Serge Cantin (dir.)
L’éducation en péril. Pour mieux comprendre le « printemps érable », Les Cahiers Fernand Dumont. Pour l’avenir de la mémoire no. 2, Fides, 2013, 430 pages
La culture est donc moins que jamais la maison de l’homme. Malgré tout, elle reste son lieu, parce qu’elle est, à la différence de nos velléités individuelles, comme un objet inséré dans la vie des choses et du monde, un ensemble de rapports de la conscience envers son univers et que nous ne pouvons confondre ni avec les catégories fondamentales de l’esprit ni avec les intentionnalités transcendantes que cherchent à dégager les métaphysiques. La conscience se trouve prise dans les jeux de la culture, se découvrant dans la distance qu’elle instaure et dans la pressante nostalgie de la réconciliation qui l’anime par ailleurs.
Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, 1968 (p. 27)
Les Cahiers Fernand Dumont de l’année 2012-2013 ont bien choisi le thème de leur publication dans le contexte de l’année 2012 soit celui de la grève étudiante. Au-delà des slogans étudiants et des leitmotive des médias lors de la grève du printemps 2012, les Cahiers entreprennent une réflexion beaucoup plus approfondie de la crise de l’éducation en traitant d’un débat de fond qui n’a pas été véritablement abordé par les manifestations du printemps érable. Il est question de la crise donc, qui n’est certes pas l’apanage de l’année 2012. Le rapport Parent ne trouvait-il pas sa pertinence à tenter de dénouer la crise de l’éducation alors présente ? Une trentaine d’années plus tard, Fernand Dumont, dans sa conférence du 23 mars 1994 publiée sous le titre « L’avenir de la mémoire, une crise de l’école », entendait réintroduire la mémoire collective qui saurait être le « foyer de convergence » (Avenir de la mémoire, p. 82) afin qu’une société puisse se donner un projet d’avenir commun. La mémoire semble s’être effritée, à un tel point que Dumont éprouve l’inquiétude suivante : « alors qu’on s’inquiète de la qualité de la langue que parlent et écrivent les jeunes, on devrait se soucier tout autant de l’amnésie qui les guette. » (Avenir de la mémoire, p. 82) L’école doit donc être cette institution qui a le rôle gardien de la culture et de l’immuabilité de la mémoire, surplombant le temps qui passe et qui incarne non seulement le passé, mais éclaire l’avenir pour le présent.
Ces inquiétudes que manifeste Dumont à l’égard de l’école comme institution de prolongement de la mémoire représentent le fil conducteur des Cahiers. La mémoire aurait été affectée par plusieurs évènements, comme le courant néolibéral en Occident depuis les années 1970, puis par la réforme de l’éducation au Québec. Parmi le foisonnement des textes des cahiers, voilà où notre lecture nous conduit. Nous recenserons, pour les besoins du compte-rendu, les textes les plus remarquables qui abordent les trois thèmes dominants suivants : la dérive néolibérale et techniciste de la société contemporaine ; la réforme comme entrave au rôle de l’école ; les enjeux sur la culture.
La dérive néolibérale et techniciste de la société contemporaine
La modernisation de l’éducation qui rimait alors avec le projet de la Révolution tranquille prit une tournure particulière avec le changement de paradigme économique désormais néolibéral. Cela aurait produit des conséquences majeures : l’institution vouée à la transmission du savoir et de la culture n’est plus légitimée, en raison de la dérive néolibérale et techniciste des sociétés occidentales avancées.
Pour Paul Sabourin, ce tournant se traduit par la financiarisation des universités où sont privilégiés « d’une façon hégémonique les savoirs économiques et gestionnaires néolibéraux » (p. 304). Du même avis, Jean-Claude Simard voit la crise de l’éducation sous un angle scientifique. Les intérêts privés auraient aujourd’hui envahi le domaine du savoir, jusqu’à orienter les domaines de financement.
