « damnés de la terre », auquel l’appel à la violence était le plus souvent la seule issue possible face aux puissances coloniales, en dépit de ce que pouvaient penser les militants felquistes, qui voyaient également, à tort, dans la stratégie révolutionnaire, la seule option possible pour le Québec. Dans ce contexte, il était alors facile, pour les adversaires fédéralistes de discréditer le projet « souverainiste » par association avec ces mouvements révolutionnaires. Il était vital pour le mouvement souverainiste de se défaire d’une telle image. Le recours, pour désigner le projet indépendantiste, à un terme technique, politiquement neutre et fort peu usité comme celui de « souveraineté » allait servir cette fin. Et par extension venait avec lui le choix naturel de la voie démocratique pour accéder à l’indépendance, ce que consacre le choix du référendum. Plus que le choix d’un simple terme, c’est tout un paradigme nouveau qui allait prendre forme autour du souverainisme.
L’approche souverainiste s’est avérée dès le début une stratégie politique efficace, ce dont témoignent par exemple les succès électoraux du Parti québécois pendant près d’un demi-siècle. Aussi, cette formation est-elle portée au pouvoir seulement huit ans après sa fondation, et ce, en dépit des efforts, dont certains très discutables, par les représentants de l’ordre établi pour dénigrer le camp souverainiste (coup de la Brink’s par exemple) et seulement six ans après la crise d’Octobre, qui aurait facilement pu entièrement emporter avec elle l’idée d’indépendance. En fait, il s’agit là d’une prouesse presque unique2, dans le régime parlementaire britannique qui tend fortement vers le bipartisme. Cette approche a permis de mener le camp du Oui à un cheveu de la victoire lors du dernier référendum. Or, elle n’y est pas parvenue.
Le souverainisme a jusqu’ici échoué à conduire le peuple québécois à l’indépendance. Il serait facile maintenant de juger sévèrement cette approche en dénonçant qu’il s’agit dès le début d’une stratégie vouée à l’échec, puisque trop timorée, pas assez audacieuse. Mais soyons franc, comment se porterait l’idéal indépendantiste aujourd’hui si, à la place, on avait choisi de poursuivre dans la voie inaugurée par le F.L.Q. par exemple ? Reconnaissons à l’approche souverainiste les mérites qui lui reviennent. On lui doit certaines belles avancées pour le Québec, sur le plan social, économique et culturel. Nous devons en effet aux souverainistes portés au pouvoir la Charte de la langue française (1977), la Loi sur l’assurance automobile (1978), la Paix des Braves (2001), l’adoption de la Journée nationale des Patriotes (2002), etc., des mesures législatives qui consolident notre intérêt national, indépendance ou pas. On doit aussi au souverainisme d’avoir grandement contribué à l’adoption, par les Québécois, d’une nouvelle identité nationale, en remplacement de l’identité canadienne-française, métamorphose qui reste associée dans l’imaginaire collectif à l’entrée du Québec dans la modernité. On doit aussi au souverainisme d’avoir formé à l’action politique des générations de militants ou sympathisants aujourd’hui capables d’entreprendre le travail de réflexion politique nécessaire pour se libérer des dogmes établis et des schèmes de pensées qu’impose l’ordre idéologique canadien. Ces réalisations, aussi importantes soient-elles, ne sauraient bien sûr se substituer à l’indépendance. Elles seront toujours en deçà de ce qui est possible avec la vraie liberté politique qui vient avec les pleins pouvoirs d’un État. Mais elles sont néanmoins bien réelles.
Aujourd’hui, ce qui paraît on ne peut plus clair est que le souverainisme ne semble ni en mesure de conduire à l’indépendance ni même d’ouvrir les portes du pouvoir à Québec. Poursuivre dans cette voie, c’est s’engager dans un cul-de-sac.
De la souveraineté : celle du peuple et non celle de l’État
Rompre avec le paradigme souverainiste exige d’abord une transformation de l’idée de « souveraineté ». Cette notion doit conserver une place centrale dans le projet indépendantiste, mais elle doit désormais désigner autre chose que ce qu’elle a pu jusqu’ici signifier.