Mais le texte qui semble, à nos yeux, le plus mémorable concernant la participation de l’université à la dérive néolibérale et techniciste est sans contredit celui de Marc Chevrier. C’est en prenant exemple sur les déclarations du président de l’Université Barkeley, Clark Kerr, en 1963, que Chevrier explique le changement de la vocation des universités et de sa transformation en multiversité. Multiversité, car il n’y semble plus y avoir une organisation unifiante, mais une diversité de communautés au sein de l’université organisée désormais par des gestionnaires. Cette nouvelle forme de l’université est perçue comme un mini-État qui gère de multiples sous-cultures, dont chacune tente d’accroître ses intérêts. La multiversité est définie, par Kerr, comme un « mécanisme, une série d’enchainements produisant une série de résultats ; un mécanisme assemblé par des règles administratives et rendu puissant par l’argent » ou encore, comme « une série d’entrepreneurs individuels d’enseignement rassemblés par le fait de revendiquer des parkings » (p.226). La multivertisité s’assure de tisser des liens avec les industries, par le biais de la recherche et tente d’implanter un pouvoir par celui-ci. Cette définition de la nouvelle forme de l’université se retrouve implicite dans l’analyse de Lyotard, étude commandée par le gouvernement du Québec intitulé Condition postmoderne. L’université est alors dépeinte de manière fonctionnelle et opérationnelle, perdant son monopole de transmission. Elle confirme donc une nouvelle ère, où l’organisation et la représentation du monde sont radicalement gestionnaires et utilitaristes. Freitag fait également référence à un « nouveau type sociétal postmoderne. » (p. 233), selon Chevrier. La nature de l’université nord-américaine aurait été fondamentalement modifiée, puisque la vocation de l’université « a été supplantée par une visée au service de la communauté plutôt que de la société » (idem). Autrement dit, sa mutation vers la condition postmoderne se produirait par une vision instrumentale de ses finalités, où la technologie joue un rôle central et où la priorité est la performance. L’article de Chevrier pose donc une réflexion essentielle à la crise de l’éducation actuelle, la cadrant dans un contexte plus général de mutation sociétale. Kerr était donc avant-gardiste de l’époque à venir, dans les années 1960, en affirmant que « l’ère des managers est venue, pour l’université comme pour le reste de la société » (p.227).
De nouvelles logiques sont alors imposées à une époque qualifiée de postindustrielle ou postmoderne, dévalorisant alors peu à peu la légitimité d’une conscience collective et historique, d’une culture comme lieu de l’homme.
La réforme comme entrave au rôle de l’école
Outre cette mutation sociétale de la société contemporaine, la réforme serait une autre manifestation de la désertion de la mémoire. Dans le texte de Paul Robichaud, on en appelle à la réhabilitation de l’âme humaine où le passage d’Allan Bloom éclaire sur la nature du changement de l’école :
Un nouveau langage reflète invariablement un point de vue nouveau, et la vulgarisation progressive et inconsciente de termes nouveaux, ou d’anciens termes utilisés de façon nouvelle, est le signe infaillible d’un changement profond dans la façon dont le monde s’articule par rapport aux individus (p. 80).
La réforme incarne alors ce changement de langage et par le fait même de nouvelles préoccupations. Charron le démontre bien grâce à son analyse des écrits officiels sur l’éducation depuis la Révolution tranquille avançant que c’est depuis le rapport Corbo, en 1977, que de nouvelles exigences comme l’autonomie et la construction individuelle sont mises de l’avant, permettant alors cette vision dans l’extrait de la Commission des programmes d’études de 2006 :
En ce qui concerne le contenu de la formation […] son ampleur présente le risque que le personnel enseignant se cantonne dans le paradigme de l’enseignement d’un savoir construit que l’élève aura à mémoriser, restreignant ainsi le développement de l’activité intellectuelle. […] il est primordial de réduire l’ampleur du contenu de formation afin de favoriser le développement des compétences de la construction des connaissances (p. 297).
Cette transformation du langage se comprend également dans de nouveaux termes priorisés dans l’éducation, notamment l’approche par compétence si vivement critiquée dans les Cahiers. Baillargeon et Prud’homme ont à cet égard un avis assez similaire. L’approche par compétence négligerait la finalité de l’école, soit l’apprentissage d’un contenu, de connaissances, qui ne seraient désormais que des moyens pour des fins d’acquisition de compétences, particulièrement dans le cours d’histoire au secondaire. La préoccupation est alors celle d’une éducation axée sur la citoyenneté, faisant justice à tous, ce qui aurait pour conséquence d’évacuer les évènements historiques fondateurs et essentiels à la compréhension de l’histoire du Québec et du parcours qu’il a entrepris.
Toujours selon Baillargeon et Prud’homme, les réformes, notamment des années 1990 à aujourd’hui, se posent en rupture aux objectifs du rapport Parent. Alors qu’on préconisait un équilibre dans la formation entre pédagogie et contenu, le second semble s’être dissipé peu à peu. Difficile alors, selon les auteurs, de défendre la légitimité pour le maître professeur d’enseigner des connaissances et d’inculquer chez les étudiants la réflexivité nécessaire pour entretenir une culture commune. C’est la raison pour laquelle on se demande quelles sont précisément les finalités de l’école.
Les enjeux sur la culture
Selon la majorité des articles des Cahiers, l’éducation est en crise parce que ne sont pas présentes les conditions nécessaires à la perpétuation de la culture et de la mémoire. Pour comprendre le fondement de la crise de l’éducation, le texte de Kerlan procède à l’analyse comparative de la crise de la culture selon Hannah Arendt et Fernand Dumont. Les deux auteurs convergent pour identifier une même cause à cette crise soit la modernité comme « disparition d’un monde commun » (p. 151). La pertinence de Rocher se retrouve justement là : vers quoi doit s’orienter l’école lorsque la religion se retire de la sphère publique au moment de la mutation culturelle de la déconfessionnalisation ? Comment maintenir une certaine cohésion sociale que la religion assurait ? La réponse de Rocher se retrouve dans l’édification d’une école commune où deux conditions sont nécessaires : une école publique et nationale. Surtout dans le contexte du Québec d’aujourd’hui :
L’école authentiquement laïque, porteuse de ces valeurs, particulièrement dans une société à tous égards pluraliste comme l’est maintenant le Québec, est revêtue d’une responsabilité politique : elle est par excellence l’institution publique qui unit les citoyens de demain dans le respect de leurs différences, sans qu’aucune de celles-ci ne prévale sur toutes les autres. […] Il en résulte que l’école publique, surtout lorsqu’elle est laïque, est une institution nationale (p. 60).
Une éducation nationale, donc, pour permettre un monde commun. Robichaud croit quant à lui que la crise se traduit par le manque de ce qui est essentiel dans l’enseignement, c’est-à-dire la vocation des humanismes, qui permettent aux élèves de « plonger [leurs] racines dans un sol riche qui nourrit [leur] esprit [leur] cœur et [leur] âme. » (p. 86) Comme nous l’avons vu précédemment, c’est aussi le cas chez Goulet et Chevrier. Pour le premier, la crise se traduit par la transmission d’un patrimoine culturel avorté, négligeant l’herméneutique des textes en littérature. Autrement dit, la crise est celle de ne pas concevoir les étudiants comme des héritiers et des êtres de culture. Pour le second, indigné de l’état postmoderne de l’université, qui n’est plus « assignée au rôle de conservatoire de la culture ou d’une quelconque tradition de pensée » (p. 223), l’enseignement supérieur n’a plus la légitimité de transmettre une tradition intellectuelle du savoir, où « le professeur-enseignant [est] la figure de l’humaniste attaché aux savoirs libéraux » (p. 226).
Une crise est donc bel et bien en court, mais la question de sa résolution demeure.
Le texte de Kerlan illustre aussi la divergence entre les pensées d’Arendt et Dumont concernant la possibilité de dénouement de la crise. Alors qu’Arendt ne voit que la perte de l’autorité et des traditions, Dumont, lui, voit une brèche. Il faut déplacer l’enjeu, passer « d’une transmission qui serait devenue impossible [à] une structuration qui demeure plus que jamais nécessaire » (p. 154). Et cette transmission doit être le devoir de la culture scolaire. Kerlan nous ramène à Raisons communes, lorsque Dumont fait référence à Jules Founier pour soulever l’importance de la mentalité, en empruntant la métaphore de l’arbre :
Vous ne ferez pas pousser des pommes excellentes sur un vieux pommier tout branlant et tout rabougri… Non, confrère, croyez-moi, ce ne sont pas les fruits qu’il faut soigner ; c’est l’arbre ; ce n’est pas notre langage ; c’est la mentalité qui le produit (p. 156).