L’objectif central du projet souverainiste était la souveraineté de l’État du Québec. La souveraineté était essentiellement conçue comme un attribut de l’État et non du peuple. Celui-ci était le grand absent du souverainisme. Or, cette perspective doit être renversée. La finalité de l’indépendance ne devrait pas consister essentiellement à consolider la souveraineté de l’État du Québec, mais plutôt à viser la consécration institutionnelle de la souveraineté du peuple québécois. D’un point de vue républicain, la souveraineté du peuple précède celle de l’État. Celle-ci prend sa source dans celle-là et en est indissociable : la souveraineté de l’État est l’incarnation institutionnelle de la souveraineté du peuple, première et fondatrice. Car le peuple est « la source primitive de toute autorité légitime », pour reprendre les mots de Ludger Duvernay. Ce sont les peuples qui sont au fondement des États et qui confèrent aux institutions politiques qui s’y rattachent leur légitimité et non l’inverse ! Il ne saurait en être autrement avec le projet de l’indépendance du Québec. Et telle devrait être la signification profonde du projet indépendantiste : celui d’une appropriation collective, par le peuple souverain du Québec, de ses institutions politiques. C’est en ce sens que le projet de l’indépendance du Québec doit appartenir au peuple québécois, suivant la logique républicaine d’un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
L’indépendance du Québec doit d’abord et avant tout marquer un geste de volonté collective par et pour le peuple québécois, qui entreprendrait alors de se donner des institutions politiques bien à lui, conforme à ses valeurs et fidèles à ses ambitions collectives, ce dont il est entièrement privé dans l’actuel régime. Car, depuis la Conquête, et ce, indistinctement à travers tous les ordres constitutionnels qui se sont succédé, le peuple québécois est soumis à des institutions politiques qui lui ont été imposées, qui ne sont pas son œuvre et sur lesquelles il n’a pratiquement aucune prise, si ce n’est celle limitée de pouvoir choisir ses représentants lors de scrutins. Il a certes appris à vivre démocratiquement dans ces institutions, en parvenant même à certains aménagements de celles-ci, afin de mieux refléter ses ambitions politiques, en faisant son Assemblée nationale de l’ancien Conseil législatif du Québec en 1968 par exemple. Ces institutions ont même permis à l’idée souverainiste d’exister au sein du régime canadien, par le biais des députations souverainistes à Québec et à Ottawa. Mais ces institutions ne sont pas les siennes ; elles lui ont été imposées par un pouvoir politique externe à lui. Toute sa vie collective est conditionnée par des institutions politiques que consacre un régime politique érigé sur la négation implicite de son caractère souverain. Un peuple souverain est un peuple qui vit dans des institutions politiques qu’il s’est lui-même données. Le peuple québécois est encore aujourd’hui contraint d’exister politiquement et d’aménager sa vie collective dans un cadre fondé sur le principe monarchique, conditionné par le parlementarisme britannique qui ne reconnaît que la souveraineté parlementaire, et qui est dominé par une vision du pouvoir et de la société d’inspiration libérale anglo-saxonne. Si le projet indépendantiste peut avoir un sens pour le peuple québécois, c’est aussi, en plus d’assurer la pérennité de la nation québécoise (argument nationaliste), de contribuer à une société plus juste (argument progressiste), pour qu’il se donne enfin des institutions politiques bien à lui (argument républicain), geste de souveraineté politique suprême pour tout peuple.
Ce changement de paradigme implique inévitablement un changement d’approche stratégique. La voie démocratique reste privilégiée, mais celle-ci doit faire place à un rôle accru du peuple. D’où l’importance centrale que revêt la « démarche constituante » dans la nouvelle feuille de route indépendantiste, en remplacement de la stratégie du « tout référendum ». Accéder à l’indépendance ne saurait reposer sur la seule démarche d’un référendum portant sur une seule question et dont la date de sa tenue serait décidée par un groupe limité de stratèges. Si l’idéal de souveraineté du peuple peut inspirer la quête indépendantiste, cela doit passer par une implication directe et significative du peuple dans l’accession même à l’indépendance.
Conclusion
Pour conclure, rompre avec le souverainisme pour embrasser l’approche républicaine fondée sur la souveraineté du peuple ne doit pas être perçu comme un pis-aller, la confession d’une impuissance ou l’aveu d’un échec de l’idéal indépendantiste lui-même. Cet idéal est plus grand que le souverainisme et lui survivra. Au fond, reconnaissons que le souverainisme n’aura été qu’une étape dans le long chemin vers l’indépendance du Québec, celle qui aura permis à l’idée indépendantiste de renaître après plus d’un siècle d’oubli. À l’approche républicaine aujourd’hui de prendre le relais du souverainisme sur le chemin de l’indépendance.
Professeur agrégé, Collège militaire royal de Saint-Jean.