Mais alors, se demande Dumont, que faut-il soigner ? La culture, répond-il. Et la brèche du cercle est la suivante :
[…] dans le monde moderne, à l’âge des sciences et des techniques, dans un monde qui certes ne doit pas perdre la mémoire de son passé, mais valorise le nouveau et l’avenir, une culture scolaire authentique, pleinement éducative, et en accord avec son monde, demeure possible (p. 158).
La possibilité de réhabiliter la culture, dans la société moderne, est d’habiter la culture. Une culture qui « soit l’horizon de l’expérience commune, et par conséquent sa remise en question » (p. 158). Pour Dumont alors, contrairement à Arendt, la culture doit envisager un horizon, un avenir. Il ne s’agit pas de s’y installer, mais de créer une distance avec ce qui est donné.
Ce qui pose tout un défi à la culture scolaire soit d’encourager la réflexivité envers la science et la technique, et de ne pas les considérer comme de simples outils. Jacques Winenburger pose exactement cette question indispensable dans son excellent texte, sur la manière d’intégrer les technologies dans le domaine scolaire : le rôle de l’école peut-il être maintenu dans de telles conditions ? Comment habiter la culture, comme le dit Fernand ? Il en serait, pour Winenburger de conserver chez les étudiants la faculté d’abstraction, de conceptualisation et de raisonnement et l’école comme lieu de socialisation, de sensibilité et d’affect. Il faut prendre garde aux perversions que pourrait engendrer la technologie dans le domaine scolaire et en faire une utilisation nuancée pour ne pas éroder la transmission du savoir.
Conclusion
Quoi faire alors ? Selon les solutions mises sur table dans les Cahiers, il faudrait favoriser la transmission d’une culture et d’un savoir pour assurer la création d’une distance nécessaire au développement de la capacité réflexive et pour qu’ultimement les étudiants deviennent des êtres culturels. Une éducation nationale et commune doit être également réhabilitée (Rocher, Baillargeon, Prud’homme) ainsi qu’une vocation des humanités (Lamontagne, Robichaud, Goulet, Chevrier, Cazes, entre autres).
Le gouvernement a justement émis un document de consultation sur l’enseignement de l’histoire au dont le titre s’avère révélateur : Pour le renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire. On y réclame alors une histoire plus conforme à la science et centrée sur la trame nationale pour tenter d’enrayer les effets pervers de la réforme, notamment l’approche par compétence et constructiviste. Ce projet répond donc en quelque sorte aux critiques énoncés dans les Cahiers et également au projet de Fernand Dumont :
[…] de préoccupations utilitaires justifiées, du fatras de savoirs accumulés sans autre raison que leur existence sur le marché de la culture, il faudrait dégager quelque noyau de valeurs communes (Avenir de la mémoire, p. 82).
Les Cahiers Fernand Dumont proposent donc une réflexion essentielle à la crise actuelle, examinant divers domaines de l’éducation. Ils suggèrent également une réflexion accessible proposant des pistes de solution pour l’avenir de la mémoire, Reste à savoir si le projet du gouvernement actuel sera en mesure de le concrétiser sans que s’abattent sur lui les critiques pour le moins originales de fermeture et de propagande idéologique. Au final, il s’agit d’un choix de société où différentes conceptions du monde se font face, comme le rappelle Guy Rocher, entre individualisme et collectivisme ou, comme le dit Alan Bloom dans L’âme désarmée :
[…] entre deux interprétations contradictoires de ce qui compte pour l’homme. L’une nous dit que ce qui est important, c’est ce que tous les hommes ont en commun. L’autre rétorque que ce que les hommes ont en commun est inférieur, tandis que ce qu’ils tirent de cultures séparées leur confère profondeur et intérêt (p. 217).
Émilie Gélinas
Étudiante au baccalauréat en sociologie à l’UQAM